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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8688

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Correspondance : année 1772GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 224-225).
8688. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 21 novembre.

Mon héros, je me doutais bien que Nonotte ne vous amuserait guère : mais ce Nonotte m’intéresse, et il faut que tout le monde vive. Voici quelque chose qui vous amusera davantage.

Vous avez sans doute dans votre bibliothèque les ouvrages de tous les rois, et nommément ceux du feu roi Stanislas. Vous verrez, dans la préface de son livre intitulé la Voix du Citoyen[1], qu’il a prédit mot pour mot ce qui arrive aujourd’hui à sa Pologne. Je crois que le roi de Prusse est celui qui gagne le plus au partage. Il m’a envoyé un joli petit service de sa porcelaine, qui est plus belle que celle de Saxe. Je le crois très-bien dans ses affaires.

Mais que dites-vous de l’impératrice de Russie, qui, au bout de quatre ans de guerre, augmente d’un cinquième les appointements de tous ses officiers, et qui achète un brillant[2] gros comme un œuf ? Minos ne portait pas de pareils diamants à son bonnet. On dit que dans sa succession on trouvera des sifflets qui m’étaient destinés de loin. Que cela ne décourage pas vos bontés. On a été hué quelquefois par le parterre de Paris, et approuvé de la bonne compagnie. D’ailleurs c’est une chose fort agréable qu’une première représentation. On y voit les états-généraux en miniature, des cabales, des gens qui crient, un parti qui accepte, un parti qui refuse, de la liberté, et beaucoup de critique. Chacun jouit du liberum veto, et cette diète est aussi tumultueuse que celle des Polonais. Je ne crois pas qu’on doive s’en tenir aux délibérations d’une première séance ; on ne juge bien des ouvrages de goût qu’à la longue ; et même, dans des choses plus graves, vous verrez que le public n’a jamais bien jugé qu’avec le temps. Je sais que j’ai contre moi une terrible faction, mais je suis tout résigné ; et, pourvu que je vous plaise un peu, je me tiens fort content. C’est toujours beaucoup qu’un jeune homme comme moi ait pu amuser mon héros une heure ou deux.

Conservez-moi vos bontés, monseigneur ; soyez bien sûr qu’elles me sont beaucoup plus chères que tous les applaudissements qu’on pourrait donner à Lekain, à Mlle Vestris, et à Brizard.

Agréez toujours mon tendre et profond respect.

Le vieux Malade.

  1. Voltaire en rapporte un passage dans une de ses notes des Lois de Minos : voyez tome VII, page 201.
  2. Voyez lettre 8612.