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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8689

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8689. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
1772, le 11-22 novembre.

Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 2 novembre, lorsque je répondais à une belle et longue lettre que m’a écrite M. d’Alembert[2] après cinq ou six ans de silence, par laquelle il réclame, au nom des philosophes et de la philosophie, les Français faits prisonniers en différents endroits de la Pologne. Le billet ci-joint contient ma réponse.

Je suis fâchée de ce que la calomnie ait induit les philosophes en

erreur. M. Moustapha revient des siennes ; il fait travailler de très-bonne foi, à Boukharest, son reis-effendi au rétablissement de la paix ; après quoi il pourra renouveler les pèlerinages à la Mecque, que le seigneur Ali-bey avait un peu dérangés depuis sa levée de boucliers. Je ne sais pas jusqu’où les Turcs poussent leur respect pour leurs saints ; mais je suis un témoin oculaire qu’ils en ont, et voici comment :

Lors de mon voyage sur le Volga, je descendis de ma galère à soixante-dix verstes plus bas que la ville de Kasan, pour voir les ruines de l’ancienne ville de Bolgar, que Tamerlan avait bâtie pour son petit-fils. J’y trouvai en effet sept à huit maisons de pierre dure, et autant de minarets bâtis très-solidement, qui existaient encore. Je m’approchai d’une masure, auprès de laquelle une quarantaine de Tartares se tenaient. Le gouverneur de la province me dit que cet endroit était un lieu de dévotion poux eux, et que ceux que je voyais y étaient venus en pèlerinage. Je voulus savoir en quoi consistait cette dévotion ; et à cet effet, je m’adressai à un de ces Tartares, dont la physionomie me parut prévenante : il me fit signe qu’il n’entendait point le russe, et se mit à courir pour appeler un homme qui se tenait à quelques pas de là. Cet homme s’approcha, et je lui demandai qui il était. C’était un iman qui parlait assez bien notre langue : il me dit que dans cette masure avait habité un homme d’une vie sainte ; qu’ils venaient de fort loin pour faire leurs prières sur son tombeau, qui était proche de là, et ce qu’il me conta me fit conclure que cela était assez équivalent à notre culte des saints. Notre clergé les gênait dans ce pèlerinage, et même ci-devant il avait voulu faire passer de nombreuses assemblées de Tartares dans cet endroit comme nuisibles à l’État ; mais j’ai adopté un avis différent ; j’aime mieux qu’ils fassent leurs dévotions là que d’aller à la Mecque ; j’ai défendu de les gêner, et ils en sont très-reconnaissants. Nous en avons eu de bonnes preuves pendant cette guerre.

C’est le roi de Suède qui donnera lieu au moyen de raccourcir votre voyage, s’il s’empare de la Norwège, comme on le débite. La guerre pourrait bien devenir générale par cette escapade politique. Vous n’avez point d’argent, il est vrai, mais l’Espagne en a suffisamment.

Adieu, monsieur ; conservez-moi votre amitié. Je vous souhaite de tout mon cœur les années de l’Anglais Jenkins, qui vécut jusqu’à cent soixante-neuf ans. Le bel âge !

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 284.
  2. La correspondance de d’Alembert et de Catherine II à ce sujet est imprimée dans la publication de la Société impériale de l’histoire de Russie. La première lettre de d’Alembert est datée de Paris, 30 octobre. Il implore la clémence de l’impératrice pour huit officiers français faits prisonniers à l’attaque du château de Cracovie. Catherine II répondit par le billet joint à la lettre du 11-22 novembre écrite à Voltaire, et qui est ainsi conçu :

    billet de catherine ii à d’alembert.

    « Novembre 1772.

    « J’ai reçu la belle lettre que vous avez jugé à propos de m’écrire, du 30 d’octobre, au sujet de vos compatriotes prisonniers de guerre dans mes États, et que vous réclamez au nom de la philosophie et des philosophes. On vous les a représentés enchaînés, gémissant et manquant de tout au fond de la Sibérie.

    « Eh bien ! monsieur, rassurez-vous, et vos amis aussi, et apprenez que rien de tout cela n’existe. Les prisonniers de votre nation, faits dans différents endroits de la Pologne, où ils fomentaient les dissensions et les entretenaient, sont à Kiovie, où ils jouissent, de leur propre aveu, d’un état supportable. Ils sont en pleine correspondance avec M. Durand, envoyé du roi de France à ma cour, et avec leurs parents. J’ai vu une lettre d’un M. Galibert, qui est parmi eux, par laquelle il se loue des bons procédés du gouverneur général de Kiovie, etc.

    « Voilà pour le moment tout ce que je vous puis dire d’eux. Accoutumée à voir répandre par le monde les traits de la plus noire calomnie, je n’ai point été étonnée de celle-ci : une même source peut les avoir produites. Aussi ce n’est pas de cela que je m’embarrasse, j’en suis bien consolée par tout ce que vous me dites de flatteur de la part des gens éclairés de votre patrie, à la tête de laquelle vous vous trouvez.

    « Je vous prie, monsieur, d’être persuadé de la continuation des sentiments que vous me connaissez depuis si longtemps. »

    Une seconde lettre de d’Alembert est datée du 31 décembre 1772 ; il insiste, il demande que l’impératrice dise aux prisonniers : « Allez, soyez libres, retournez en France, et remerciez la philosophie. »

    Mais Catherine, qui veut bien faire parade de beaux sentiments vis-à-vis de ses amis les philosophes tant qu’il leur plaira, n’entend pas qu’ils s’immiscent en aucune sorte dans les affaires de son empire. Elle répond encore à d’Alembert par une fin de non-recevoir :

    « Permettez-moi de vous témoigner mon étonnement de vous voir un aussi grand empressement pour délivrer d’une captivité, qui n’en a que le nom, des boute-feux qui soufflaient la discorde partout où ils se présentaient. Je vous promets que dès que ma paix sera faite, je dirai à vos compatriotes les paroles que vous me dites : « Allez, soyez libres, retournez en France, et remerciez la philosophie. » J’ajouterai : « Elle vous apprendra qu’il n’est pas bon d’être méchant de gaieté de cœur. Les milliers de prisonniers turcs et polonais, victimes et dupes de ceux pour qui vous vous intéressez, auront à se plaindre d’être abandonnés de l’humanité, tandis que tant de voies sont employées pour ramener ceux-là dans leur patrie, qui d’ailleurs n’avoue point ces gentilshommes-là et leurs gentillesses. » Elle remettra en liberté les Turcs et les Français lorsque le temps sera venu. » Voilà tout ce qu’obtint l’éloquence de d’Alembert. Si l’on en croit la Correspondance de Grimm (voyez tome XIII, page 464, édition Tourneux), d’Alembert en aurait gardé à l’indocile autocrate une immortelle rancune.