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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8676

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8676. — À M. LE CONTROLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES[1].
Novembre.

Monseigneur, l’abbé Mignot, mon neveu, qui a passé les vacances avec moi, et dont vous connaissez l’attachement pour vous, m’assure que, malgré la multitude de vos importants travaux, vous voudrez bien recevoir ma lettre avec bonté.

Je suis très-éloigné d’oser faire valoir d’assez grands défrichements de terres ; un misérable hameau, habité précédemment par une quarantaine de mendiants rongés d’écrouelles, changé en une espèce de ville ; des maisons de pierre de taille nouvellement bâties, occupées par plus de quatre cents fabricants ; un commerce assez étendu, qui fait entrer quelque argent dans le royaume, et qui pourrait, s’il est protégé, faire tomber celui de Genève, ville enrichie uniquement à nos dépens.

Je sais qu’un particulier ne doit pas demander des secours au gouvernement, surtout dans un temps où vous êtes occupé à remplir avec tant de peine toutes les brèches faites aux finances du roi. Je ne vous prie point de me faire payer actuellement ce qui m’est dû ; mais si vous pouvez seulement me promettre que je serai payé, au mois de janvier, d’une très-petite somme qui m’est nécessaire pour achever mes établissements, j’emprunterai cet argent avec confiance à Genève.

Sans cette bonté, que je vous demande très-instamment, je cours risque de voir périr des entreprises utiles. J’ai chez moi plusieurs fabriques de montres qui ne peuvent se soutenir qu’avec de l’or que je tire continuellement d’Espagne. Mes fabriques sont associées avec celles de Bourg-en-Bresse, et un jour viendra peut-être que la province de Bresse et de Gex fera tout le commerce qui est entre les mains des Genevois, et qui se monte à plus de quinze cent mille francs par an.

C’est par cette industrie, jointe au mystère de leur banque, qu’ils sont parvenus à se faire en France quatre millions de rentes que vous leur faites payer régulièrement.

Permettez que je vous cite ces vers de Boileau, qui plurent tant à Louis XIV et au grand Colbert :


Nos artisans grossiers rendus industrieux,
Et nos voisins frustres de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes.

(Ire Épître au roi.)

Je suis sûr qu’on vous donnera le même éloge. Je vous demande pardon de mon importunité. J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, monseigneur, etc.

Souffrez encore, monseigneur, que je vous dise combien il est triste d’avoir dépensé plus de sept cent mille francs à ce port inutile de Versoy, que le même entrepreneur aurait construit pour trente mille écus à l’embouchure de la rivière de ce nom, ce qui était la seule place convenable.

  1. L’abbé Terray (Joseph-Marie), né en 1715, conseiller-clerc au parlement de Paris, et sur le rapport duquel fut prononcée, le 19 mars 1765, la condamnation du Dictionnaire philosophique, avait été nommé contrôleur général des finances en décembre 1769, se démit de cette place le 24 auguste 1774, et mourut le 18 février 1778.