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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8680

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 218-219).
8680. — À M. D’ALEMBERT.
13 novembre.

Mon cher et grand philosophe, mon véritable ami, j’ai reçu par une voie détournée une lettre[1] que je n’ai pas cru d’abord être de vous, parce que voici la saison où je perds la vue, selon mon usage. Je ne savais pas d’ailleurs que vous fussiez l’ami de Mme Geoffrin : je vous en félicite tous deux ; mais mettez un D dorénavant au bas de vos lettres, car il y a quelques écritures qui ressemblent un peu à la vôtre, et qui pourraient me tromper. Il est vrai que personne ne vous ressemble ; mais n’importe, mettez toujours un D.

Pour vous satisfaire sur votre lettre, vous et Mme Geoffrin, il faut d’abord vous dire que je brochai, il y a un an, les Lois de Minos, que vous verrez siffler incessamment. Dans ces Lois de Minos, le roi Teucer dit au sénateur Mérione[2] ;


Il faut changer de lois, il faut avoir un maître.


Le sénateur lui répond :


Je vous offre mon bras, mes trésors, et mon sang ;
Mais, si vous abusez de ce suprême rang
Pour fouler à vos pieds les lois de la patrie,
Je la défends, seigneur, au péril de ma vie, etc.


C’était le roi de Pologne qui devait jouer ce rôle de Teucer, et il se trouve que c’est le roi de Suède qui l’a joué.

Quoi qu’il arrive, je me trouve d’accord avec Mme Geoffrin dans son attachement pour le roi de Pologne, et dans son estime pour M. le comte d’Hessenstein[3] ; mais je l’avertis que Mérione n’est qu’un petit fanatique, et qu’il n’a pas la noblesse d’âme de son Suédois. J’admire Gustave III, et j’aime surtout passionnément sa renonciation solennelle au pouvoir arbitraire ; je n’estime pas moins la conduite noble et les sentiments de M. le comte d’Hessenstein. Le roi de Suède lui a rendu justice ; la bonne compagnie de Paris et les Welches même la lui rendront. Pour moi, je commence par la lui rendre très-hardiment.

Je vous envoie, mon cher ami, l’Épître à Horace[4] ; cette copie est un peu griffonnée, mais c’est la plus correcte de toutes. Je deviens plus insolent à mesure que j’avance en âge. La canaille dira que je suis un malin vieillard.

André Ganganelli a heureusement assez d’esprit pour ne point croire que la Lettre de l’abbé Pinzo[5] soit de moi ; un sot pape l’aurait cru, et m’aurait excommunié. On ne connaît point cet abbé Pinzo à Rome. C’est apparemment quelque aventurier qui aura pris ce nom, et qui aura forgé cette aventure pour attraper de l’argent aux philosophes. Il m’a passé quelquefois de pareils croquants par les mains.

Le roi de Prusse vient de m’envoyer un service de porcelaine de Berlin, qui est fort au-dessus de la porcelaine de Saxe et de Sèvres ; je crois que Dantzick en payera la façon.

Adieu ; vous verrez un beau tapage le jour des Lois de Minos. Il y a encore des gens qui croient que c’est l’ancien parlement qu’on joue. Il faut laisser dire le monde. Les Fréron et les La Beaumelle auront beau jeu.

Bonsoir ; Mme Denis vous fait les plus tendres compliments. Faites les miens, je vous prie, à M. le marquis de Condorcet ; et surtout dites à Mme Geoffrin combien je lui suis attaché.

  1. Cette lettre doit être perdue, car la dernière de d’Alembert est du 6 mars, No 8491.
  2. Acte V. scène i.
  3. Ce passage fut imprimé dans le Mercure de février 1773, page 140 (voyez lettre 8733).
  4. Tome X, page 441.
  5. Voyez la note sur la lettre 8219.