Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/31

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 211-217).
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On finit aujourd’hui, samedi, de jouer Sémiramis de Voltaire, à la onzième représentation[1]. On la donnera en hiver avec peut-être plus de bonheur qu’elle n’en a eu d’abord. Le nombre des censeurs continue à être fort supérieur à celui des partisans. Il s’est passé une scène assez plaisante dans une des représentations de cette pièce. Voltaire se trouva sur le théâtre tout près de Crébillon, dont on doit représenter dans quelques mois le Catilina. Un imprudent tel qu’il s’en trouve souvent dans les grandes villes prit Voltaire par le bras, et lui dit ces deux vers parodiés de Corneille :

Tyran, descends du trône, et fais place à ton maître ;
Voici Catilina qui commence à paraître[2].

Le grand défaut de cette pièce est de renfermer assez d’incidents pour composer plusieurs pièces. L’auteur a voulu y renfermer tout ce qui se trouve épars dans toutes les autres tragédies ; de là vient qu’on appelle son ouvrage la Pièce des pièces ou plus plaisamment la Thériaque de Melpomène. Tout cela me paraît assez bien relevé dans les vers que je vous envoie.


parodie sur l’air : Paris est au roi.

BillQue n’a-t-on pas mis
BillDans Sémiramis ?
BillQue dites-vous, amis.
BillDe ce beau salmis ?

BillBlasphèmes nouveaux,
BillSentiments dévots,
BillHappelourdes, pavots
BillEt brides à veaux.

BillEtMauvais rêve,
BillEtSacré glaive.
Billets, cassette et bandeau.
BillEtSots oracles.
BillEtFaux miracles,
BiUn temple fort beau.
BiQue n’a-t-on pas mis
BiDans Sémiramis, etc.

BillDeux fois le diable en l’air,
BillEt la foudre et l’éclair,
BillEtGrand tonnerre.
BillEtBruit sous terre.
BillMeurtre et trahison.
BillInceste et poison.
BillQue n’a-t-on pas mis
BillDans Sémiramis, etc.

Puisque l’occasion s’en présente et que la littérature ne fournit pas de nouveautés en ce temps-ci, je vais ramasser le peu de particularités que je sais sur les autres tragédies de Voltaire.

1° La première et la meilleure pièce de Voltaire, c’est son Œdipe. Il n’avait que dix-huit ans lorsqu’il la donna. Les comédiens la refusèrent d’abord, et il fallut une espèce d’ordre de la cour pour les engager à la jouer. Cette tragédie eut un succès prodigieux. Le jeune poëte, séduit par les flatteries qu’on lui prodiguait en cette occasion, dit en bonne compagnie qu’il allait donner une pièce où se trouveraient tous les beaux côtés de Corneille et pas un de ses défauts : « Monsieur, lui repartit brusquement un homme peut-être trop sincère, donnez-nous les défauts de Corneille, et on vous tient quitte du reste. » Le maréchal de Villars disait à Voltaire, à l’occasion d’Œdipe, que le public lui avait bien des obligations de lui consacrer ainsi ses précieuses veilles : « Monsieur, lui réplisua le poëte, le public me serait bien plus redevable si je savais écrire comme vous savez agir et parler. »

2° La Mariamne n’eut qu’une représentation. On a prétendu que le public se trouvant partagé sur le mérite de cette pièce, le procès fut jugé singulièrement. Il est d’usage qu’après une tragédie, on joue une petite comédie d’un acte. On joua ce jour‑là le Deuil. Quelqu’un s’écria : C’est le deuil de la pièce nouvelle ! Le mot parut plaisant et fit triompher les mécontents.

Voici l’épitaphe qu’on dressa à cette pièce qui, étant depuis corrigée, a eu un si grand succès :

Ci-gît qui fut célèbre avant que de paraître.
Ci-gîtQui paraissant cessa de l’être.
Un seul jour éclaira sa vie et son trépas ;
Chacun la vit mourir sans regret, non sans trouble :
Passant, tu n’y perds rien si tu ne la vis pas,
Ci-gîtSi tu la vis, tu perds le double.

Pour entendre le mot double il faut savoir que le prix des places avait été doublé.

3° On assure que l’abbé Mac-Carty, Irlandais qui a fait du bruit à Paris par son esprit, par son libertinage et par le parti qu’il prit de s’aller faire circoncire à Constantinople, est le vrai père de Zaïre. Il l’avait faite, dit-on, en prose, et la vendit à Voltaire, qui la mit en vers. Ce qui rend cette accusation peu probable, c’est que Zaïre est, à peu de chose près, l’Othello des Anglais.

4° Voltaire a eu une espèce de procès avec M. Le Franc, auteur de Didon, à l’occasion d’Alzire. Le magistrat a publié qu’il avait communiqué à Voltaire une pièce dans laquelle il faisait contraster les mœurs de l’ancien et du nouveau monde, et il a prétendu que c’était sur ce plan que l’Alzire avait été faite. Il paraît que Voltaire ne s’est pas encore lavé de ce reproche.

Mahomet fut défendu après deux représentations comme une pièce dangereuse pour l’État et pour la religion. Voltaire demandant à M. de Fontenelle ce qu’il pensait de son Mahomet : « Il est horriblement beau, » lui répondit le bel esprit nonagénaire.

6° La Mérope eut un très-grand succès dans sa nouveauté. Dumont, bel esprit subalterne, sortit enchanté de la première représentation de cette pièce. Il entra au café Procope en s’écriant : « En vérité, Voltaire est le roi des poëtes ! » Pellegrin, qui était à un coin, se leva brusquement et dit d’un air fort piqué : « Eh ! qui suis-je donc, moi ? — Vous en êtes le doyen, » répondit Dumont. La Mérope, qui avait si bien réussi au théâtre par le jeu de Mlle Duménil, eut un succès moins brillant sur le papier. M. de Fontenelle, qui n’aime pas Voltaire, dit à ce propos : « Les représentations de Mérope ont fait grand honneur à Voltaire, et l’impression à la Duménil. »

7° Le Brutus, qui a mieux réussi à l’impression qu’au théâtre pour des raisons qu’il serait trop long de rapporter, fut donné dans le temps que les pièces satiriques qu’on nomme Calottes étaient en règne. Un abbé, qui assistait à la première représentation de cette pièce, se trouva placé aux secondes loges devant une femme. Comme il est de la décence que les meilleures places soient pour les dames, on fut indigné de l’incivilité de l’abbé et on lui cria pendant un quart d’heure : À bas la calotte ! Celui-ci, ennuyé de tout ce tintamarre-Là, prit sa calotte et dit en la jetant : « Tiens, la voilà, parterre ; tu la mérites bien. » Le mot parut extrêmement heureux ; il fut applaudi, et l’abbé qui l’avait dit fut laissé tranquille.

8° Je me rappelle deux épigrammes qui furent faites toutes deux à l’occasion de la Princesse de Navarre. Les voici ; elles sont de M. de Bonneval :

aute « Votre princesse de Navarre,
auteQui s’en va, courant nuit et jour,
auteSans page et sans dame d’atour,
auteEst une dame bien bizarre ;
auteC’est le vrai choix d’un calotin. »
L’auteur, sans s’étonner d’un reproche si juste,
auteRéplique avec un froid dédain :
aute « J’aime mieux ennuyer Auguste
auteQue déplaire au peuple romain. »

auteQuand vous mettiez dans vos ouvrages
auteDe l’esprit et du sentiment,
Les Quarante agissaient avec discernement.
auteEn vous refusant leurs suffrages.
auteIls n’ont plus la même raison,
auteAujourd’hui rien ne vous sépare :
auteVotre princesse de Navarre
auteVous remet tous à l’unisson.

9° Il y a plusieurs pièces de Voltaire, comme Adélaïde, Éryphile, etc., qui ont échoué ; aussi n’ont-elles jamais vu le jour. Piron, qui n’aimait ni n’estimait Voltaire, et qui, à tort, au moins dans un de ces deux points, m’entretenait un jour des chutes de cet auteur célèbre : « Au moins, lui dis-je, a-t-il eu la sagesse de supprimer les pièces qui ont échoué. — Et la folie, repartit-il, de faire imprimer celles qui ont réussi[3]. »

— Vous connaissez le Mathanasius, satire vive et agréable contre les recherches inutiles et pédantesques des commentateurs. Cette ingénieuse plaisanterie fut suivie des Antiquités de Chaillot[4], brochure pleine de sel et de finesse, où les choses auxquelles nos antiquaires donnent un si grand air d’importance, sont réduites à leur juste valeur. Il se répand depuis huit jours une mauvaise copie de ces deux ouvrages ; elle est intitulée le Voyage à Saînt‑Cloud[5]. L’auteur, en se rendant à ce village, qui est à deux lieues de Paris, fait des observations historiques, chronologiques, géographiques, etc., à la manière des vojageurs. L’auteur s’efforce inutilement d’être plaisant et spirituel, il n’est ni l’un ni l’autre. Il s’en faut que les Tavernier et les Chardin ne soient tombés en aussi bonnes mains que les Scaliger et les Monfaucon. Tout le mérite du Voyage de Saint-Cloud consiste en quelque espèce de gaieté, mais c’est une gaieté bourgeoise, et qui ne fera rire ni les gens polis ni les gens d’esprit.

— Crébillon a lu mardi dernier son Catilina aux comédiens, et on le donnera cet hiver. Riccoboni, acteur du Théâtre-Italien, a fait à cette occasion la mauvaise épigramme que vous allez lire :

Enfin te voilà sur la scène !
On t’attendait depuis vingt ans ;
Voyons si tu valais la peine
Que l’on t’attendît si longtemps.

— La ville de Paris cherche avec soin l’emplacement d’une place où l’on puisse mettre la statue du roi régnant. Gresset a adressé une assez mauvaise pièce de vers au magistrat pour l’engager à préférer pour cela une colonne que Catherine de Médicis, la plus mauvaise de nos reines, avait fait construire pour y faire ses enchantements. La bizarrerie de cette idée a donné occasion à cette épigramme de M. de Bonneval :

La colonne de Médicis
Est odieuse à notre histoire ;
Pour en effacer la mémoire
On ne doit point être indécis.
Il faut être un hétéroclite
Pour vouloir y placer le roi :
C’est du vainqueur de Fontenoy
En faire un Siméon Stylite.


Ce Siméon Stylite était un saint extravagant qui a passé sa vie sur une colonne, dans je ne sais quel pays du monde.

— J’aurai l’honneur de vous rendre compte, dans ma première lettre, des ouvrages de nos peintres et de nos sculpteurs qui ont mérité de fixer, cette année, l’attention publique ; en attendant, voici une épigramme contre Voltaire, qui est encore de Bonneval :

J’ai vu ta statue au Salon :
Elle est, comme toi, maigre et blême ;
J’ai consulté ton Apollon,
Ce n’est pas l’effet du carême,
Mais bien de l’envie aux yeux creux,
Qui, dévorant ton cœur immonde,
Est le symbole de ces feux
Qu’on te prépare en l’autre monde.

— Je viens de recevoir deux mauvaises brochures sous le nom d’Amusement des fées. L’auteur a fait un dialogue tout à fait fade pour y enchâsser trois ou quatre petites comédies qu’il aurait données autrefois au Théâtre-Italien.

Zadig, ou la Destinée, histoire orientale#1, est un nouveau roman qui mérite quelque attention. Il n’y a point d’intérêt ; ce[6] sont des contes de quelques pages, détachés les uns des autres et qui sont extrêmement froids. Point d’instruction ; ces contes roulent sur des matières frivoles ou sur quelques objets de morale superficiellement traités. Point de sentiment ; je ne me souviens pas d’avoir guère lu rien d’aussi sec ; peu d’esprit ; les pensées y sont rares et même fort communes. Il règne, en revanche, dans ce petit ouvrage, une correction de style, un naturel d’expression, un respect pour les mœurs et pour le culte reçu, qu’on n’avait vu depuis longtemps dans aucun livre de ce genre.

Les gens du monde, les femmes principalement, en font peu de cas ; les vrais connaisseurs et les gens du métier en pensent beaucoup plus avantageusement. On ne sait à qui attribuer ce roman, parce qu’il ne ressemble, pour la manière, à aucun de ceux qui ont paru jusqu’ici.

  1. L’auteur s’est trompé, on continue encore de la donner. (Note d’une écriture inconnue)
  2. Ce n’est qu’un bon mot dit par Piron dans l’absence de Voltaire (Id.).
  3. Raynal a dejà cité cette repartie. Voir p. 123.
  4. Par La Feuille, 1736, in-12.
  5. Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et par terre. La Haye, 1748, in-12. Réimprimée en 1760 et 1762, avec le Retour à Paris par terre, de Lottin l’Aîné, cette facétie de Néel, si injustement appréciée par Raynal, a été reproduite avec illustrations dans le Magasin pittoresque. Elle a eu, en outre, deux rééditions, Paris, Daubrée, 1843, in-32, et Maillet, 1865, in-16.
  6. D’après Beuchot et Quérard, Zadig aurait paru en 1747 ; mais comme Voltaire le fit d’abord imprimer pour des distributions particulières, il est assez vraisemblable que Raynal n’en ait eu connaissance qu’un an après.