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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8670

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 209-210).
8670. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
4 novembre.

L’Épître à Horace, encore une fois, n’est pas achevée, madame ; et cependant je vous l’envoie, et, qui plus est, je vous l’envoie avec des notes. Soyez très-sûre que ce n’est pas de moi que Mme la comtesse de Brionne la tient ; mais voici le fait.

Mon âge et mes maux me mettent très-souvent hors d’état d’écrire. J’ai dicté ce croquis à M. Durey, beau-frère de monsieur le premier président du parlement de Paris[1], qui a été huit mois chez moi.

On ne se fait nul scrupule d’une infidélité en vers. Pour celles qu’on fait en prose dans votre pays, je ne vous en parle pas. Un fils de Mme de Brionne est à Lausanne, où l’on envoie beaucoup de vos jeunes seigneurs, pour dérober leur éducation aux horreurs de la capitale. M. Durey a eu la faiblesse de donner cet ouvrage informe au jeune M. de Brionne, qui l’a envoyé à madame sa mère.

J’en suis très-fâché ; mais qu’y faire ? il faut dévorer cette petite mortification : j’en ai essuyé d’autres en assez grand nombre.

Le roi de Prusse sera peut-être mécontent que j’aie dit un mot à Horace de mes tracasseries de Berlin[2], dans le temps où il m’a fait mille agaceries et mille galanteries.

Les dévots feront semblant d’être en colère de la manière honnête dont je parle de la mort. L’abbé Mably sera fâché[3]. Vous voyez que de tribulations pour avoir fait copier une méchante lettre par un frère de Mme de Sauvigny ! Voilà ce que c’est que d’avoir des fluxions sur les yeux. Je suis persuadé que votre état vous a exposée à de pareilles aventures.

Je vous avertis que je fais beaucoup plus de cas des Lois de Minos que de mon commerce secret avec Horace. Cette tragédie aura au moins un avantage auprès de vous : ce sera d’être lue par le plus grand acteur[4] que nous ayons. À l’égard de l’épître, il est impossible de la bien lire sans être au fait. Vous n’aurez nul plaisir, mais vous l’avez voulu.

Je surmonte toutes mes répugnances ; et, quand je fais tout pour vous, c’est vous qui me grondez. Vous êtes tout aussi injuste que votre grand’maman et son mari. Ce qu’il y a de pis, c’est que Mme de Beauvau est tout aussi injuste que vous : elle s’est imaginé que j’étais instruit des tracasseries qu’on avait faites au mari de votre grand’maman, et qu’au milieu de mes montagnes je devais être au fait de tout, comme dans Paris. Vous m’avez cru toutes deux ingrat, et vous vous êtes toutes deux étrangement trompées. C’est l’horreur d’une telle injustice, encore plus que ma vieillesse, qui me détermine à rester chez moi et à y mourir.

Vivez, madame, le moins malheureusement que vous pourrez. Je vous aime, malgré tous vos torts, bien respectueusement et bien tendrement.


Ces deux adverbes joints font admirablement[5].


  1. Berthier de Sauvigny, intendant de Paris, avait été, le 13 avril 1771, nommé premier président du parlement de Paris de la formation de Maupeou.
  2. Vers 31 et 32 de l’Épître a Horace.
  3. À cause du vers 6 de la même épître.
  4. Lekain ; voyez lettre 8632.
  5. Molière, les Femmes savantes, acte III, scène ii.