Correspondance diplomatique de sir Robert Adair

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CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE


DE


SIR ROBERT ADAIR.




Historical Memoir of a Mission to the Court o f Vienna in 1806, by the right honorable sir Robert Adair, with a selection from his dispatches. — London.




Les mémoires historiques abondent en Angleterre, surtout depuis quelque temps ; mais, sauf de très rares exceptions, il ne faut pas y chercher l’équivalent de ce qui forme, sous ce nom, une des branches les plus riches comme les plus originales de notre littérature. Les mémoires anglais n’ont rien de commun avec ces autobiographies vives, animées, pittoresques, toutes pleines des sentimens personnels de l’écrivain, et qui puisent dans cette personnalité même leur plus puissant intérêt : ce sont presque toujours des compositions graves, sérieuses, un peu sèches, dans lesquelles des hommes d’état, des chefs de parti, après avoir quitté les affaires, recueillent les souvenirs de leur carrière politique moins pour faire valoir leurs services ou pour justifier leur propre conduite que pour présenter l’apologie du parti auquel ils ont appartenu, ou soutenir encore sous une autre forme les principes qu’ils ont défendus pendant qu’ils exerçaient le pouvoir. Quelquefois ces mémoires se composent simplement de correspondances officielles ou privées, publiées soit par l’homme d’état lui-même, soit plus habituellement par ses héritiers, et liées ensemble par de courtes explications ou par de simples notes ; quelquefois aussi c’est un journal écrit à mesure que les événemens s’accomplissent, arrangé plus tard ou même laissé dans sa forme imparfaite et sommaire par les éditeurs posthumes. Il n’est pas sans exemple enfin que le texte soit presque complètement l’œuvre de ces éditeurs travaillant sur de simples notes ou sur des documens trop informes pour être livrés à la publicité sans avoir subi cette préparation. Rarement on y trouve un récit méthodique et suivi rédigé par l’auteur lui-même, et, lorsqu’il en est ainsi, ce récit ne s’applique d’ordinaire qu’à une époque, à un fait, déterminé qu’on a voulu éclairer d’un jour particulier. Souvent ces diverses formes sont mêlées dans le même recueil. De telles œuvres appartiennent évidemment à la politique bien plus qu’à la littérature, et constituent, non pas des fragmens d’histoire, mais des matériaux pour les futurs historiens. La diversité du génie des deux peuples n’est pas, à mon avis, la seule ni même la principale cause du peu d’analogie des mémoires anglais avec ceux dont l’immense collection occupe une si grande place parmi nos richesses littéraires. Cette cause réside surtout dans la différence qui a long-temps existé entre les institutions de l’Angleterre et de la France. Les mémoires français devaient éclore sous un régime de pouvoir absolu, dans lequel il n’y avait guère d’influence et d’importance que celle des individus ; les publications que, chez nos voisins, on désigne par le même nom, appartiennent naturellement à une époque et à un pays de publicité et de liberté, où les hommes ne peuvent acquérir ni conserver une haute position qu’à condition de se faire les représentans, les organes d’un principe, et de confondre leur intérêt personnel avec celui d’un parti ou d’une opinion.

Les publications de cette nature ne voient d’ordinaire le jour qu’après la mort de celui dont elles portent le nom ; on en comprend facilement le motif. Par une exception qui s’explique très naturellement, sir Robert Adair, parvenu à un âge assez avancé pour que la génération qui était entrée avec lui dans l’arène politique ait presque entièrement disparu, a cru pouvoir, de son vivant, livrer au public ses souvenirs et ses appréciations sur des faits importans auxquels il a pris une part directe comme représentant de son gouvernement, et que le cours du temps, hâté en quelque sorte de nos jours par la marche rapide des révolutions, a déjà fait passer dans le domaine de l’histoire. Fidèle d’ailleurs à ce respect scrupuleux des convenances qui caractérise les hommes d’état vraiment dignes de ce nom et dont on s’écarte rarement, en Angleterre, il a soin de nous avertir dans sa préface qu’avant de publier une partie de sa correspondance diplomatique, il s’y est fait autoriser non-seulement par celui des ministres anglais qui dirige aujourd’hui le département des affaires étrangères, mais encore par le chef actuel du cabinet de Vienne, où il était accrédité comme ministre plénipotentiaire lorsque fut écrite cette correspondance.

Sir Robert Adair n’a fait partie d’aucune administration, je crois même qu’il n’a siégé que pendant quelques années dans la chambre des communes ; mais, ami intime et parent de Fox, étroitement lié avec d’autres membres éminens du parti whig, il fut appelé par leur confiance à des emplois diplomatiques d’une grande importance aux diverses époques où ils ont possédé le pouvoir. À Vienne même, en 1806 et 1807, et un peu plus tard à Constantinople, il eut à soutenir les intérêts de la politique anglaise contre la puissance alors exorbitante de la France. Chacune de ces deux missions lui a fourni la matière d’un livre vraiment curieux. C’est du premier et du plus important que je veux m’occuper.

Ce livre ne forme pas un ensemble régulier ; il se compose de deux parties très distinctes. La correspondance de sir Robert Adair avec le Foreigh Office, avec plusieurs envoyés ou agens anglais, et avec le cabinet de Vienne, en est bien le fonds principal ; mais ce recueil de dépêches est précédé et suivi de deux mémoires ou dissertations dont je dois d’abord indiquer l’objet et la substance, parce qu’ils jettent beaucoup de jour sur la pensée qui a présidé à la publication tout entière. Le but que s’y est proposé sir Robert Adair, c’est la rectification des opinions assez généralement accréditées sur la politique extérieure de Fox et de ses amis. On s’est habitué à considérer cette politique comme favorable à l’existence et au développement du système révolutionnaire français et même comme portée à tolérer les envahissemens de l’ambition napoléonienne. On s’est plu à montrer l’illustre chef des whigs dominé, subjugué en quelque sorte par l’admiration que lui inspirait le génie de Napoléon, et s’empressant, aussitôt que la mort de Pitt eut fait passer le pouvoir entre ses mains, d’ouvrir avec le cabinet de Tuileries des négociations qui eussent certainement abouti à un traité de paix si lui-même il n’eût bientôt cessé de vivre. Et ce n’est pas seulement l’ignorance des contemporains, encore mal instruits des faits et trompés ou aveuglés par l’esprit de parti, qui a ainsi dénaturé une phase aussi essentielle de la grande lutte engagée entre la révolution française et l’Europe : long-temps après, lorsque déjà assez de documens avaient été mis au jour pour qu’il fût aisé de se rendre compte de la vérité, lorsqu’il semblait que les préventions et les haines qui avaient pu la voiler eussent eu le temps de s’amortir, on a vu encore des écrivains distingués, des hommes en qui l’expérience des affaires était unie à l’intelligence et au savoir, reproduire plus ou moins complètement ces vulgaires erreurs. Pour ne citer que deux des plus éminens, M. Bignon, M. de Genz, bien que placés à deux points de vue absolument opposés, se sont, au moins à beaucoup d’égards, accordés à présenter sous cet aspect la conduite et les principes de Fox, avec cette différence cependant que l’un a prétendu lui en faire un mérite, tandis que l’autre y a trouvé contre lui le motif de graves inculpations.

Egalement blessé de ces éloges et de ces censures, sir Robert Adair a entrepris de démontrer qu’ils ne reposaient sur aucun fondement réel, et il y a réussi, à mon avis. Non content de relever avec un soin minutieux les assertions inexactes, les erreurs de dates, les faux raisonnemens accumulés pour étayer le système qu’il voulait combattre, il a très bien expliqué les circonstances qui, dans l’origine, avaient pu lui donner une sorte de vraisemblance ; avec une bonne foi dans laquelle il entre beaucoup d’habileté, il a constaté la faible portion de réalité qui, comme il arrive presque toujours, avait servi de base à cet échafaudage fantastique. C’est ainsi qu’il reconnaît qu’à l’origine de la révolution française, Fox, entraîné par sa généreuse philanthropie, s’était complètement mépris, sinon sur les conséquences définitives, au moins sur les effets directs et immédiats de cette révolution, croyant en voir sortir, dès le premier moment, ce régime d’ordre, de liberté, de modération et de paix, auquel la France ne devait parvenir qu’après avoir traversé une sanglante anarchie et précipité l’Europe dans tant d’agitations et de guerres. Sir Robert Adair n’essaie pas non plus de dissimuler les exagérations, les emportemens de langage qui, dans l’ardeur d’une polémique soutenue de part et d’autre avec la plus extrême vivacité, ont parfois semblé justifier ceux qui accusaient Fox de se faire, aux dépens même de son pays, l’apologiste et le champion des démocrates français. Il explique, d’ailleurs, comment on a pu, sans mauvaise foi, confondre avec les sentimens de ce grand homme les opinions de certains personnages qui, professant des doctrines bien différentes et essentiellement hostiles à la constitution britannique, affectaient de se dire ses alliés, ses disciples, ses coreligionnaires politiques, tandis qu’en effet, le seul point de contact qu’ils eussent avec lui, c’était leur hostilité commune contre le ministère de Pitt. Comme sir Robert Adair le fait, très justement remarquer, ce ministère avait un grand intérêt à accréditer une telle erreur, si propre à dépopulariser Fox dans un temps où la terreur de la révolution française et la haine passionnée de ses imitateurs dominaient en Angleterre toute autre préoccupation, et, d’un autre côté, la fierté naturelle de Fox facilitait singulièrement la tactique de ses adversaires : rien n’eût pu le déterminer à une attitude de défense personnelle et d’apologie que la malveillance eût interprétée comme une humiliante rétractation.

Je le répète, les considérations générales auxquelles sir Robert Adair a recours pour écarter les accusations intentées à son illustre ami sont généralement péremptoires. Peut-être, cependant, un examen détaillé de la conduite et des discours de Fox pendant les premières années de notre révolution, à l’époque où la France était en proie à l’anarchie, justifierait-il des conclusions un peu plus sévères, même en tenant compte, comme cela est souverainement juste, des entraînemens de la lutte. Cet examen n’entrait pas, il est vrai, dans le plan que s’était tracé sir Robert Adair. Son ouvrage se réfère uniquement au temps du consulat et de l’empire, et, sur ce terrain, la tâche de l’apologiste de Fox est plus facile. Fox, en effet, avait pu se laisser séduire par l’image et le nom de la liberté alors même qu’ils servaient de voile aux excès de l’anarchie et à des crimes qu’il flétrissait de tous les stigmates de son éloquence ; mais le despotisme, sous aucune forme, sous aucun prétexte, ne pouvait obtenir ses sympathies. Il avait pu oublier par momens, en faveur d’un peuple défendant contre des rois absolus son indépendance et le droit de modifier ses institutions, que l’Angleterre était l’alliée de ces rois ; mais le jour où ce peuple, s’élançant loin de ses frontières, prétendait à son tour dicter la loi aux autres nations, détruire leur autonomie et dominer le continent, les mêmes sentimens qui naguère inspiraient en sa faveur l’éloquence généreuse de Fox ne pouvaient manquer de jeter dans les rangs opposés le champion constant des faibles et des opprimés, l’athlète infatigable, ardent, passionné, de toutes les causes qui s’offraient à lui avec l’apparence de l’équité et de la justice. Il suffirait, pour se rendre compte du changement apporté aux dispositions de Fox envers la France par l’établissement du régime napoléonien, de lire attentivement le discours qu’il prononça dans la chambre des communes après la rupture du traité d’Amiens. Tout en blâmant le cabinet anglais d’avoir recommencé la guerre, Fox lui reproche de ne s’être pas opposé, dès le principe, avec assez d’énergie, aux empiétemens continuels du premier consul, à ses attentats contre les droits des nations, et d’avoir ainsi encouragé en lui l’ambition effrénée qu’on s’efforçait trop tard de réprimer au prix de la paix du monde.

Ce discours est postérieur de quelques mois seulement au seul voyage que Fox ait fait en France depuis la révolution de 1789. On a néanmoins prétendu que, pendant ce voyage, des relations intimes s’étaient établies entre Napoléon et lui, et que l’homme d’état anglais avait subi l’influence du dominateur de la France. Cette influence aurait été, en tout cas, de bien courte durée ; mais sir Robert Adair nie positivement qu’elle ait jamais existé, bien qu’il ne conteste pas l’admiration que les immenses talens du premier consul inspiraient à Fox, dont l’ame élevée était incapable de méconnaître, même dans un ennemi, des facultés aussi extraordinaires. Il affirme que la prétendue intimité de Fox avec Napoléon pendant son séjour à Paris est une pure invention, que les rapports qu’ils eurent ensemble furent aussi rares qu’insignifians, et il entre à ce sujet dans des détails qu’on ne pourrait taxer d’inexactitude sans inculper sa bonne foi, puisqu’il était venu lui-même en France en même temps que son ami, et qu’il ne le quitta pas pendant le temps, assez court d’ailleurs, qu’il y passa. Il n’a pas voulu, au surplus, s’en rapporter uniquement à ses souvenirs personnels sur des circonstances assez graves cependant pour qu’elles eussent pu difficilement s’effacer de sa mémoire. Avant de réfuter ce qu’il regarde comme des bruits calomnieux, il a consulté avec un soin scrupuleux les témoignages de toute nature qu’il était possible de recueillir, lorsque tant de temps s’était déjà écoulé, il a interrogé la veuve de Fox, qui vivait encore il y a peu d’années et qui avait aussi accompagné son mari à Paris. Grace à elle, il a eu sous les yeux un journal dans lequel Fox lui-même avait indiqué sommairement toutes les circonstances de ce voyage, et un autre journal, un peu plus détaillé, rédigé par le général Fitz Patrick, qui en était aussi. Ce n’est qu’après s’être assuré de la parfaite concordance de ces témoignages avec ses propres impressions, que sir Robert Adair a cru pouvoir opposer à la version vulgairement accréditée une autre version dont on ne saurait, je le répète, contester l’exactitude qu’en l’accusant de mensonge volontaire, supposition qui n’entrera certainement dans l’esprit d’aucun de ceux qui le connaissent personnellement, je dirai même d’aucun de ceux qui ont lu ses écrits, où respire un sentiment si profond de droiture et de loyauté.

Suivant lui, le premier consul et Fox ne se virent que trois fois, et jamais seuls. C’est le 2 septembre 1802 qu’ils se trouvèrent pour la première fois en présence. Ce jour-là, tous les Anglais qui étaient Paris furent présentés, à Saint-Cloud, au chef du gouvernement français. Fox était du nombre. Napoléon se montra très poli pour tous ces étrangers, et, comme cela était naturel, accueillit avec une distinction particulière le chef de l’opposition britannique. Avec une certaine solennité, en termes choisis et évidemment préparés, il lui fit d’abord les complimens personnels les plus flatteurs. Prenant ensuite un ton plus familier, il se mit à lui développer un de ces thèmes de politique transcendante dans lesquels son esprit se jouait quelquefois un peu au hasard, et que ses admirateurs fanatiques recueillaient aveuglément comme l’expression de sa pensée sérieuse : il lui dit que le monde était partagé en deux grandes familles, la race orientale et la race occidentale, que c’était à la dernière, dont la France et l’Angleterre faisaient partie, qu’il appartenait de donner la paix à l’univers, que les lois, les mœurs, les coutumes et la religion devaient être partout réputées sacrées, respectées et protégées par tous les gouvernemens, que quiconque essayait d’y porter atteinte devait être considéré comme un instigateur de guerre civile. Ces généralités, débitées, à ce qu’il paraît, d’une manière fort décousue, n’étaient pas de nature à toucher beaucoup l’esprit net et pratique de Fox. La seule réflexion qu’elles lui suggérèrent lorsque, quelques instans après, il raconta cet entretien à sir Robert Adair, c’est que sans doute le premier consul entendait être le chef de cette famille occidentale qu’il érigeait en arbitre des destinées du monde. Avant la fin de la réception, Napoléon s’approcha une seconde fois de Fox pour lui adresser de nouveau la parole, et, au moment où chacun se retirait, il le fit inviter par Duroc à dîner pour le jour même, témoignage d’empressement qui fut remarqué comme une dérogation aux usages de cette cour naissante. Fox raconte, dans son journal, que le dîner, auquel prirent part deux cents personnes, fut magnifique, et que Joséphine, qui en faisait les honneurs, lui parut très aimable. Dans la soirée qui suivit, le premier consul engagea avec ses hôtes un entretien qui roula successivement sur un grand nombre de sujets, mais qui semble avoir été de sa part un long monologue plutôt qu’une conversation. Il se plaignit vivement de la violence extrême et de la licence des journaux anglais, qui, comme on sait, étaient pour lui l’objet d’une grande préoccupation ; il dit qu’en admettant même qu’ils ne fissent aucun effet fâcheux en Angleterre, ils pouvaient devenir en France une occasion de révolte et de guerre civile. Parlant de la situation intérieure de la France, il ajouta que cette situation rendait absolument indispensable l’entretien d’une armée considérable, même en temps de paix. Ainsi se passa la journée du 2 septembre, la seule dans laquelle il y ait eu, entre Napoléon et Fox, quelque chose qui ressemble à une conversation politique. Le 22 du même mois, ils se rencontrèrent à l’exposition de l’industrie, mais ils ne s’abordèrent pas. Le lendemain, Fox fut reçu une seconde fois à Saint-Cloud. Le 10 du mois suivant, sa femme y fut présentée, et Joséphine les reçut l’un et l’autre avec sa grace habituelle ; mais dans ces dernières visites aucune parole de quelque intérêt ne fut prononcée. Fox, ayant terminé les recherches qu’il était venu faire à Paris pour un travail historique dont il s’occupait alors, ne tarda pas à repartir pour Londres. Déjà les relations des deux gouvernemens, si récemment réconciliés, étaient devenues telles qu’on pouvait prévoir une rupture prochaine. Les causes de la rupture furent, on le sait, le refus des Anglais de rendre Malte comme ils s’y étaient engagés par le traité, et les empiétemens au moyen desquels Napoléon ne cessait d’agrandir le territoire de la France sous, prétexte que le traité ne les lui interdisait pas formellement. Sir Robert Adair rapporte qu’en apprenant un de ces actes d’usurpation, Fox, qui n’avait pas encore quitté Paris, s’écria, dans un mouvement d’impatience que le hasard devait rendre prophétique : « Où tout cela finira-t-il ? Dans les sables de la Russie. »

Tels sont les détails[1] donnés par sir Robert Adair, pour démontrer que les rapports de Fox avec Napoléon ont été absolument sans importance. Sans doute, on peut trouver singulier que la curiosité n’ait pas, en l’absence même de toute sympathie, rapproché davantage ces deux grandes intelligences et donné lieu entre elles à des communications plus intimes. Cependant, en y réfléchissant, on comprendra que Fox, dénoncé sans cesse par ses adversaires comme partisan de la France, ait évité de fournir de nouveaux prétextes à cette accusation en se montrant souvent à Saint-Cloud, et surtout en acceptant avec le premier consul des entretiens particuliers. L’expérience a prouvé qu’à cet égard, il n’avait pas même pris assez de précautions contre la malveillance des partis, toujours si peu scrupuleux dans le choix de leurs moyens d attaque.

Napoléon se faisait-il illusion sur les véritables sentimens de Fox ? Mal informé comme il l’était généralement des choses d’Angleterre et enclin à croire facilement tout ce qui flattait ses désirs, partageait-il, ainsi que le suppose sir Robert Adair, l’erreur alors si répandue sur le gallicanisme du grand orateur ? ou bien, en affectant de partager cette erreur, avait-il pour but d’accréditer un bruit favorable à ses vues et qui augmenterait sa force morale ? Pour trouver la vérité, il faut, à mon avis, se placer entre ces deux hypothèses. Lorsque le premier consul, devenu empereur, vit la direction des affaires passer, après la mort de Pitt, entre les mains de Fox, il n’espéra pas précisément sans doute que ce dernier accepterait toutes ses propositions ; mais il put compter un peu trop sur le désir que Fox devait avoir et qu’il avait en effet de signaler son avènement par une paix qui, conclue à des conditions honorables, eût été le digne couronnement de sa politique.

Les circonstances semblaient alors, jusqu’à un certain point, avoir aplani les voies à un arrangement pacifique. La bataille d’Austerlitz venait de livrer le continent à Napoléon, de mettre momentanément à ses pieds les puissances qui naguère défendaient contre lui l’indépendance de l’Europe, et l’Angleterre, hors d’état de soutenir à elle seule ceux qui paraissaient s’abandonner eux-mêmes, pouvait désormais, sans manquer à aucun engagement, ne plus se préoccuper que de ses propres intérêts. Par une sorte de compensation, la bataille de Trafalgar avait, pour ainsi dire, terminé la guerre maritime, la France étant désormais hors d’état de tenir tête aux Anglais, soit sur l’Océan, soit sur la Méditerranée. C’est dans ces conjonctures que s’ouvrirent des négociations dont l’initiative formelle fut prise par le cabinet des Tuileries, mais qu’une démarche loyale et généreuse de Fox avait évidemment provoquées, quoi qu’en dise sir Robert Adair, qui, à mon avis, a tort de vouloir l’en défendre, alors qu’il eût dû lui en faire un mérite.

Je n’entrerai pas dans le détail si connu de ces négociations. On sait que, parmi les motifs qui les firent échouer, le principal, ou du moins le plus apparent, fut la prétention assez singulière de Napoléon, qui exigeait du roi des Deux-Siciles non-seulement la cession de Naples, déjà occupé par les Français, ce qui ne faisait pas difficulté, mais encore celle de la Sicile, que les forces navales de l’Angleterre avaient mise à l’abri de leurs attaques. Sir Robert Adair, réfutant longuement les critiques que MM. Bignon et de Genz ont faites, dans des sens tout opposés, de la marche suivie par Fox dans ce grave débat, s’attache à établir qu’il y porta constamment autant d’habileté que de bonne foi, que, désirant sincèrement la paix, il ne montra jamais pourtant la moindre disposition à l’acheter par des sacrifices peu honorables ; qu’il resta inébranlable sur le terrain où il s’était placé dès le premier moment, et que les manœuvres artificieuses de la diplomatie française furent impuissantes à l’en faire dévier. Une telle discussion n’est pas susceptible d’analyse ; je me bornerai à constater l’impression qui m’en est restée. Il en ressort évidemment, à mon avis, que Fox maintint en cette occasion, comme toujours, la dignité du gouvernement britannique, tout en se prêtant à des concessions raisonnables pour obtenir la paix : il en ressort aussi qu’à aucune époque de la négociation il n’en attendit beaucoup de succès, que de très bonne heure les tergiversations de M. de Talleyrand détruisirent le peu d’espérance qu’il avait pu concevoir, et que, lorsque la maladie qui le conduisit si rapidement au tombeau le força à remettre eu d’autres mains la direction des affaires toute chance d’arriver à un résultat pacifique était déjà évanouie. Il s’en exprimait dans ce sens à son lit de mort.

Voilà, je le répète, ce que sir Robert Adair démontre péremptoirement, et c’est assez pour le but qu’il s’était proposé. Je ne sais si, sur quelques points particuliers, il n’affaiblit pas un peu cette démonstration en voulant la pousser trop loin, en cherchant à établir qu’il n’y a pas eu, dans tout le cours de la négociation, un seul moment d’incertitude, une seule fausse démarche de la part de Fox et de ses agens. Lors même qu’un examen plus complètement impartial viendrait prouver que, dans les conjonctures singulièrement difficiles et compliquées où ils se trouvaient placés, ne connaissant pas même avec certitude les dispositions et les projets des puissances auxquelles l’Angleterre était liée d’intérêts, ils ont quelquefois hésité non pas sur le but, mais sur les moyens d’y arriver, je ne vois pas quel tort sérieux ferait à leur mémoire l’aveu d’une telle hésitation ; j’y verrais plutôt un gage de leur bonne foi. C’est, au surplus, un doute que j’exprime plutôt qu’une conviction bien arrêtée. Il y a d’ailleurs quelque chose de touchant dans le sentiment qui anime sir Robert Adair, lorsqu’il fait, en termes si absolus l’apologie de son ancien ami, de celui dont il se glorifie d’être le disciple et dont le souvenir, quarante ans après que la mort les a séparés, lui inspire encore contre ses détracteurs des accens si vifs et si énergiques. On aime à le voir retrouver l’ardeur, les préjugés, la passion déclamatoire de la jeunesse, pour répondre à M. de Genz, qui, dans sa haine instinctive contre le généreux défenseur de toutes les causes libérales, s’était permis d’écrire que, si Fox avait été l’idole d’une partie de ses contemporains, la postérité le remettrait à sa place. « Mettre M. Fox à sa place ! » s’écrie sir Robert Adair, « cela n’est pas donné au professeur Genz. Il semble l’avoir compris lui-même, et c’est pourquoi il en charge la postérité. C’est un tribunal auquel son appel pourra bien ne pas parvenir. Le procès, cependant, se poursuit sans lui. Il n’est pas une partie du monde où la ligne de conduite suivie par M. Fox pendant le cours de sa difficile et laborieuse carrière ne soit jugée à cette heure par les résultats. L’Amérique ne pourra jamais oublier celui qui, en même temps qu’il combattait pour les libertés britanniques dans notre chambre des communes et consommait, avec l’appui des premiers hommes de son temps, l’union jusqu’alors impraticable des intérêts populaires et aristocratiques, sut lier la cause de ce pays à la nôtre, stipula avec la couronne, en acceptant, le pouvoir, la reconnaissance sans conditions de son indépendance, et mit fin à la guerre qui nous détruisait les uns et les autres. L’Irlande accorde sa lyre au nom de Fox lorsqu’elle pleure l’époque fortunée et si tôt écoulée de son indépendance ; sa religion affranchie confesse que c’est lui qui, le premier, éleva la voix dans le parlement anglais contre les lois pénales et inscrivit de sa main le mot d’émancipation sur la bannière et dans le code du parti whig. Ses efforts pour relever toutes les sectes chrétiennes des incapacités attachées par la loi à leurs croyances, bien que, de son vivant, ils aient été infructueux, lui assurent une glorieuse part à l’honneur de l’acte du rappel. Grace à lui, le juré peut maintenant regarder en face le juge qui, lorsqu’il s’agit de fixer les limites de la liberté de la presse, n’a plus le pouvoir de lui dicter l’application de la loi, mais seulement de lui en exposer le sens. Grace à lui encore, le pauvre nègre, dans sa cabane, se réjouit de n’être plus inscrit sur nos tarifs comme une marchandise ; et, suivant l’éclatante expression de Burke, qui succomba avec lui en partageant ses efforts pour délivrer nos frères de l’Inde de la plus cruelle tyrannie, quatre-vingts millions d’êtres humains le nommeront toujours dans les prières qu’ils adresseront à la divine honte, en quelque langue et d’après quelque rite qu’ils implorent le pardon des fautes commises ou qu’ils appellent la récompense en faveur de ceux qui ont imité la Divinité dans sa bienfaisance universelle envers les créatures. Ce sont là les œuvres qui marquent la place de M. Fox ! »

J’arrive à ce qui fait le fonds de la publication de sir Robert Adair, à sa correspondance diplomatique pendant sa mission à Vienne en 1806 et 1807.

Lorsque Fox l’y envoya au mois de mai 1806, les négociations ouvertes avec la France se continuaient, et elles allaient même prendre un caractère officiel qu’elles n’avaient pas eu jusqu’alors ; mais on put bientôt en prévoir l’avortement définitif. Une nouvelle guerre ne tarda pas à éclater sur le continent. La Prusse, abandonnant le système qu’elle suivait depuis dix années, entra en lutte contre la France, et la Russie, ayant échoué comme l’Angleterre dans ses tentatives de réconciliation avec Napoléon, fit marcher ses armées au secours des Prussiens. L’Angleterre et la Suède complétèrent, par leur accession, cette quatrième coalition contre la révolution française. Le concours de l’Autriche pouvait seul, sinon en assurer absolument le succès, au moins le rendre probable ; mais, réduite quelques mois auparavant par les désastres d’Ulm et d’Austerlitz à accepter les dures conditions de la paix de Presbourg et à laisser l’Allemagne aussi bien que l’Italie entière passer sous la domination de son vainqueur, l’Autriche ne s’était pas encore relevée d’un si rude coup. Pour qu’elle s’exposât de nouveau aux chances dangereuses qu’elle venait d’éloigner d’elle au prix de si grands sacrifices, il fallait qu’elle vît, dans une telle entreprise, des probabilités de réussite qui ne pouvaient résulter que de premiers avantages obtenus par les coalisés. Cependant, sans l’appui de la cour de Vienne, on ne pouvait guère espérer ces avantages. C’était un cercle vicieux.

Tel était le théâtre sur lequel l’habileté de sir Robert Adair allait avoir à s’exercer. Les instructions que Fox lui avait données étaient nécessairement d’un caractère très vague et très général. La situation était trop incertaine, trop indéterminée, pour qu’il fût possible, je ne dis pas de lui tracer sa marche, mais même de lui indiquer un but positif. Il lui était seulement recommandé d’épier et, le cas échéant, de saisir toutes les occasions qui se présenteraient de travailler au rétablissement de l’équilibre européen, en y faisant coopérer la cour de Vienne, dont la politique et les vues secrètes étaient, on le savait parfaitement, d’accord avec celles du gouvernement britannique, à quelques ménagemens qu’elle pût se trouver réduite par la nécessité. Bientôt, lorsque les négociations entamées entre la France et l’Angleterre furent rompues, lorsque la guerre eut recommencé sur le continent, la tâche assignée à sir Robert Adair devint plus précise : il dut s’efforcer d’amener l’Autriche dans la coalition. Cependant ce n’était pas sans beaucoup de circonspection qu’il lui était prescrit de la pousser dans cette voie : le cabinet de Londres n’eût pas voulu exciter à un acte imprudent une puissance dont la conservation lui importait si essentiellement, et dont la ruine complète n’eût laissé en quelque sorte aucun espoir de rétablir un jour l’indépendance européenne. Il fallait donc que l’Autriche n’entrât dans la lutte que si elle se sentait en mesure d’y apporter un poids décisif ; il fallait qu’en se joignant aux ennemis de la France, elle cédât, non pas à l’entraînement, à l’obsession des autres cabinets, non pas à l’appât d’un de ces subsides par lesquels les whigs avaient tant reproché au ministère de Pitt d’entretenir en Europe le feu de la guerre, mais à sa confiance dans ses propres ressources et à sa conviction de l’utilité, de la nécessité d’une telle détermination, en sorte que, si de nouveaux malheurs venaient encore l’accabler, elle ne pût accuser l’Angleterre de l’y avoir précipitée.

Ce qui compliquait la situation, c’est que la cour de Vienne était partagée entre deux influences contraires. Il serait inexact de dire que la France y eût un parti ; aucun Autrichien ne pouvait voir avec satisfaction la prépondérance absolue du gouvernement français. Cependant, parmi les hommes d’état qui dirigeaient le cabinet impérial, les uns étaient plus préoccupés du danger de recommencer trop tôt la guerre contre le vainqueur d’Austerlitz et de provoquer ses redoutables vengeances, les autres du péril plus éloigné, mais certain, auquel on s’exposait en laissant accabler la Prusse et la Russie, seules barrières qui résistassent encore à l’omnipotence continentale de Napoléon. Les premiers, et l’archiduc Charles était du nombre, pensaient donc qu’il n’était pas temps encore de courir aux armes, qu’il fallait attendre des conjonctures plus propices ; les autres, dont le comte de Stadion, ministre des affaires étrangères, écoutait volontiers les inspirations, étaient d’avis que, si on laissait échapper le moment présent, il serait désormais trop tard pour une tentative d’affranchissement dans laquelle on ne trouverait plus d’auxiliaires. C’était l’homme de guerre qui conseillait la paix, au moins momentanément, et c’était le diplomate qui penchait pour la guerre. Ce contraste s’est rencontré plus souvent qu’on ne le pense. Tout ce qu’il prouve, c’est que chacun ne connaît bien que les difficultés et les périls de son propre métier.

Tels étaient les élémens délicats et compliqués sur lesquels sir Rohert Adair avait à agir. Sa position personnelle n’était d’ailleurs rien moins que facile. Fox, dont l’amitié eût été pour lui un soutien puissant, étant venu à mourir, le ministère whig ne tarda pas à succomber sous les répugnances de George III. Le retour des tories au pouvoir ne changea pas, il est vrai, les bases de la politique extérieure du cabinet de Londres ; mais sir Robert Adair avait été constamment dans les rangs de leurs adversaires, et, suivant l’usage anglais, on pensa aussitôt à lui donner un successeur. Ce successeur arriva même à Vienne. Des motifs particuliers qu’il serait superflu d’expliquer ne lui permirent pas de prendre possession de son poste, et sir Robert Adair y fut définitivement maintenu ; toutefois l’espèce de nécessité qui le constituait ainsi le représentant d’une administration dont il ne partageait pas les opinions ne lui garantissait que faiblement la confiance et l’appui bienveillant qu’il avait besoin d’attendre de son gouvernement. Déjà, d’ailleurs, les événemens de la guerre, en interceptant presque complètement, ou du moins en rendant très difficiles et très indirectes les voies de communication entre Londres et Vienne, lui avaient enlevé le secours et la force morale que de fréquentes instructions lui eussent apportés. Il en était réduit, ou à laisser échapper les occasions les plus opportunes, ou à prendre parfois de lui-même et sans ordre des résolutions assez graves pour compromettre sa responsabilité.

Une situation aussi ardue, aussi extraordinaire, ne le trouva pas au-dessous des devoirs qu’elle lui imposait. Toujours actif, toujours ferme au milieu des circonstances les plus décourageantes, toujours prompt à adopter et à suggérer les expédiens appropriés à un état de choses qui ne cessait de se modifier et de s’aggraver, et cependant calme, prudent, maître de lui, résistant à tout entraînement, bien que peut-être un peu prompt à se rattacher aux moindres lueurs d’espérance, on le vit, durant une année entière, poursuivre avec une persévérance et une patience exemplaires un but qui fuyait sans cesse devant ses efforts. D’accord avec les agens de la Russie, il essayait d’amener l’Autriche à se joindre aux puissances coalisées contre Napoléon ; mais, moins jaloux d’un succès diplomatique apparent que des conséquences réelles de ce succès, comprenant que, si l’adhésion du gouvernement autrichien à l’alliance européenne n’était pas entière, sans réserve, mûrement préparée et appuyée de mesures énergiques, elle aurait plus d’inconvéniens que d’avantages, il se gardait bien de travailler à l’arracher par surprise, par séduction ou par intimidation, aux irrésolutions du cabinet de Vienne. Il voulait que, si ce cabinet prenait le parti de la guerre, ce fût en pleine connaissance de cause, avec le sentiment et la confiance de sa force. Loin de penser à profiter des penchans belliqueux du comte de Stadion pour l’engager peu à peu dans la coalition, il l’avertissait, avec autant de loyauté que de sens, qu’alors même qu’il serait possible de décider l’empereur à prendre les armes malgré l’opposition de l’archiduc Charles, il faudrait s’en abstenir, que la première chose à faire, c’était de persuader cet illustre guerrier, et qu’une entreprise aussi hardie tentée contre son opinion, par conséquent sans l’appui de sa puissante influence, serait une véritable témérité. En même temps qu’il agissait ainsi sur la cour de Vienne, il se mettait en relations avec le cabinet prussien, auprès duquel l’Angleterre, naguère brouillée avec la Prusse, n’avait pas encore accrédité d’agent officiel ; il se hasardait, sous sa responsabilité, à lui avancer des sommes d’argent assez considérables pour lui donner les moyens de pourvoir à la défense des places de la Silésie, menacées de tomber entre les mains des Français. Puis, lorsqu’un envoyé britannique fut arrivé, non pas à Berlin, déjà conquis, mais dans le camp du roi de Prusse, il ouvrit avec lui une correspondance suivie, comme aussi avec les envoyés anglais à Saint-Pétersbourg et à Constantinople, leur transmettant non-seulement toutes les informations qui pouvaient leur être utiles, mais encore les idées que lui suggérait son zèle infatigable pour le succès de la cause commune, et s’efforçant de suppléer par ce concert aux instructions que la cabinet de Londres était souvent dans l’impossibilité de leur faire parvenir à temps. Sa sollicitude allait plus loin encore les commandans des forces navales anglaises dans la Méditerranée recevaient de lui, à défaut de directions précises qu’il n’était pas autorisé à leur donner, des avis et des renseignemens qui leur en tenaient lieu jusqu’à un certain point[2].

Plus d’une fois il put se flatter de l’espérance que tant de soins et de travaux ne seraient pas perdus, et que l’Autriche, s’interposant à propos, ferait pencher la balance en faveur de la coalition. Avant la bataille d’Iéna, le cabinet de Vienne, malgré les sujets de mécontentement que la Prusse lui avait donnés en refusant l’année précédente de lui venir en aide contre la France, malgré la défiance que lui inspirait encore sa politique, avait laissé voir quelque disposition à la secourir ; déjà il ordonnait des armemens sous prétexte de protéger sa frontière menacée par le voisinage du théâtre des hostilités. La nouvelle de la destruction de l’armée prussienne mit fin à ces velléités encore bien peu prononcées, et la cour impériale consternée ne pensa plus qu’à détourner par ses explications les soupçons et le courroux du vainqueur. Quelques mois après, lorsque Napoléon, poursuivant les débris des forces prussiennes, se trouva engagé, en face des forces russes, au milieu d’un hiver rigoureux, dans les déserts de la Pologne ; lorsque les batailles sanglantes et peu décisives de Pultusk et d’Eylau parurent faire chanceler sa fortune, lorsque déjà tout le monde autour de lui, accusant sa témérité, se livrait à de sinistres présages, l’Autriche sembla de nouveau vouloir sortir de son immobilité. L’occasion était belle. En portant ses nombreuses légions sur les derrières de l’armée française, qui déjà avait quelque peine à tenir tête aux Russes, le cabinet de Vienne pouvait enlever à Napoléon ses communications avec la France et le placer dans une situation dont il ne serait pas sorti sans difficultés ; mais un coup aussi hardi, et qui exigeait une résolution instantanée, n’allait pas aux habitudes de la politique autrichienne et surtout se conciliait mal avec les dissentimens auxquels était livrée la cour impériale. Les partisans de la guerre, n’étant pas en mesure de faire prévaloir immédiatement leur opinion, essayèrent de gagner du temps, comptant mettre à profit tous les incidens qui leur fourniraient des argumens contre les objections de leurs adversaires. Ils espéraient que, si les coalisés parvenaient à faire durer encore la lutte pendant quelques mois sans éprouver de revers sérieux, on pourrait enfin déterminer l’empereur François à unir ses armes aux leurs. M. de Stadion fit engager la Russie et la Prusse à ne pas se hâter de conclure la paix, et la cour de Vienne, pour empêcher en effet qu’on ne s’arrangeât à ses dépens, pour se rendre en quelque sorte maîtresse de la situation, se décida à une démarche dont le but n’était pas équivoque elle offrit sa médiation aux parties belligérantes.

L’espoir de M. de Stadion était que Napoléon refuserait d’accepter cette médiation, et que son refus fermerait la bouche à ceux qui, dans les conseils de l’empereur, s’étaient jusqu’alors opposés à l’intervention armée de l’Autriche. Le cabinet de Vienne une fois compromis par sa proposition et par la réponse négative de la France, il n’eût guère été possible, en effet, que les choses en restassent là. Ce qui rendait surtout ce calcul vraisemblable, c’est la nature des conditions préliminaires que M. de Stadion donnait pour bases à la médiation. Ces conditions étaient telles que, suivant toute apparence, Napoléon devait les repousser, et que, si au contraire il les admettait, si elles devenaient la substance d’un arrangement définitif, cet arrangement équivaudrait, pour l’Autriche et les alliés, à une victoire. Il ne s’agissait de rien moins que de procéder à un nouveau règlement des affaires d’Allemagne, — l’existence de la confédération étant, suivant le cabinet de Vienne, incompatible avec la sûreté de l’Autriche, — de prendre en considération les changemens à apporter dans le même esprit à l’état de l’Italie, et de remettre les provinces polonaises que la France venait de conquérir sur le pied où elles étaient avant la guerre, c’est-à-dire de les rendre à la Prusse. Les différends de la Russie avec la Porte, alors alliée de Napoléon, eussent été terminés conformément aux traités existans ; enfin l’Angleterre eût été admise à prendre part aux négociations.

Contre toute attente, Napoléon, dont la diplomatie était encore dirigée, à cette époque, par l’habileté temporisatrice de M. de Talleyrand, ne rejeta pas les propositions autrichiennes ; il se réservait probablement d’en éluder l’effet en suscitant des incidens. Les difficultés vinrent de la Prusse et de la Russie, qui, ayant conçu de plus vastes espérances, s’irritaient des lentes manœuvres du cabinet de Vienne et voulaient obtenir immédiatement de lui un secours plus efficace que celui d’une médiation. La réponse de la Prusse fut peu satisfaisante et même peu mesurée. A Vienne, on s’en montra très blessé. La Russie, de son côté, était fort mécontente du peu d’appui matériel que l’Angleterre apportait à la coalition. La bataille de Friedland, survenant au milieu de ces complications, termina la guerre continentale. Suivant l’énergique expression de sir Robert Adair, elle fit de l’Europe un débris. On sait quelles furent les conditions de la paix de Tilsitt. La France et la Russie, unies tout à coup contre l’Angleterre par une étroite alliance, forcèrent le continent tout entier à entrer avec elles dans cette lutte anti-britannique, ou au moins à rompre toute espèce de communications, soit politiques, soit commerciales, avec les maîtres de la mer. L’Autriche elle-même dut subir cette loi. Réduite désormais, comme M. de Stadion le dit à sir Robert Adair, à pourvoir, non plus à soin indépendance, mais à son existence, elle rappela son ambassadeur de Londres, et sir Robert Adair dut également quitter Vienne, où il venait de passer dix-huit mois. Telle était la situation de l’Europe, que, pour regagner l’Angleterre, il fut contraint d’aller s’embarquer à Trieste, sans aucune certitude de ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Jamais, d’ailleurs, rupture n’eut lieu avec plus de regrets réciproques, avec le sentiment mutuel d’une plus complète bienveillance ; jamais, en se séparant, on ne fut plus résolu à se réunir de nouveau dès qu’on y verrait le moindre jour.

Je viens de rappeler les grands événemens auxquels sir Robert Adair eut à prendre part pendant la durée de son séjour à Vienne, et dont sa correspondance nous présente le tableau, tel qu’on pouvait l’apercevoir du point où il se trouvait placé. C’est assez dire quel est l’intérêt de cette correspondance. Ceux qui cherchent uniquement dans l’histoire des anecdotes piquantes, des traits personnels, en un mot l’amusement frivole de l’esprit, pourront sans doute ne pas y trouver de quoi se satisfaire. Un homme aussi grave que sir Robert Adair et aussi profondément pénétré du sentiment des convenances a dû, en publiant des dépêches relatives à des faits contemporains, en retrancher tout ce qui eût pu servir d’aliment à la malignité, au risque d’ôter à son livre un puissant intérêt de curiosité et peut-être même, dans certains cas, de laisser dans l’ombre les causes de faits plus ou moins importans. C’est là l’inconvénient de toute publication historique faite à une époque trop rapprochée : il faut opter entre le scandale et les révélations incomplètes. Dans cette alternative ; l’homme qui se respecte n’hésitera jamais. Cependant la correspondance de sir Robert Adair, quelques retranchemens qu’il ait dû lui faire subir, constitue encore une collection de documens bien précieux pour l’historien comme pour l’homme d’état, et les esprits sérieux en trouveront la lecture singulièrement attachante. Ecrite dans le véritable style diplomatique, avec clarté, netteté, précision, sans affectation d’aucune espèce, elle révèle une parfaite connaissance des grands intérêts anglais et européens, un sentiment très juste de la position des divers états, un esprit tout à la fois ferme et conciliant. Dans ces dépêches, où respire le zèle ardent de sir Robert Adair pour la cause de son pays, qu’il pouvait, à cette époque, sans trop d’illusion, considérer comme étroitement liée à celle de l’Europe, rien pourtant n’est empreint de ce sentiment de haine aveugle et mortelle que la plupart des agens anglais portaient alors à la France, et dont on trouve, par exemple, dans les mémoires de lord Malmesbury, la révoltant expression. On sent que l’élève, l’ami de Fox, appartient à une école plus généreuse ; que ce qu’il combat, ce qu’il repousse dans la France, c’est seulement le dangereux excès de sa grandeur ; que la haine qu’il a pour elle est toute politique, et que les odieuses passions du sectaire ne rétrécissent pas son esprit, ne faussent pas son jugement. Si, par momens, sa sagacité ordinaire vient à faiblir, s’il se livre quelquefois à des espérances exagérées bientôt trompées par la réalité, ce n’est pas l’effet d’un injuste mépris pour les adversaires de sa patrie ; c’est parce que, comme tous les hommes vraiment propres aux affaires, il est enclin à un excès de confiance qui est peut-être la condition absolue de l’action et du succès.

J’eusse voulu extraire de ce recueil quelque passage saillant qui pût faire apprécier la manière et le style de sir Robert Adair ; mais ce procédé, applicable aux œuvres littéraires, aux compositions faites à tête reposée, ne l’est pas également à des lettres écrites sous l’impression immédiate des événemens et, pour ainsi parler, sur le champ de bataille ; la véritable valeur d’une telle correspondance consiste dans l’ensemble des points de vue qui y sont exposés, et toute citation isolée, avec quelque soin qu’on la choisît, quel qu’en fût le mérite intrinsèque, risquerait de ne donner de cet ensemble qu’une idée fort inexacte. Il est cependant une de ces dépêches, ou plutôt un mémoire, qui me paraît mériter d’être signalé particulièrement à l’attention du lecteur : c’est celui que sir Robert Adair, au moment où il allait quitter Vienne ; remit au comte de Stadion, comme l’expression de son opinion sur la situation réciproque dans laquelle cette rupture involontaire allait placer l’Angleterre et l’Autriche. Il y établit avec une grande force de logique que les deux pays, unis par une entière communauté d’intérêts, ne cesseront pas d’être alliés de fait, alors même qu’ils pourront se trouver contraints à une hostilité apparente, que tout ce que l’Angleterre fera pour contrarier les progrès de la puissance française tournera en réalité au profit du cabinet de Vienne, et que le jour où ce cabinet se sentira la force de rejeter le joug de la France, par ce seul fait et sans qu’il soit besoin d’aucune négociation, il redeviendra immédiatement l’ami, l’allié du cabinet de. Londres, et trouvera en lui un auxiliaire zélé. Ces considérations sont développées par sir Robert Adair avec autant d’élévation que de netteté. Il est impossible de n’être pas frappé de la générosité habile avec laquelle, en expliquant la position respective des deux cours, il dissimule ce qu’elle a d’humiliant pour l’Autriche, et s’efforce de l’encourager en la relevant en quelque sorte de son abaissement, en lui faisant comprendre qu’à Londres, loin de lui savoir mauvais gré de la dure nécessité qu’elle subit, on l’approuve de se réserver pour des temps meilleurs.

Le livre de sir Robert Adair ne contient pas seulement ses propres dépêches, l’ami de Fox y a joint quelques-unes de celles des ministres anglais dont il recevait les ordres et aussi des agens diplomatiques et autres avec qui il eut à correspondre, soit pour leur donner, soit pour recevoir d’eux des informations utiles à la cause commune. Parmi ces dépêches, celles de lord Hutchinson me paraissent surtout dignes d’être remarquées. Cet officier-général avait été chargé d’une mission auprès de la cour de Berlin. Les détails qu’il transmettait à sir Robert Adair sur les événemens militaires, ses prévisions sur les chances de la lutte engagée en Pologne entre les Français et les Russes, portent l’empreinte d’une grande sagacité et d’une rare modération d’esprit. Au moment même où les alliés faisaient sonner bien haut et comme d’éclatantes victoires leurs succès négatifs de Pultusk et d’Eylau, lord Hutchinson réduisait ces prétendues victoires à leur juste valeur, et il était loin de se laisser aller aux flatteuses illusions dont sir Robert Adair, placé plus loin du théâtre de la guerre, n’était pas toujours préservé lui-même par son bon sens. Un des rapports de lord Hutchinson contient, sur la force relative des Français et des Russes, une appréciation que je crois devoir citer textuellement. « Comme militaire, dit-il, je suis très porté à croire que la France ne triomphera pas de la Russie dans une lutte engagée sur le territoire russe, pourvu, bien entendu, que les généraux russes ne fassent pas d’énormes fautes et aient assez de sens pour éviter de grandes actions générales ; mais, en même temps que je reconnais cet avantage des Russes, je suis convaincu que dans tout pays abondant en provisions, avec de grandes routes et des villes, les Français auront sur eux une supériorité réelle. » Dans une dépêche postérieure, lord Hutchinson, examinant l’état des deux parties contendantes après la bataille d’Eylau, dit que « les Russes peuvent repousser les Français, mais non pas les battre. » Porter de tels jugemens, n’était-ce pas prophétiser non-seulement la bataille de Friedland, qui allait terminer la guerre de Pologne, mais encore la nature et l’issue de la guerre de 1812 ?

C’est qu’à vrai dire, cette campagne de 1806 et 1807, couronnée pour Napoléon par la paix triomphante de Tilsitt, n’en contenait pas moins le sinistre et lointain présage de la grande catastrophe qui devait, quelques années après, détruire son existence politique. 1892 et 1813 s’y trouvent tout entiers en germe. Les difficultés d’une guerre soutenue sous un tel climat, à une si grande distance de la France ; le danger de voir, au moindre revers, à la moindre incertitude de la fortune, les Allemands se soulever contre leur dominateur ; les insurrections partielles précédant le mouvement général des peuples, qui, avec le temps, ne pouvait manquer d’entraîner leurs gouvernemens ; l’attitude expectante et toujours menaçante de l’Autriche préludant à une rupture par des manœuvres diplomatiques et par des offres de médiation : tout ce qu’on devait voir après le désastre de Moscou se présenta, dans de moindres proportions, mais avec une minutieuse ressemblance de détails, après l’équivoque bataille d’Eylau. Le dénouement seul y manqua. On dirait que la Providence, en faisant voir de loin à Napoléon comme dans un miroir prophétique, les périls qui le menaçaient, eût voulu, par une dernière faveur, lui ménager la possibilité de les éviter.

Ce n’est pas, d’ailleurs, le seul avertissement de cette nature qu’il ait reçu dans le cours de son éclatante carrière. Le vulgaire, ébloui par tant de grandeur et de triomphes, se représente volontiers le règne du glorieux empereur comme une suite non interrompue de succès terminés à l’improviste par un effroyable revers. Quant aux causes de ce revers, s’il consent à ne pas y voir purement et simplement l’effet d’un hasard malheureux, il les rattache à quelque faute accidentelle, à quelque trahison inattendue et impossible à prévoir. La guerre d’Espagne, l’expédition de Russie, la défection des Saxons, celle de Murat, la malhabileté, à un jour donné, de tel ou tel lieutenant de Napoléon, sont successivement alléguées comme ayant causé sa ruine. On dirait, à entendre ces singuliers récits, que cette immense catastrophe a été un accident en dehors de toute vraisemblance et de toute prévision humaine. Rien n’est moins exact. Jamais l’édifice impérial n’eut, aux yeux de la génération contemporaine, ce caractère de solidité sans lequel il n’existe pas de véritable force morale. Il n’est, pour ainsi dire, pas une des campagnes de Napoléon dans laquelle il ne se soit vu, à un moment quelconque, sur le point de périr. Avant Austerlitz, comme avant Friedland, comme avant Wagram, il courait le risque d’être accablé par une coalition européenne organisée contre lui à la première nouvelle des embarras où il se trouvait engagé. Il s’en tira chaque fois par un miracle de son génie, de même qu’il fut sur le point de briser la coalition de 1813 par la magnifique victoire de Dresde. Après chacun de ces grands coups, l’Europe s’inclinait, saisie d’épouvante et d’admiration, et, pour quelques instans, elle perdait jusqu’à la pensée de secouer un joug qui semblait imposé par une puissance surnaturelle ; mais cette impression de terreur ne tardait pas à s’affaiblir, et, au moindre signe d’un retour de fortune, peuples et gouvernemens, oubliant tant d’échecs successifs, foulant aux pieds tous les engagemens auxquels ils avaient souscrit dans leur détresse, s’empressaient de reprendre les armes. Quelque chose leur disait que le colosse avait des pieds d’argile. En France même, les nombreux ennemis du régime impérial sentaient, à chaque instant, renaître leurs espérances, et ses partisans étaient saisis d’inquiétude dès qu’un nuage se montrait sur l’horizon.

A quoi faut-il attribuer cet instinct universel de l’instabilité du gouvernement de Napoléon et l’acharnement qui poussait sans cesse les peuples et les rois à essayer de le renverser ? Est-ce à son origine révolutionnaire, naturellement odieuse aux pouvoirs fondés sur le principe de la légitimité héréditaire ? C’était une difficulté sans doute, mais plus d’une fois on a vu des gouvernemens nouveaux et d’une origine non moins compromettante prendre rang définitivement parmi les anciennes monarchies. Est-ce à l’indignation publique, soulevée par des usurpations dans lesquelles la fraude se combinait parfois avec la violence comme pour la rendre plus odieuse, plus insupportable encore ? Quelque jugement qu’on puisse porter, à une époque de paix et de régularité au moins relatives, sur les excès de l’ambition napoléonienne, ces excès n’avaient peut-être en eux-mêmes rien de plus révoltant que tant d’autres attentats analogues des gouvernemens qui les lui firent si chèrement expier. Les partages de la Pologne ; Venise acceptée par l’Autriche à titre d’indemnité des mains de la France, qui punissait ainsi cette république d’avoir fait cause commune avec le cabinet de Vienne ; la Finlande enlevée par la Russie à la Suède, dont le seul tort était d’avoir persévéré plus long-temps que l’empereur Alexandre dans leur lutte commune contre la France ; les petits princes allemands, que l’Autriche et la Prusse avaient entraînés malgré eux dans leur croisade contre la révolution française, dépouillés de leurs états pour dédommager leurs grands alliés des sacrifices que leur coûtait cette guerre malheureuse ; Copenhague bombardé en pleine paix, sans aucun grief, en vue d’une pure éventualité, par les forces anglaises : c’étaient là, certes, des actes aussi détestables qu’aucun de ceux qu’on a pu reprocher à Napoléon. Le crime qui l’a perdu, en soulevant contre lui d’implacables ressentimens, était d’une nature plus générale : il était trop puissant, et l’excès de sa puissance détruisait jusqu’à l’ombre même de l’ancien équilibre européen.

Le système d’équilibre, que quelques beaux esprits qui ne le comprenaient pas ont voulu tourner en ridicule, n’est pas, comme ils l’ont cru, une vaine parole. C’est le résultat naturel de l’association formée entre les peuples de l’Europe moderne par la communauté de religion, de civilisation, et par les communications faciles qui, faisant profiter plus ou moins chacun d’entre eux des progrès effectués, des ressources créées par tous les autres, les maintiennent respectivement à un certain niveau de forces dont l’histoire des nations de l’antiquité ne nous offre aucun exemple. C’est encore l’heureuse conséquence de ce sentiment de dignité, de susceptibilité même, qui rend insupportable aux gouvernemens comme aux nations l’assujettissement à une domination étrangère, sentiment qui n’était certes pas inconnu des anciens, mais qui, chez les modernes, est devenu plus général, plus irritable, plus difficile à étouffer, parce qu’il se lie à ces idées d’honneur que nous ont léguées les temps de la chevalerie, et que les mœurs nouvelles ont modifiées dans la forme plutôt qu’essentiellement altérées. Ces élémens puissans, mis en œuvre par l’action savante et continue de la diplomatie, ont formé depuis trois siècles une barrière contre laquelle sont venus successivement se briser tous les efforts des gouvernemens qui ont essayé de ressaisir le sceptre de la monarchie universelle, possédé jadis par les Romains. Cette barrière n’a pas suffi, sans doute, pour empêcher toute conquête injuste, tout agrandissement contraire au bien général ; elle n’a pu maintenir entre les diverses puissances ces proportions exactes qui auraient mis les faibles à l’abri de toute usurpation, de toute injure : les choses humaines n’admettent pas une telle perfection ; mais, toutes les fois que la balance a été trop fortement ébranlée et qu’on a pu craindre la réalisation de cette monarchie universelle rêvée secrètement par tous les conquérans, la diplomatie n’a pas manqué à sa haute mission : elle s’est hâtée de former, au prix même du bouleversement momentané des relations et des alliances naturelles des états, une de ces coalitions puissantes qui finissent toujours par triompher de l’ennemi public, parce qu’à leur force matérielle s’unit tôt ou tard la force morale de l’opinion. Charles-Quint, Philippe II, l’empereur Ferdinand II, Louis XIV enfin, ont successivement succombé sous des coalitions semblables. Plus redoutable, plus grand qu’aucun d’entre eux, par conséquent plus coupable aux yeux de la politique, Napoléon devait succomber comme eux, et sa chute devait même être plus profonde parce que son élévation avait été plus excessive, parce qu’elle avait menacé plus sérieusement encore l’indépendance de l’Europe.

Par l’effet de son génie et de l’impulsion prodigieuse que la révolution avait donnée à la France, il s’était trouvé investi, dès son avènement, d’une puissance hors de proportion avec celle que la France avait possédée jusqu’alors. Les traités de Lunéville et d’Amiens, en nous laissant la Belgique, la rive gauche du Rhin et la Savoie, avaient certainement atteint la dernière limite de ce qu’on peut appeler nos frontières naturelles. Cependant, comme notre agrandissement s’était réalisé principalement aux dépens des états faibles, comme, par suite des partages de la Pologne et d’autres arrangemens analogues, toutes les grandes puissances avaient aussi, dans une certaine mesure, étendu leur territoire, comme enfin aucune atteinte grave, humiliante, n’avait encore été portée à leur indépendance ni à leur dignité, peut-être, fatiguées comme elles l’étaient d’une guerre longue et malheureuse, se seraient-elles résignées définitivement aux conditions qu’elles venaient de subir ; mais il eût fallu pour cela que le gouvernement français, satisfait de ses immenses acquisitions, évitât soigneusement d’inquiéter ces puissances par de nouvelles entreprises.

Malheureusement il était difficile qu’un homme tel que Napoléon, encore tout animé du feu de la jeunesse et rempli du sentiment de sa force, tînt une conduite aussi prudente, et qu’appelé incessamment à prendre une part principale au mouvement des affaires générales de l’Europe, alors si compliquées, il ne prétendît pas les dominer d’une façon absolue. C’était une grande tentation : il n’y résista pas. On sait comment il s’arrogea, en Allemagne, en Hollande, en Italie, une véritable dictature, comment, se croyant autorisé à faire tout ce que les traités ne lui interdisaient pas en termes formels, il continua en pleine paix, et sous des prétextes souvent fort peu spécieux, le système de conquêtes et de réunions que la convention avait inauguré pendant la guerre. Il n’était pas moralement possible que les autres puissances se résignassent à être les spectatrices d’une telle politique. La guerre recommença, de nouvelles victoires de la France appesantirent encore le joug que l’Europe continentale avait voulu secouer, et tandis que l’Angleterre achevait de nous enlever l’empire de la mer, ses alliés, vaincus, accablés, subissaient, pour acheter un moment de repos, des conditions qui, détruisant toute espèce d’équilibre, faisaient de l’empire français un autre empire d’Occident. A partir de ce moment, toute conciliation sincère et durable devint impossible entre Napoléon et ses ennemis, en apparence domptés. Ni la paix de Presbourg, ni celle de Tilsitt, ni celle de Schönbrunn ne pouvaient durer plus que l’épuisement et la terreur qui les avaient fait accepter. Elles plaçaient les vaincus dans une position trop dure et trop humiliante pour qu’au moment même où ils croiraient entrevoir la possibilité d’en sortir, ils ne s’empressassent pas de tenter la fortune. D’un autre côté, l’édifice élevé par le vainqueur était si gigantesque, si disproportionné, si mal cimenté, malgré l’éclat dont l’entouraient la gloire et le génie de son fondateur, que l’espoir de le renverser devait subsister au fond du cœur de ceux qu’il opprimait momentanément. Eussent-ils désespéré d’y parvenir tant que Napoléon serait là pour le soutenir de sa main puissante, la pensée qu’il n’était pas immortel, et que son successeur serait probablement hors d’état de continuer son œuvre, suffisait pour les empêcher de se résigner.

Un esprit tel que celui de Napoléon ne pouvait s’abuser sur les conséquences forcées d’un pareil état de choses. Lorsqu’il rentrait en lui-même, il éprouvait sans doute le besoin de justifier à ses propres yeux la politique exorbitante qui le poussait vers le précipice. Les sophismes ne lui manquaient pas, comme ils ne manquent jamais pour colorer les plus dangereuses folies. S’attachant, sans tenir compte de l’ensemble des circonstances, au fait particulier, aux incidens immédiats de chacune des ruptures qui le mettaient successivement en guerre avec tous les états européens, il s’efforçait de démontrer que, s’il reprenait les armes, c’était pour repousser d’injustes provocations. Il présentait la dictature européenne dont il s’était emparé, les développemens gigantesques donnés à son empire, l’occupation de la Hollande, de l’Allemagne, de la Pologne, de l’Italie, de l’Espagne, du Portugal, comme des mesures temporaires, devenues indispensables pour établir définitivement un ordre politique fondé sur la nature des choses, sur les vrais besoins des peuples, et pour contraindre l’Angleterre à se désister enfin de ses prétentions à l’empire absolu des mers. Ce but une fois atteint, il serait rentré dans un système de paix et de modération, il aurait rendu à eux-mêmes les pays dont l’occupation n’avait été pour lui qu’un instrument de guerre. Ces idées, qu’il a plus d’une fois exprimées après sa chute, je suis convaincu que ce n’étaient pas purement et simplement des argumens inventés après coup, à titre d’apologie. Sans croire qu’elles aient été les vrais mobiles de ses entreprises, je suis disposé à admettre qu’elles ont plus d’une fois traversé son esprit, et, jusqu’à un certain point, rassuré sa raison au temps de ses plus grands entraînemens, dans les intervalles de calme où une voix secrète l’avertissait de ne pas pousser à bout sa fortune.

C’étaient là, pourtant, d’étranges illusions, de déplorables sophismes, dont sa haute intelligence eût facilement pénétré la vanité si ses passions ne l’eussent aveuglé. Elle lui eût dit que l’ambition ne peut impunément dépasser certaines limites ; que, lorsqu’on est arrivé par la violence à un certain point d’élévation, on ne peut en descendre sans se précipiter ; qu’après avoir mortellement blessé et humilié les gouvernemens et les peuples, on essaierait vainement de rentrer à leur égard dans les bornes de la modération et de la justice ; que, dans leurs ressentimens et leurs défiances trop justifiés, ils prennent pour des marques de faiblesse toute tentative de réconciliation faite par leurs anciens oppresseurs ; qu’à leur tour ils deviennent exigeans, et qu’ils n’acceptent de premières concessions que pour se mettre en mesure d’en arracher bientôt de nouvelles. Napoléon put le reconnaître aux jours du malheur, lorsqu’il eut à son tour à demander la paix. On se montra envers lui aussi dur, aussi rigoureux qu’il l’avait été envers les vaincus au temps de ses triomphes, et peut-être, en refusant l’abaissement auquel on voulait le réduire, ne fut-il pas aussi mal inspiré qu’on l’a souvent répété. Il est difficile de se figurer ce qu’il fût devenu après une pacification qui eût réduit son empire et anéanti son influence extérieure, qui l’eût laissé seul, affaibli, humilié, en présence d’une coalition enorgueillie de sa tardive victoire, étroitement unie contre lui, surveillant toutes ses démarches, tous ses mouvemens, lui en demandant compte avec une jalousie mêlée de terreur, et ne lui permettant pas même d’exercer, sur la politique générale, la part d’influence qui doit appartenir au souverain d’un grand état. On ne peut croire qu’il eût longtemps supporté cette situation ; la lutte eût bientôt recommencé, lutte inégale, où il aurait succombé parce que la France était épuisée, parce que la fortune ne revient guère aux favoris qu’elle a une fois abandonnés après les avoir comblés de ses dons. Sainte-Hélène ou quelque chose d’analogue eût également terminé cette prodigieuse existence, et la catastrophe, plus lente, plus graduée, eût eu moins d’éclat et de grandeur.

J’ai dit que Napoléon, pour excuser ses témérités et ses excès, pour donner un prétexte à ses entreprises incessantes sur les droits et les possessions des peuples et des princes, alléguait la nécessité de détruire à tout prix la suprématie maritime de l’Angleterre. S’érigeant en défenseur du droit des gens universel foulé aux pieds par la tyrannie britannique, il a plus d’une fois exprimé sa surprise de ce que l’Europe entière ne lui avait pas prêté, à cet effet, un appui énergique et soutenu. On pourrait d’abord se demander si les sacrifices qu’il exigeait de ses alliés et de ses ennemis vaincus, afin de rendre efficace le blocus continental, n’étaient pas trop énormes, trop contraires à la nature des choses, pour qu’il fût possible de les prolonger beaucoup. Indépendamment même de cette considération préliminaire, un peu de réflexion fera suffisamment comprendre que l’intérêt de la liberté des mers, très secondaire pour une partie des états européens, ne pouvait, pour ceux qui y étaient le moins indifférens, balancer celui de leur indépendance, de leur existence même, incessamment menacées par la toute-puissance territoriale de l’empereur des Français. L’Angleterre, maîtresse absolue de la mer, peut sans doute gêner les communications et le commerce des autres états, inquiéter leurs côtes, enlever leurs colonies ; mais, par cela même que son immense établissement maritime absorbe la plus grande partie de ses ressources, elle n’a jamais été en mesure de prendre à elle seule sur le continent une attitude vraiment redoutable. Ce n’est jamais qu’en y formant, en y soudoyant des coalitions, qu’elle y a exercé une action puissante et obtenu une influence grande sans doute, quelquefois principale, mais jamais absolue, parce qu’elle devait la partager avec les alliés dont le concours lui avait seul permis de l’acquérir. Elle a certainement, en plus d’une occasion, abusé de cette influence ; jamais cependant on n’a pu craindre de sa part la réalisation de la monarchie universelle, parce que jamais, je le répète, elle n’a possédé par elle-même les moyens d’en entreprendre la conquête. La France seule, dans ces derniers temps, a eu le dangereux honneur d’être jugée capable d’y aspirer avec quelques chances de succès, et voilà pourquoi l’Europe entière s’est si souvent coalisée contre elle. En présence de Napoléon surtout, les considérations que je viens d’indiquer étaient si évidentes, qu’il n’était pas possible d’en méconnaître la force. Entre la prévision de vexations commerciales et maritimes plus ou moins éventuelles, plus ou moins éloignées, et le mal présent, intolérable d’une oppression qui ne laissait à personne le sentiment d’une existence libre ni d’un avenir assuré, les vœux de l’Europe ne pouvaient être douteux. Comme le fait très bien remarquer sir Robert Adair, les gouvernemens même que la contrainte rangeait temporairement parmi les alliés de Napoléon sentaient que l’Angleterre combattait en réalité pour eux ; loin de s’effrayer des victoires qui lui livraient de plus en plus sans partage la domination de la mer, ils voyaient avec une secrète satisfaction tout ce qui, en la mettant à l’abri des attaques de la France, fortifiait ainsi l’unique citadelle où le drapeau de l’indépendance européenne fût encore arboré, et qui pût servir de point d’appui aux nations alors asservies le jour où elles tenteraient de recouvrer leur liberté.

En résumé, la chute de Napoléon était l’inévitable conséquence de l’excès de sa grandeur, et, dans l’état actuel de la civilisation, une destinée pareille attend tout gouvernement qui oserait marcher sur ses traces. Quel argument contre l’ambition et la guerre ? Et cependant on aurait tort d’en conclure qu’à une époque quelconque, grace aux progrès de la raison générale, il n’y aura plus de conquêtes ni de guerres. Les passions humaines nous interdisent de le croire. Oserai-je dire qu’un tel résultat ne serait pas même désirable, et qu’il n’entre évidemment pas dans les vues de la Providence telles qu’on peut les déduire de l’organisation de notre nature et des leçons fournies par l’histoire ? Il y a évidemment dans l’ame humaine de nobles et hautes facultés qui ne peuvent trouver leur emploi que dans les combats. L’expérience prouve d’ailleurs que, si la guerre finit par épuiser les nations et arrête quelquefois chez elles les progrès de la civilisation et des lumières, bien plus souvent, bien plus infailliblement une paix trop prolongée les corrompt, les énerve et prépare leur abaissement ou leur ruine. On ne saurait nier enfin que, dans tous les temps, les souvenirs de l’héroïsme militaire ont été la plus noble part des traditions des peuples, celle qui les a le mieux recommandés à la postérité, qui les a le mieux protégés dans leur décadence même. Comment concilier ces contradictions apparentes ? comment comprendre que tant d’utiles résultats puissent découler d’une aussi effroyable calamité ? C’est là un des côtés de ce problème qui, en toutes choses, nous montre le mélange du bien et du mal comme la loi suprême de l’univers, comme la condition de toute existence. La solution de ce problème dépasse les forces de l’homme, mais heureusement elle ne lui est nécessaire ni pour la conduite de la vie privée, ni pour la direction des affaires publiques. A défaut d’une logique impuissante, la conscience et le bon sens lui tracent la route qu’il doit suivre, et un gouvernement n’a pas besoin de pénétrer dans les abîmes de cette question redoutable pour accomplir les devoirs de sa haute mission : il lui suffit d’obéir, avec intelligence et fermeté, aux simples, aux vulgaires préceptes de cette sagesse en quelque sorte proverbiale qui veut qu’on travaille à conserver la paix avec la ferme conviction que la guerre doit venir un jour, que, dans certains cas, elle n’est pas le plus grand des maux, et qu’il faut quelquefois savoir l’accepter sans trop de regret, bien qu’il soit toujours criminel de chercher à la faire naître.


L. DE VIEL-CASTEL.

  1. Ils ne forment pas un récit suivi dans l’ouvrage. Ils se trouvent dispersés dans le texte et dans les notes où nous avons dû les recueillir.
  2. On trouve même dans ce recueil une dépêche remarquable écrite par sir Robert Adair au gouverneur-général de l’Inde pour l’informer de l’état de l’Europe après le de Titsitt.