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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8647

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 186-187).
8647. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
paris, 12 octobre.

Jamais lettre n’est arrivée si à propos que votre dernière. J’étais dans la plus grande inquiétude ; le bruit courait ici que vous étiez extrêmement malade. Cette inquiétude avait succédé à une autre ; n’ayant plus de vos nouvelles, je craignais que ma dernière lettre ne vous eut fâché. Mais tout va bien, Dieu merci ; votre santé, votre amitié, deux choses très-nécessaires à ma tranquillité et à mon bonheur.

Je ne sais pas, mon cher Voltaire, de quel œil vous envisagez la mort ; je m’en détourne la vue autant qu’il m’est possible ; j’en ferais de même pour la vie, si cela se pouvait. Je ne sais en vérité pas laquelle des deux mérite la préférence ; je crains l’une, je hais l’autre. Ah ! si on avait un véritable ami, on ne serait pas dans cette indécision ; mais c’est la pierre philosophale ; on se ruine dans cette recherche au lieu de remèdes universels, on ne trouve que des poisons. Vous êtes mille et mille fois plus heureux que moi. Mon état de quinze-vingt n’est pas mon plus grand malheur : je me console de ne rien voir, mais je m’afflige de ce que j’entends et de ce que je n’entends pas. Le goût est perdu ainsi que le bon sens. Ceci paraîtra propos de vieille ; mais non, en vérité, mon âme n’a point vieilli. Je suis touchée du bon et de l’agréable autant et plus que je l’étais dans ma jeunesse ; cela est vrai. Ne me répétez donc plus que vous ne savez pas si tels et tels de vos ouvrages me feront plaisir ; je vous ai dit mille et mille fois, et je vous le dis aujourd’hui pour la dernière, qu’il n’y a que vous que je peux lire. Envoyez-moi donc généralement tout ce que vous faites. Je ne sais pas si j’aime Horace ; mais je sais que je vous aime sous quelque forme que vous puissiez prendre, sur quelque sujet que vous puissiez traiter. Pourquoi n’ai-je pas les Lois de Minos ? Il en court des extraits qui m’ont fait grand plaisir.

Moquez-vous de vos envieux, leur rage ne vous fait point de tort, et vous savez la leur faire tourner contre eux-mêmes ; vous en avez déjà tué trois ou quatre.

Venez ici, mon cher Voltaire ; que j’aurais de plaisir à vous embrasser ! Mais, mon Dieu ! pourquoi n’y a-t-il pas de champs Élysées ? Pourquoi avons-nous perdu cette chimère ? Adieu.

  1. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.