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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8653

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 193-194).
8653. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
23 octobre.

Je me vante, madame, d’avoir les oreilles aussi dures que vous, et le cœur encore davantage ; car je vous assure que je n’ai pas entendu un seul mot de presque tous les ouvrages en vers et en prose qu’on m’envoie depuis dix ans. La plupart m’ont mis dans une extrême colère. J’ai été indigné que le siècle fût tombé de si haut. Je ne reconnais plus la France en aucun genre, excepté dans celui des finances.

J’ai voulu, dans la tragédie des Lois de Minos, faire des vers comme on en faisait il y a environ cent ans. Je voudrais que vous en jugeassiez. Il faudrait que je vous procurasse du moins ce petit amusement. Vous diriez au lecteur de cesser quand l’ennui vous prendrait ; avec cette précaution on ne risque rien. Mon idée serait que vous priassiez Lekain de venir souper chez vous en très-petite et très-bonne compagnie. J’entends, par petite et bonne compagnie, quatre ou cinq personnes tout au plus, qui aiment les vers qui disent quelque chose, et qui ne sont pas tout à fait allobroges.

J’exige encore que vos convives aiment le roi de Suède, et même un peu le roi de Pologne. Je veux qu’ils soient persuadés qu’on a immolé des hommes à Dieu, depuis Iphigénie jusqu’au chevalier de La Barre[1].

Je veux, outre cela, que vos convives, hommes et femmes, soient un peu indulgents, puisque la sottise est faite, et qu’il n’y a plus moyen de rien réparer.

J’exige encore que la chose soit secrète, et que vos amis aient

au moins le plaisir d’y mettre du mystère, si le mystère est plaisir.

Si vous acceptez toutes ces conditions, voici un petit billet pour Lehain[2], que je mets dans ma lettre. Lisez ce billet, ou plutôt faites-vous-le lire, puis faites-le cacheter.

Je ne vous parlerai point cette fois-ci de l’Épître à Horace. Ce que je vous propose a l’air plus agréable. Cette Épître à Horace n’est pas finie ; elle est d’ailleurs fort scabreuse, et elle demanderait un secret bien plus profond que le souper des Lois de Minos.

Je vous avouerai, madame, que j’aimerais mieux vous lire cette tragédie crétoise que de la faire lire par un autre ; mais j’ai fait vœu de ne point aller à Paris tant qu’on me soupçonnera d’avoir manqué à votre grand’maman. Je suis toujours très-ulcéré, et ma blessure ne se fermera jamais. Ne vous fâchez pas si je suis constant dans tous mes sentiments.

  1. Voyez tome XXV, page 501.
  2. C’est le billet qui précède.