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Correspondance de Voltaire/1772/Lettre 8702

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8702. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 6 décembre.

Sur la fin des beaux jours dont vous fîtes l’histoire,
Si brillants pour les arts, où tout tendait au grand,
Des Français un seul homme a soutenu la gloire :
Il sut embrasser tout ; son génie agissant
À la fois remplaça Bossuet et Racine ;
Et, maniant la lyre ainsi que le compas,
Il transmit les accords de la muse latine
Qui du fils de Vénus célébra les combats ;
De l’immortel Newton il saisit le génie,
Fit connaître aux Français ce qu’est l’attraction ;
Il terrassa l’erreur et la religion[1].
Ce grand homme lui seul vaut une académie.


Vous devez le connaître mieux que personne. — Pour notre poudre à canon[2], je crois qu’elle a fait plus de mal que de bien, ainsi que l’imprimerie, qui ne vaut que par les bons ouvrages qu’elle répand dans le public. Par malheur ils deviennent de jour en jour plus rares.

Nous avons dans notre voisinage une cherté de blés excessive. J’ai cru que les Suisses n’en manquaient pas, encore moins les Français, dont les

ouvrages économiques éclairent nos régions ignorantes sur les premiers besoins de la nature.

Je ne connais point de traités signés à Potsdam ou à Berlin. Je sais qu’il s’en est fait à Pétersbourg[3]. Ainsi le public, trompé par les gazetiers, fait souvent honneur aux personnes de choses auxquelles elles n’ont pas eu la moindre part. J’ai entendu dire de même que l’impératrice de Russie avait été mécontente de la manière dont le comte Orlof avait conduit la négociation de Fokschani. Il peut y avoir eu quelque refroidissement, mais je n’ai point appris que la disgrâce fut complète. On ment d’une maison à l’autre, à plus forte raison de faux bruits peuvent-ils se répandre et s’accroître quand ils passent de bouche en bouche depuis Pétersbourg jusqu’à Ferney. Vous savez mieux que personne que le mensonge fait plus de chemin que la vérité.

En attendant, le Grand Turc devient plus docile. Les conférences ont été entamées de nouveau ce qui me fait croire que la paix se fera. Si le contraire arrive, il est probable que M. Moustapha ne séjournera plus longtemps en Europe. Tout cela dépend d’un nombre de causes secondes, obscures, et impénétrables, des insinuations guerrières de certaines cours, du corps des ulémas, du caprice d’un grand vizir, de la morgue des négociateurs : et voilà comme le monde va. Il ne se gouverne que par compère et commère. Quelquefois, quand on a assez de données, on devine l’avenir ; souvent on s’y trompe.

Mais en quoi je ne m’abuserai pas, c’est en vous pronostiquant les suffrages de la postérité la plus reculée. Il n’y a rien de fortuit en cette prophétie. Elle se fonde sur vos ouvrages, égaux et quelquefois supérieurs à ceux des auteurs anciens qui jouissent encore de toute leur gloire. Vous avez le brevet d’immortalité en poche : avec cela il est doux de jouir et de se soutenir dans la même force, malgré les injures du temps et la caducité de l’âge. Faites-moi donc le plaisir de vivre tant que je serai dans le monde : je sens que j’ai besoin de vous, et, ne pouvant vous entretenir, il est encore bien agréable de vous lire. Le philosophe de Sans-Souci vous salue !

Fédéric.

  1. Ce vers du roi de Prusse paraît exiger quelque interprétation. Le dernier
    mot est trop vague, et pourrait laisser croire que Voltaire a voulu détruire toute religion. Il est très-avéré pourtant que nul homme n’a plus constamment pratiqué et prêché la religion des premiers patriarches, celle que les hommes les plus éclairés de tous les temps et de tous les pays ont embrassée, l’adoration d’un être suprême ; en un mot, la religion, ou, si l’on veut, la loi naturelle. Il a toujours combattu les athées ; et son génie même, sa vaste intelligence, seront, pour tous les esprits raisonnables, une des meilleures preuves de l’existence du génie universel, de l’intelligence infinie qui préside à la nature, et qu’il serait absurde de vouloir comprendre ou définir. Voltaire lui seul a peut-être ramené à Dieu plus d’adorateurs que tous les moralistes et tous les prédicateurs ensemble. Le roi de Prusse avait les mêmes sentiments, et l’on sent bien ce qu’il a voulu dire ; mais sa pensée eût été plus exactement rendue de cette manière :
    Il terrassa l’erreur, la superstition, (K.)
  2. Voyez lettre 8682.
  3. Le 5 août 1772.