Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/1/33

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (1p. 223-227).
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XXXIII

J’ai eu l’honneur de vous marquer, dans une de mes dernières lettres, qu’on était occupé à Paris du soin de trouver un emplacement favorable pour y placer la statue équestre du roi. M. Gresset fit des vers dans lesquels il indiqua une vieille colonne qui a servi autrefois aux sortilèges de Catherine de Médicis. Cette idée bizarre lui attira une épigramme que je vous ai envoyée, et a donné occasion aux vers du célèbre Piron que vous allez lire.

MESSIEURS DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
À LEUR CONFRÈRE GRESSET,

sur
son placet pour faire ériger l’observatoire de l’hotel de soissons
en une colonne lodoïque#1 :

RONDEAU.

À rien de beau pour nous, Gresset,
Tu ne conclus dans ton placet.
Quoi ! du roi confiner la gloire
Au fût d’un vieil observatoire ?
Mieux valait garder le tacet.
Toute colonne, comme on sait,
Avec le temps, comme un lacet.
Se rompt et laisse une mémoire
Se roÀ rien.

Avec beaux jetons au gousset,
Sommes-nous pas seize ou dix-sept,
Payés pour le poëme ou l’histoire ?
À quoi sert donc notre écritoire ?
Tu l’auras l’ait dire tout net :
Se roÀ rien.

— On vient d’imprimer à Paris un recueil de ce qu’on a trouvé de plus agréable dans les mémoires de l’Académie de Berlin. On a fait entrer dans cette compilation : 1° L’Exposition du plan imaginé par le roi de Prusse pour la réformation de la justice. Ce morceau a paru nerveux, plein de logique, de précision, et digne de M.  Formey. 2° Les Mémoires pour servir à l’histoire du Brandebourg. Ces mémoires manquent de correction et d’agrément. Tout cela est trop sec, trop décharné, trop chronologique. Il y a deux autres vues politiques qui font regretter qu’il n’y en ait pas davantage. On souhaiterait que le roi eût laissé à M.  de Maupertuis le soin de revoir cet ouvrage, comme il laissa autrefois à Voltaire le soin de corriger l’Anti-Machiavel.[1]

3° Le Discours de M.  d’Argenson, pour prouver l’avantage que retireraient les Académies si elles admettaient dans leur sein des étrangers, est fort peu de chose. L’auteur n’a pas eu sur cela des idées ni bien nettes ni fort étendues. Il y avait mieux à dire sur ce sujet qu’il ne l’a fait. 4° Le Panégyrique du roi, par Maupertuis, est l’ouvrage d’un homme qui a bien de l’esprit, et qui veut en avoir encore plus qu’il n’en a. Cette affectation dépare ce discours, où il y a, d’ailleurs des idées fort brillantes. 5° La Dissertation sur les songes est de main de maître ; ce sont les idées de M.  Wolf rendues avec beaucoup d’ordre et d’agrément. M.  Formey a un très-bon style, et s’il peut se corriger de quelques germanismes ou de quelques expressions hasardées, il écrira admirablement. Il s’en faut beaucoup que le secrétaire de notre Académie des sciences soit de sa force. Si M. Formey entendait tout ce qui se dit sur cela, il serait bien content de Paris et de la France.

— Un M.  Ange Goudar, dont on n’avait jamais entendu parler, vient de nous donner des Pensées diverses, ou Réflexions sur divers sujets dans le goût de La Bruyère#1. C’est le titre de son livre. Ce livre de morale est sans réputation, mais non pas sans prix. On peut distribuer ces pensées en trois classes : il y en a quelques-unes de très-fines et de très-heureusement rendues, un plus grand nombre de médiocres, et enfin plusieurs si mauvaises qu’on a soupçonné que tout l’ouvrage n’était pas du même auteur.

— Il m’est échappé dans le temps une épigramme que vous serez sans doute bien aise de voir. Pour la comprendre, il faut savoir que Sémiramis a été représentée le même jour qu’on a fait dans nos troupes une réforme de 30,000 hommes. Comme M.  d’Argenson, ministre de la guerre, s’est écarté des usages pratiqués jusqu’ici en pareille occasion, sa conduite n’a pas été universellement approuvée.

En même jour Voltaire et d’Argenson,
Deux grands auteurs, ont produit leur ouvrage ;
Mais le public, malgré leur étalage,
Les a sifflés tous deux avec raison.

[2]

Car on croirait à leur travail informe,
Où le bon sens ne fut jamais admis,
Que le ministre a fait Sémiramis
Et le poëte arrangé la réforme.

Testament d’un Gascon[3]. C’est le titre d’une plaisanterie qui vient de paraître. Les Gascons passent parmi nous pour glorieux et pour pauvres. Le Gascon dont on a feint le testament soutient bien cette idée. Il n’a rien à donner, et il fait des legs d’un air d’importance comme s’il laissait des millions. Ce qu’il y a de plus heureux dans cette brochure, c’est le titre, qui devait inspirer cent choses vives, agréables et spirituelles.

— La Motte-Houdard, parmi beaucoup d’ouvrages manuscrits, a laissé en mourant un opéra intitulé Pygmalion. Rameau, avant de le mettre en musique, a voulu y faire faire quelques changements. Il a choisi pour cela un nommé Ballot, qui vit ordinairement à Passy, maison de campagne d’un financier homme d’esprit appelé La Popelinière. Ces changements ont déplu au public, et ont donné lieu à l’épigramme que vous allez lire. Vous vous rappellerez aisément, en la lisant, que le poëte La Motte a beaucoup écrit contre Homère et contre les autres grands hommes de l’antiquité.

Contre l’honneur des morts sublimes,
Connais, Houdard, quels sont tes crimes
Par la rigueur du châtiment :
C’est qu’en nos jours, impunément,
En butte au plus vil des outrages.
Ton sort se décide à Passy ;
Mais quel sort ? Tremble, le voici :
Ballot corrige tes ouvrages.

— Voici quelques traits d’histoire que j’ai recueillis sur Jacques II, roi d’Angleterre, que j’ai jugé qui pourraient vous faire plaisir.

Un jour que le roi allait à sa chapelle, il donna l’épée de cérémonie au duc de Norfolk qui, né papiste, avait embrassé la religion protestante. Le duc marcha devant le monarque jusqu’aux portes de la chapelle, où il s’arrêta : « Milord, lui dit alors ce prince, votre père serait allé plus loin. — Sire, répliqua-t-il, le père de Votre Majesté était plus honnête que le mien, et n’aurait pas voulu aller si avant. »

Parmi les personnes à qui on proposa le changement de religion, Kirk ne fut pas oublié. Celui-ci répondit en homme de guerre qu’on venait trop tard, qu’il était déjà engagé et qu’il avait promis au roi de Maroc que, s’il changeait de religion, il se ferait mahométan.

Le roi, s’apercevant que le duc de Grafton, fils naturel de Charles II, avait dessein de l’abandonner, lui dit qu’à coup sûr ce ne pouvait être la conscience qui l’obligeait à prendre parti pour les mécontents, puisque l’on pouvait juger par son éducation et encore plus par ses mœurs qu’il ne connaissait pas la religion et qu’il l’aimait encore moins. « Quelque peu de conscience que j’aie, répondit le duc, je me range à un parti qui en a beaucoup. »

Les magistrats de Londres étant allés en corps complimenter le prince d’Orange, le prince aperçut parmi eux M.  Meynard, âgé de quatre-vingt-dix ans, et lui demanda d’un air obligeant s’il n’avait point survécu à tous les gens de loi de son temps. « Monseigneur, répondit-il, j’aurais même survécu à la loi si Votre Altesse ne fût venue à notre secours. »

Le roi, ayant été obligé de fuir devant le prince d’Orange, alla à Londres, où il assembla son conseil. Avant que cette assemblée se séparât, le prince, s’adressant au comte de Bedfort, lui dit : « Milord, vous êtes un très-honnête homme et qui avez un grand crédit ; vous pouvez présentement me rendre de grands services. » À quoi le comte répondit : « Sire, je suis vieux et peu en état de servir Votre Majesté. Mais, ajouta-t-il en soupirant, j’avais autrefois un fils qui, s’il était en vie, pourrait vous rendre de grands services. » Il parlait de lord Russel, son fils, qui avait été décapité sous le dernier règne, et qui avait été sacrifié à la vengeance du roi, alors duc d’York. Cette réponse frappa le roi comme d’un coup de foudre, en sorte qu’il ne put répondre un seul mot.

  1. Titon du Tillet avait proposé d’appeler lodoïcien les monuments élevés à la gloire de Louis XIV et de Louis XV. Lodoïque est une variante de ce néologisme peu connu.
  2. Paris, 1748, in-12.
  3. Inconnu aux bibliographes.