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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8697

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8697. À CATHERINE II,
impératrice de russie.
1er décembre.

Madame, j’avoue qu’il est assez singulier qu’en donnant la paix aux Turcs, et des lois à la Pologne, on me donne aussi une traduction d’une comédie. Je vois bien qu’il y a certaines âmes qui ne sont pas embarrassées de leur universalité ; je n’en suis pas moins fâché contre Votre Majesté impériale de l’Église grecque, et contre la Majesté impériale de l’Église romaine[1], qui pouvaient souffleter toutes deux, de leurs mains blanches, la majesté de Moustapha, rendre la liberté à toutes les dames du sérail, et rebénir Sainte-Sophie. Je ne vous pardonnerai jamais, mesdames, de ne vous être pas entendues pour faire ce beau coup. On aurait cessé à jamais de parler de Clorinde et d’Armide[2] ; il ne serait plus question de Goffredo. Il valait certainement mieux prendre Constantinople qu’une vilaine ville de Jérusalem ; le Bosphore vaut mieux que le torrent de Cédron. J’ai essuyé là une mortification terrible ; mais enfin je m’en console par la gloire que vous avez acquise, et par tout le solide attaché à votre gloire, et même encore par l’espérance que ce qui est différé n’est pas perdu.

Oserai-je, madame, tout fâché que je suis contre vous, demander une grâce à Votre Majesté impériale ? Elle ne regarde ni Moustapha ni son grand vizir : c’est pour un ingénieur de mon pays, qui est, comme moi, moitié Français, moitié Suisse. C’est un bon physicien, qui fait actuellement dans nos Alpes des expériences sur la glace : car nous avons des glaces ici tout comme à Pétersbourg. Cet ingénieur se nomme Aubry[3] ; il est peu connu, mais il mérite de l’être. Ce serait une nouvelle grâce dont j’aurais une obligation infinie à Votre Majesté si elle daignait lui faire accorder une patente d’associé à votre illustre académie. Il est vrai que nous n’avons pas de glace à présent, ce qui est fort rare ; mais nous en aurons incessamment.

Je demande très-humblement pardon de ma hardiesse ; votre indulgence m’a depuis longtemps accoutumé à de telles libertés.

C’est une chose bien ridicule et bien commune que tous les bruits qui courent dans la bavarde ville de Paris sur votre congrès de Fokschan[4], et sur tout ce qui peut y avoir quelque rapport. Les rois sont comme les dieux ; les peuples en font mille contes, et les dieux boivent leur nectar sans se mettre en peine de la théologie des chétifs mortels. Je suis, par exemple, très-sûr que vous ne vous souciez point du tout de la colère où je suis que vous n’alliez point passer l’hiver sur le Bosphore. Je suis tout aussi sûr que je mourrai inconsolable de ne m’être point jeté à vos pieds à Pétersbourg ; mon cœur y est, si mon corps n’y est pas. Ce pauvre corps de près de quatre-vingts ans n’en peut plus, et ce cœur est pénétré pour Votre Majesté impériale du plus profond respect et de la plus sensible reconnaissance.

  1. Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche.
  2. Personnages de la Jérusalem délivrée, du Tasse.
  3. Voltaire le recommande de nouveau dans sa lettre du 3 janvier, No 8723.
  4. Lieu que Voltaire nomme Foczani dans sa lettre 8690, et où étaient réunis pour traiter de la paix les plénipotentiaires de la Russie et de la Turquie.