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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8651

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 191-192).
8651. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
21 octobre.

J’ai d’abord à me justifier devant mon ange gardien de quelques péchés d’omission. J’avais, dans mes distractions, oublié cette jolie petite nièce de Mme du Boccage. Voici ce que je dis à la tante, et même en assez mauvais vers :


Ces bontés que pour moi ta nièce a fait paraître,
De tes rares talents sont encore un effet ;
Elle a pris en jouant, pour orner mon portrait,
Un reste de ces fleurs que ta muse a fait naître.

Cette demoiselle aura de meilleurs vers quand elle aura quinze ans ; ce ne sera pas moi qui les ferai. Il faut bientôt que je renonce à vers et à prose ; car vous avez beau avoir de l’indulgence pour les Lois de Minos, c’est mon dernier effort, c’est le chant du cygne.

Il faut que je me prépare à rendre visite à Despréaux et à Horace. Je vous remercie, mon divin ange, de n’avoir laissé prendre de copie à personne de l’Épître à Horace ; elle exciterait beaucoup de murmures, et ce n’est pas le temps de faire crier. On criera contre moi si les Lois de Minos réussissent.

Le Symbole, en patois savoyard[1], est une profession de foi extrêmement bête, que ce polisson d’évêque d’Annecy, soi-disant prince de Genève, a fait imprimer sous mon nom. Voyez l’article Fanatisme, aux pages 24 et 25, etc., du tome VI des Questions sur Encyclopédie[2].

J’ai fait les plus incroyables efforts pour lire les Chérusques[3] et Roméo[4]. Je ne sais auquel des deux ouvrages donner le prix. Je suis émerveillé des progrès que ma chère nation fait dans les beaux-arts. Il est démontré que, si ces admirables ouvrages réussissent, les Lois de Minos seront huées d’un bout à l’autre : il faut s’y attendre, en prévenir les acteurs, ne se pas décourager, jouer la pièce avec un majestueux enthousiasme, bien morguer le public, et le traiter avec la dernière insolence.

Il ne paraît pas trop convenable que le rôle de Mérione ne soit pas joué par Molé ; mais je ne veux faire aucune bassesse auprès de ce héros ; j’abandonne la pièce à son mauvais destin.

M. le duc de Praslin est donc à Paris ; je prie mes chers anges de vouloir bien continuer à me mettre dans ses bonnes grâces : il est plus juste que son cousin[5].

Mes chers anges, vous pensez bien que mon cœur prend souvent la poste pour aller chez vous, mais il est bien difficile que mon corps soit du voyage. Il faut tant de cérémonies ; et puis ma détestable santé me condamne à des assujettissements qui m’excluent de la société. Je suis homme pourtant à franchir tous les obstacles, si je puis venir passer huit jours à l’ombre de vos ailes ; après quoi je reviendrai mourir dans mes Alpes.

Mon doyen des clercs[6], qui est chez moi, dit que vous avez un vieux procès de la succession paternelle ; vous croyez bien que votre cause nous paraîtra excellente.

Je renouvelle mes tendres et respectueux hommages à mes anges.

  1. Voltaire a dit, dans son Épître à Horace (voyez tome X, page 145) :

    Un autre moins plaisant, mais plus hardi faussaire,
    Avec deux faux témoins s’en va chez un notaire,
    Au mépris de la langue, au mépris de la hart,
    Rédiger mon symbole en patois savoyard.

  2. Voyez tome XIX, pages 82-83.
  3. Tragédie de Bauvin, jouée le 26 septembre 1772. Imprimée dès 1769 sous le titre d’Arminius, elle fut, en 1772, réimprimée sous le titre des Chérusques.
  4. Tragédie de Ducis ; voyez lettre 8619.
  5. Le duc de Choiseul.
  6. Mignot, neveu de Voltaire.