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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8677

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 214-216).
8677. — À M. LE CHANCELIER DE MAUPEOU[1].

Monseigneur, oserai-je assez présumer de vos bontés pour croire que vous aurez celle de lire ma lettre jusqu’au bout ?

Je veux d’abord vous parler de deux prophéties très-avérées. L’une est de M. le marquis d’Argenson, qui fut depuis ministre des affaires étrangères ; elle vous regarde. Voici ses propres mots tirés de son livre intitulé Considérations sur le gouvernement, écrit en 1720, lorsqu’il était intendant à Valenciennes :

« Il est étonnant qu’on ait accordé une approbation générale au livre intitulé Testament politique du cardinal de Richelieu, ouvrage de quelque pédant ecclésiastique et indigne du grand génie auquel on l’attribue, ne fût-ce que pour le chapitre où l’on canonise la vénalité des charges, misérable invention qui a produit tout le mal qui est à redresser aujourd’hui et par où les moyens en sont devenus si pénibles ! car il faudrait beaucoup d’argent pour rembourser seulement les principaux officiers qui nuisent le plus. »

Il est démontré par là que les esprits les mieux faits trouvaient la grande révolution que vous avez faite aussi nécessaire que difficile.

J’ajoute une autre prédiction, c’est que les siècles à venir vous béniront.

La seconde prophétie est du roi de Pologne, grand-père de monseigneur le dauphin, dans son livre De la Voix du citoyen : « Ou nous serons la proie de quelque fameux conquérant, ou les puissances voisines s’accorderont à partager nos États. »

Cette seconde prophétie est plus triste que la première ; mais enfin toutes deux ont été accomplies.

Quant à l’heureux changement dont on vous est redevable, que j’ai désiré toute ma vie, et contre lequel je vois avec douleur l’esprit de parti s’irriter encore, je prends pour juge la postérité.

Souffrez, monseigneur, que je vous dise un mot du temps présent, et ne me décelez pas.

L’abbé Mignot, qui vous est très-attaché et qui, je crois, vous a bien servi, a été assez heureux pour passer chez moi les vacances. C’est un fier gueux. Vous connaissez sa manière de penser ; mais vous ne savez pas ce que j’ai découvert malgré lui, c’est qu’il avait un intime ami, beaucoup plus gueux que lui : nommé M. de La Palme, homme d’une ancienne maison, qui mourut entre ses bras il y a quelques années, et qui laissa pour tout bien un enfant à la mendicité. L’abbé Mignot s’en est chargé, et a partagé son bien avec lui par un contrat ; il n’en a rien dit à personne, pas même à moi. Cette belle action fait qu’il va tous les jours, à pied, de sa maison à la grand’chambre, et en fiacre, quand il va chez vous ; de sorte que la sœur très-brillante d’un ancien conseiller, femme d’un fermier général prodigieusement riche, disait en le voyant à votre porte : « Voilà de plaisants conseillers au parlement ! ils vont en fiacre. »

J’imagine qu’il serait bien juste que celui qui a la feuille des bénéfices sût que mon neveu le sous-diacre fait d’assez bonnes actions, qu’il marche à pied, et que, quand il est en fiacre, mesdames les fermières générales se moquent de lui.

Il est incapable de vous parler de ses petits services, de sa conduite, de son sous-diaconat et de sa crotte ; mais moi, qui suis très-indiscret, j’ai la hardiesse de vous en parler ; j’ose d’ailleurs me flatter que vous protégez l’oncle et le neveu.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, et, j’ose dire, avec un très-véritable attachement, etc.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François,