Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1766/Décembre

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 179-193).

DÉCEMBRE.

1er décembre 1766.

On vient d’ériger dans l’église de Saint-Roch une espèce de mausolée à feu M.  Moreau, père de feu M.  de Maupertuis, et l’on a saisi cette occasion pour faire l’éloge historique de ce philosophe célèbre dans une longue et mauvaise inscription, car, depuis cent ans que nous avons une Académie royale des inscriptions, la France est à peu près le pays de l’Europe où l’on se connaît le moins en inscriptions, et où l’on en fait du plus mauvais goût. On voit aussi sur ce mausolée le médaillon de M.  de Maupertuis ; mais il n’est pas ressemblant. Ce monument est donc plutôt érigé à l’honneur du fils qu’à celui du père, quoique les cendres du fils reposent loin d’ici chez les capucins de Bâle, où Maupertuis est mort en odeur de sainteté, victime d’un caractère inquiet, envieux et ambitieux outre mesure[1]. Tout ce que je me souviens d’avoir ouï dire de son père, c’est qu’il était excessivement avare. Maupertuis lui amenait tous les jours à dîner quelques beaux esprits ramassés au café ou à la promenade. Toute cette jeunesse mangeait, buvait, et n’avait jamais assez, et le père Moreau n’aimait pas cela. M. d’Alembert seul avait fait sa conquête. « C’est un joli garçon que ce d’Alembert, disait-il à son fils ; cela ne boit point de vin, cela ne prend point de café, cela fait plaisir à voir à une table. » M.  de Maupertuis n’a été ni avare ni heureux comme son père. Un amour démesuré de la célébrité a empoisonné et abrégé ses jours. Il affectait en tout une grande singularité, afin d’être remarqué. Il voulait surtout l’être du peuple, dans les promenades et autres lieux publics, et il y réussissait par des accoutrements bizarres et discordants. Il n’aimait pas la société de ses égaux. Jaloux à l’excès de toute gloire littéraire, il était toujours malheureux de se trouver avec ceux qui pouvaient la disputer ou la partager. Il avait affecté une grande amitié pour la femme de chambre de Mme  la duchesse d’Aiguillon, qu’il voyait beaucoup ; mais si l’on n’avaït jamais dit dans le salon de Mme  d’Aiguillon que Maupertuis était monté à l’entresol de Mlle  Julie, je crois que sa liaison avec Mlle  Julie aurait peu duré. Il prétendait aussi avoir conçu une passion violente pour une jeune Laponne qu’il avait amenée en France, et qui y est morte. Il aimait à chanter des couplets qu’il avait faits pour elle sous le pôle, et qu’il faut conserver ici :

JusqPour fuir l’amour,
JusqEn vain l’on court
Jusqu’au cercle polaire :
JusqDieux ! qui croiroit

JusqQu’en cet endroit
On eût trouvé Cythère !
JusqDans les frimas
JusqDe ces climats,
Christine nous enchante ;
JusqEt tous les lieux
JusqOù sont ses yeux
Font la zone brûlante.

JusqL’astre du jour
JusqÀ ce séjour
Refuse sa lumière ;
JusqEt ses attraits
JusqSont désormais
L’astre qui nous éclaire.

JusqLe soleil luit ;
JusqDes jours sans nuit
Bientôt il nous destine ;
JusqMais ces longs jours
JusqSeront trop courts
Passés près de Christine.

Le mausolée qui a donné lieu à cette petite digression est de M. Huez, de l’Académie royale de sculpture. Ce monument ne rendra pas à M.  Huez l’immortalité qu’il donne au père de Maupertuis. Il y a là un ange gardien des cendres de M.  Moreau qui a l’air plus lourd et plus paysan qu’un chantre d’une paroisse de village. Sa draperie est aussi lourde que toute sa figure, qui est de proportion colossale.

M.  Léonard vient de publier des Idylles morales[2], en vers, au nombre de six. Le but de l’auteur était de peindre les premiers sentiments doux et honnêtes de la nature, comme l’amour avec toute son innocence, l’amour filial, etc. On dit que M.  Léonard est jeune, et qu’il mérite d’être encouragé ; moi, au contraire, je trouve qu’il mérite d’être découragé. Puisqu’il est jeune et honnête, il mérite qu’on l’empêche de se livrer à la poésie. Pour être poëte, il ne suffit pas d’avoir des sentiments honnêtes, il faut encore un talent décidé. Dans le genre de poésie où M.  Léonard s’est essayé, il faut une facilité et une grâce de style, un choix d’images tendres et délicieuses, un charme et une douceur de coloris qui vous ravissent et vous enchantent. On voit bien que ce sont les Idylles de M.  Gessner, de Zurich, qui ont donné à M.  Léonard l’envie de faire les siennes ; mais le singe qui prendrait l’Antinoüs pour modèle n’en resterait pas moins singe. Gessner est un poëte divin, et M.  Léonard un honnête enfant, si vous voulez, et plus sûrement un pauvre diable.

M.  Dancourt, ancien arlequin de Berlin, qui a réfuté le traité de M.  Rousseau contre les spectacles, et qui est à la fois auteur et acteur, a arrangé, pour le théâtre de Vienne, un ancien opéra-comique français pour pouvoir être mis en musique. Cette pièce, intitulée les Pélerins de la Mecque, est une farce de Le Sage. M.  Dancourt l’a appelée la Rencontre imprévue. Il fallait faire un meilleur choix. On dit que la musique du chevalier Gluck est charmante.

M.  Eidous vient encore de nous enrichir d’une Histoire de la Nouvelle-York, depuis la découverte de cette province jusqu’à notre siècle, traduite de l’anglais de M.  William Smith. Volume in-12 de quatre cents pages. Cette histoire finit à l’année 1732 ; ainsi elle aurait besoin d’un supplément. Quant à M. Eidous, je ne voudrais pas à mon plus cruel ennemi assez de mal pour le lui donner pour traducteur.

Marianne, ou la Paysanne de la forêt d’Ardennes, histoire mise en dialogues, forme un volume in-12 de trois cents pages, en treize entretiens. L’auteur de ce roman nous assure, suivant l’usage, que c’est une histoire véritable. Il prend lui-même le nom d’Ergaste, et sous ce nom il questionne la paysanne de la forêt d’Ardennes et se fait conter sa vie : c’est ce qui forme les différents entretiens. Vous croyez peut-être que le but de l’auteur a été de nous faire un tableau intéressant de la vie rustique ? Point du tout. Marianne est une servante de cabaret, qu’un colonel veut violer, et, comme il n’en peut venir à bout, il la bat, et ensuite, pour réparation, il la mène à Paris et la fait aller à l’Opéra avec sa sœur. Cependant tous les attraits de Paris n’empêchent pas notre héroïne de retourner à la fin du roman dans son village, de reprendre ses habits de paysanne et d’épouser un valet de cabaret nommé Antoine, qui n’a jamais cessé de l’aimer. Et ce fond, si détestable par lui-même, est écrit et exécuté d’un style et d’un ton qui rendent Ergaste tout à fait digne d’obtenir la survivance de M.  Antoine dans son auberge. Oh ! mon Dieu, que je suis las de passer en revue tant de détestables ouvrages ! Tant de mauvais livres décèlent une plaie profonde du gouvernement : d’un côté, un si grand désœuvrement, puisqu’enfin on n’imprimerait pas ces platitudes si l’on n’en trouvait le débit ; de l’autre, tant d’auteurs oisifs à Paris, tandis qu’on pave les grands chemins par corvée !

— Il faut ajouter à cette foule de romans qui ont paru depuis un mois ou six semaines la Campagne, roman traduit de l’anglais par M.  de Puisieux. Deux volumes in-12, faisant ensemble six cent cinquante pages. Ce M.  de Puisieux m’a l’air de vouloir entrer en lice avec M.  Eidous pour savoir lequel traduira l’anglais le plus mal. Moi, qui tiens à mes anciens amis, je parie pour M.  Eidous. S’il est possible de l’égaler, il ne sera certainement surpassé par personne. En voici la preuve : M.  Eidous traduit un livre de médecine dans lequel l’auteur anglais conseille contre de certaines douleurs de rhumatisme de se faire frotter avec des brosses de chair. Comme nous ne connaissons pas cette expression en français, et qu’on ne distingue pas les brosses qui servent à cet usage par une épithète particulière, M.  Eidous, n’entendant pas le mot qui signifie brosse, et n’entendant que le mot qui signifie chair ou viande, fait dire à l’auteur anglais que dans ces cas il conseille de manger des viandes rôties. Je donne dix ans à M.  de Puisieux pour faire une balourdise qui vaille celle-là. Quant au roman de la Campagne, je conviens qu’il faut avoir bien du temps de reste pour le perdre avec ces livres-là ; mais enfin j’aime encore mieux le plat naturel de ce roman que la morale raffinée et façonnée de la marquise de Crémy et de sa religieuse.

M.  de La Grange, que je n’ai pas l’honneur de connaître, a traduit de l’anglais un autre roman intitulé Histoire de miss Indiana Dauby. Deux volumes in-12, formant ensemble plus de cinq cents pages. Ce roman, qui est en forme de lettres, n’a pas fait plus de fortune que le précédent.

— Les traductions multipliées de romans anglais ne font pas tarir pour cela nos auteurs originaux. M.  S. de C.[3] : vient de publier l’École des pères et des mères, ou les Trois Infortunées, en deux parties. Ces trois infortunées sont Émilie, la comtesse d’Orbeval et Julie. Je crains que Mme la marquise de Luchet, à qui ce roman est dédié, n’en fasse bientôt la quatrième. C’est cette Mlle Delon, de Genève, aimable, gaie, folle, qui a épousé, il y a quelque temps, un homme de condition, appelé M.  de Luchet, à qui le besoin a fait faire le métier d’auteur et en fait faire tous les jours de plus mauvais. Je crains que cette pauvre Mme de Luchet, tout en chantant et en dansant, n’arrive incessamment à l’hôpital, où l’auteur de l’École des pères et des mères pourra lui servir de maréchal des logis, s’il n’a pas d’autre ressource pour vivre que la table de ses trois infortunées.

— Les Aventures philosophiques[4], qui paraissent déjà depuis quelque temps, font un petit volume in-12 de deux cents pages, qui conte ennuyeusement l’histoire de trois philosophes modernes, dont il y en a un qui a à peu près les opinions de M.  Rousseau. L’auteur se croit un malin peste. Il prétend avoir fait son roman avant Candide ; mais celui-ci l’a gagné de vitesse, et il meurt de peur que ses Aventures philosophiques ne passent pour un réchauffé de Candide. Il peut être tranquille. Personne ne lui fera une injustice aussi criante. Un réchauffé exige un peu de chaleur, et heureusement ces Aventures philosophiques sont d’un froid et d’une platitude qui garantissent l’auteur à jamais de toute comparaison avec Candide.

— Si vous envoyez tout cet énorme fatras d’inutilités au corps des épiciers, vous accorderez à Mme Robert le pas sur toute la confrérie. Nicole de Beauvais, ou l’Amour vaincu par la reconnaissance, qu’elle vient de publier en deux parties, est bien digne de figurer à côté de ses autres ouvrages, dont elle a soin d’indiquer les titres et le prix. Il faut que Mme Robert travaille pour la province ou pour les pays étrangers, car à Paris il n’y a âme qui vive qui ait jamais entendu parler de Mme Robert et de ses romans.

M.  l’abbé Coyer a fait au commencement de cette année une brochure intitulée De la Prédication. C’était un excellent sujet médiocrement traité. Aussi ces petits ouvrages manqués amusent Paris à peine deux fois vingt-quatre heures, et tombent ensuite dans un oubli éternel. Le but de M.  l’abbé Coyer était de prouver que de tout temps les hommes avaient été prêchés inutilement par toute espèce de bavards, et qu’il n’y a de prédicateur efficace que le gouvernement : beau sujet digne d’une meilleure plume ! Comme M.  l’abbé Coyer s’est permis quelques plaisanteries, il a eu le malheur de scandaliser le nommé Joseph-Romain Joly, qui a publié une Histoire de la prédication, ou la Manière dont la parole de Dieu a été prêchée dans tous les siècles. Ouvrage utile aux prédicateurs, et curieux pour les gens de lettres. Gros volume in-12. M.  Joseph-Romain Joly prouve dans cette fastidieuse compilation que la prédication a toujours fait tous les biens imaginables, et qu’elle n’a cessé d’opérer des conversions jusqu’à M.  Joseph-Romain Joly inclusivement : ce qui n’empêche pas M.  Joly d’être un écrivain ennuyeux et plat qu’il est impossible de lire.

Controverse sur la religion chrétienne et celle des mahométans, entre trois docteurs musulmans et un religieux de la nation maronite. Ouvrage traduit de l’arabe par M.  Le Grand, secrétaire général, interprète du roi pour les langues orientales. Volume in-12. Ce titre annonce un ouvrage très-curieux. On croirait y trouver d’abord les grandes difficultés que les mahométans opposent au christianisme ; mais on n’y trouve qu’un Maronite aussi plat que M.  Joseph-Romain Joly.

M.  Requier est traducteur d’italien d’office comme M.  Eidous est traducteur d’anglais ; mais M.  Requier s’acquitte un peu mieux de son devoir que M.  Eidous. C’est lui qui publia successivement la traduction des Memorie recondite di Vittorio Siri, qui s’est si bien vendue à Paris. M.  Requier vient de traduire du latin l’Esprit des lois romaines, ouvrage de Jean-Vincent Gravina. Trois volumes in-12 assez considérables. Gravina était un grand et savant homme. Il était le maître du célèbre Metastasio et de presque tous les gens de mérite du même âge. Il disait quelquefois à ceux de ses élèves qu’il honorait de sa confiance : « Mes enfants, ne parlez jamais de religion ; vous savez ce qui est arrivé à Notre-Seigneur pour avoir voulu en parler. » Son ouvrage sur les lois romaines est regardé par les savants comme un grand livre ; mais ce n’est point du tout un livre de toilette et d’amusement. Aussi était-il très-inutile de le traduire, et ceux qui ne peuvent le lire en latin n’en ont certainement pas besoin. Il ne m’est pas même bien démontré que M.  Requier ait été en état de faire cette traduction.

— Un certain M.  Richer, trépassé, connu par quelques fables, a compilé d’après l’ouvrage latin de Meibomius une Vie de Mecenas, favori d’Auguste, et cet ouvrage vient de paraître en un volume in-12.

M.  Collé, lecteur de M.  le duc d’Orléans, a voulu donner ses pièces de théâtre successivement au public, sous le titre de Théâtre de société. Ce projet n’a pas eu lieu, parce que les deux premières pièces que M.  Collé a publiées sous ce titre n’ont pas eu de succès ; et voilà maintenant un polisson, échappé du collége[5], qui s’empare du titre de M.  Collé et le discrédite à jamais par deux pièces informes et pitoyables : l’une intitulée l’Orpheline, en vers et en un acte ; l’autre, Arménide, ou le Triomphe de la constance, pièce tragi-comique en vers et en cinq actes.

— Un camarade du précédent[6] vient de faire imprimer le Philosophe soi-disant, comédie en vers et en trois actes, tirée d’un conte de M.  Marmontel qui porte ce titre. L’auteur a fait sa pièce pour une société, et n’a mis que trois jours à sa composition. Il a fort bien fait de mettre le moins de temps possible à une mauvaise pièce ; mais il fallait se contenter du succès qu’elle a obtenu en société, et ne la jamais imprimer.

— Je ne sais de qui sont les Œuvres variées qu’on peut avoir pour douze sols, et dans lesquelles on trouve les Ressources de la toilette, des Éléments de coquetterie et d’autres traités de morale de cette espèce. L’auteur nous avertit qu’il a aussi fait deux comédies : l’une, le Fils reconnaissant, en cinq actes ; l’autre, le Perruquier, en trois actes ; et que l’été dernier on en a cru l’édition épuisée, mais qu’heureusement elle ne l’est pas encore, et qu’on en trouve toujours des exemplaires chez son libraire, lequel peut, je crois, se flatter d’en avoir pour longtemps.

Le Duo interrompu, conte suivi d’ariettes nouvelles, est un dialogue entre une jeune personne et un petit garçon que leurs surveillants ont perdus de vue. Cela n’a aucun but, pas même celui du libertinage. On dit que cette platitude est d’un polisson appelé Moline[7].

Connaissance des temps pour l’année bissextile 1768, publiée par l’ordre de l’Académie royale des sciences, et calculée par M.  de La Lande, membre de cette Académie. Volume in-12. On trouve à la suite de ces tables une liste de tous les membres de l’Académie royale des sciences, avec les noms des correspondants de cette compagnie célèbre, et les noms des académiciens avec lesquels ils sont en commerce.

Le Pucelage nageur[8] est un conte en vers, libertin, ordurier, bête, plat, insipide, d’un ton détestable. L’auteur anonyme le vend quinze sols. Il lui faudrait autant de coups de bâton que de sols, et ce serait encore récompenser bien faiblement son talent et sa peine.


15 décembre 1766.

M. l’abbé de Mably a fait réimprimer cette année ses Observations sur l’histoire de la Grèce, ou Des Causes de la prospérité et des malheurs des Grecs. Volume in-12 de plus de trois cents pages. C’est le premier ouvrage de cet écrivain, qui est un peu ennuyeux de son naturel, mais qui ne manque pas d’ailleurs de mérite. Les changements considérables qu’il a faits dans cette édition en font presque un ouvrage nouveau. Je ris d’un auteur se promenant en petit collet dans les rues de Paris, qui, du fond de son cabinet, vous déduit gravement et froidement les causes de prospérité ou de malheurs d’un peuple qu’il ne connaît que par ses livres. Mon ami, si tu avais un peu vécu en Grèce, tu rirais comme moi de tes billevesées. Sais-tu ce qu’il a fallu pour opérer la prospérité ou le malheur des Grecs ? Tout ce qui a existé en Grèce. Sais-tu ce qui fait en ce moment la prospérité ou le malheur de la France ? Tout ce qui y existe, depuis Louis XV jusqu’au frotteur du château de Versailles, avec tout ce qui existe dans le reste de l’Europe, et qui réagit sur la France. Ote-moi un seul valet de chambre de l’appartement d’un ministre, et il existera un ordre de choses différent. Qu’un auteur entreprit d’indiquer les principales causes des événements de son temps, on pourrait supposer qu’il a été à portée de voir ce que d’autres n’ont pas vu, qu’il a surtout étudié l’esprit public et le tour des têtes de son temps, qui ne se transmettent pas dans des livres, et on pourrait le croire. Cet esprit public, cette partie des mœurs, qui ont une influence si puissante dans les événements, se connaissent si difficilement que, quel que soit le point historique que vous vouliez éclairer, je vous propose de prendre un particulier du temps qui vous occupe, de l’établir dans sa maison, et vous verrez que vous ne savez presque rien de ce qu’il y faisait du matin au soir. Vous ne connaissez ni ses opinions, ni ses préjugés, ni ses pratiques, ni ses habitudes, ni ce qu’il croyait important de dire ou de taire à ses enfants ; vous ne savez rien de rien, et vous voulez décider de ce qui produit le bonheur ou le malheur publics. Vous ne vous doutez pas des véritables causes de ce qui se passe à votre porte, et vous savez au bout du doigt tout ce qui a opéré les événements, il y a deux ou trois mille ans, ou tout ce qui les opère à deux ou trois mille lieues de chez vous ! Vous êtes un petit bipède bien vain et bien présomptueux. Encore, si vous cherchiez quelquefois la cause des événements à cinq ou six cents lieues de l’endroit où ils arrivent, si vous saviez voir que les grands résultats politiques sont à la longue presque toujours une affaire de géographie, si vous saviez découvrir la source d’un événement quelques siècles avant qu’il arrive, je dirais du moins que vos rêves sont d’un homme de génie ; mais, pauvre homme, rien de tout cela ne vous est jamais entré dans l’esprit. Je me souviens d’avoir lu à l’âge de dix-huit ans le livre du président de Montesquieu sur les causes de la grandeur et de la décadence de Rome, et de l’avoir trouvé faux d’un bout à l’autre. Je commençais alors à devenir profond dans l’étude des anciens auteurs et des antiquités romaines, sous la direction du professeur Ernesti de Leipsick, un des plus savants hommes de l’Europe. Cependant le nom illustre du président m’en imposait, et, ne sentant pas le mérite d’un ouvrage généralement estimé, je me croyais d’une ineptie sans ressource ; je me suis su depuis un gré infini du jugement que j’en portai alors. Mais les rêves de Montesquieu sont du moins ingénieux, sont ceux d’un grand homme, et ceux de M.  l’abbé de Mably sont d’un homme médiocre qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez.

M.  de Sauvigny a publié il y a quelque temps un roman écrit en style gaulois et gothique, intitulé Histoire de Pierre le Long. Ce roman fit peu de sensation. C’est qu’il est aisé d’imiter nos anciens romans, en employant des mots et des tours de phrases surannées, mais difficile d’imiter la naïveté des idées et des sentiments qui en font le prix. Malgré le peu de succès de Pierre le Long, on a publié cette année un autre roman dans ce goût, intitulé Histoire de Jacques Féru et de valeureuse damoiselle Agathe Mignard, écrite par un ami d’iceux[9]. L’auteur de ce petit roman gaulois est une femme qui ne s’est pas fait connaître. Comme il est fort court, on le lit sans ennui, et même avec une sorte de plaisir.

M.  Sabatier a publié un volume d’Odes nouvelles et autres poésies, précédées d’un discours sur l’ode, et suivies de quelques morceaux de prose. Si vous m’en croyez, vous ne lirez ni la prose ni les vers de M.  Sabatier, quoique tout cela soit fort vanté dans nos journaux et nos feuilles hebdomadaires.

Traité des armes défensives, par M.  Joly de Maizeroy, lieutenant-colonel d’infanterie. Brochure in-8o de quatre-vingts pages. Ce traité fait partie des Essais militaires que l’auteur compte publier sur différents objets de son métier. Pour moi, j’aime les lieutenants-colonels qui font leurs essais militaires plutôt en rase campagne que dans leur cabinet, et plutôt l’épée que la plume à la main.


épitaphe de m. le chevalier de boufflers,
faite par lui-même

Ci-gît un chevalier qui sans cesse courut ;
Qui sur les grands chemins naquit[10], vécut, mourut,
Ci-gît unPour prouver ce qu’a dit le sage
Ci-gît unQue notre vie est un voyage.

— On vient de faire une nouvelle traduction en prose et en vers de l’ancienne hymne sur les fêtes de Vénus connue sous le titre de Pervigilium Veneris[11]. On ne connaît ni l’auteur ni l’âge de ce monument de poésie latine, qui nous est parvenu en fort mauvais état. Le P. Sanadon et le président Boubhier se sont particulièrement occupés de son rétablissement. Le nouveau traducteur, qui ne s’est pas fait connaître, approuve beaucoup le travail du premier, et fort peu celui du second de ces savants. Quant à lui, il a fait imprimer le texte latin avec sa traduction en prose à côté. Cette traduction est suivie de celle en vers, et celle-ci de remarques sur plusieurs endroits du poëme.

Le Chronologiste manuel, dans lequel on trouve les principales époques de l’histoire de chaque peuple, la succession des patriarches, juges et rois hébreux, de tous les souverain des grandes et petites monarchies de l’antiquité, des empereurs romains, des empereurs d’Orient et d’Occident, des papes, des monarques de l’histoire moderne, des possesseurs des grands fiefs, des grands-maitres de Malte, etc., etc. Ouvrage d’une utilité générale et d’un usage journalier. Volume petit in-12, de trois cent quatre-vingt-dix pages. Le Géographe manuel, de l’abbé Expilly, a donné au Chronologiste manuel l’idée de son travail. Si ces maudits compilateurs, qui écrasent la littérature de leurs rapsodies, voulaient y donner le moindre soin, on en trouverait de commodes parmi ces rapsodies ; et celle-ci serait du nombre. Elle est dédiée à l’archidiacre Trublet, et l’auteur présume que son hommage est aussi pur que la main qui le reçoit. Il ne sait pas que jamais l’abbé Trublet n’a été célèbre à cause de la pureté ni de ses mains ni de son corps, mais bien par la saleté et la ladrerie de toute sa personne. Ce pauvre abbé Trublet a donné aux mortels une haute leçon sur la vanité de l’ambition. Il passé vingt années de sa belle vie à solliciter une place à l’Académie française ; c’était le but de toutes ses actions. Il l’obtient enfin, on ne sait ni comment ni pourquoi. On imagine qu’il est au comble de ses vœux, et point du tout ; l’ennui le gagne. Il abandonne Paris et se retire dans Saint-Malo, sa patrie, loin des couronnes et des jetons académiques.

— L’auteur des Nouvelles Lettres, imprimées à Lyon en 1763, a attaqué plusieurs idées communément reçues sur l’origine de la noblesse française. Il a soutenu que sous la première race et jusque vers la fin de la seconde, il n’y a eu nulle idée de noblesse en France ; que toute la distinction se réduisait à deux classes : celle des hommes libres, et celle des serfs ; que, sur la fin de la seconde race, l’hérédité des fiefs donna une première idée de noblesse ; mais que la noblesse française, dans son vrai sens, n’a pris de consistance que longtemps après, sous le règne de Philippe le Bel. Toutes les hérésies contenues dans ces lettres ont excité la bile de M.  le vicomte de ***[12], qui vient de publier un ouvrage : De l’Origine de la noblesse française, depuis l’établissement de la monarchie. Volume in-12 de plus de cinq cents pages. Dans cet ouvrage, qui est dédié à la noblesse de France, les hérésies de l’auteur des Lettres de Lyon sont combattues avec beaucoup de zèle.

— On a imprimé à Orléans un Discours sur la révolution opérée dans la monarchie française par la Pucelle d’Orléans, prononcé dans l’église cathédrale de cette ville, le 8 mai 1764. Ce discours est un sermon, et ce sermon est un plat et insipide bavardage.

— Les Cris de la nature et de l’humanité, dédiés au beau sexe, sont les cris d’un accoucheur qui conjure toutes les femmes grosses de ne plus se laisser accoucher par des sages‑femmes, et qui les menace de malheurs et de désastres affreux si elles persistent à donner la préférence aux matrones sur des hommes habiles. Il pourrait y avoir quelque chose de vrai dans ces cris de M.  Valli, chirurgien de Florence ; mais ces vérités sont bien ridiculement présentées. Les femmes obstinées diront à M.  Valli : « Monsieur Josse, vous êtes orfévre. » À Paris, les cris de M.  Valli sont inutiles, parce que l’usage de se faire accoucher par des hommes est généralement reçu.

M.  Cochin, dessinateur, graveur et secrétaire perpétuel de l’Académie royale de peinture et de sculpture, a publié au commencement de cette année un Profil d’une salle de spectacle pour un théâtre de comédie ; ce qu’il y a de bon dans ce projet n’est pas nouveau, et ce qu’il y a de nouveau me paraît au moins fort hasardé. Un certain chevalier de Chaumont a publié depuis peu une brochure sous ce titre : Véritable Construction d’un théâtre d’opéra, à l’usage de France, suivant les principes des constructeurs italiens, avec toutes les mesures et proportions relatives à la voix, expliquées par des règles de géométrie et des raisonnements physiques ; secret très-important’ et qu’on découvre au public. Ce chevalier de Chaumont, que personne ne connait, prétend avoir étudié sa théorie en Italie. Il construit, en fait de style, comme un manœuvre de la plus basse extraction, et il n’y a point de compagnon charpentier qui n’écrive mieux que lui en français. Je ne sais si ce qu’il propose a le sens commun ; mais ce que je sais, car il faut être juste, même envers les gens qui ne savent pas écrire en français, c’est qu’il attaque avec avantage plusieurs idées que M.  Cochin a hasardées dans son projet. Je meurs de peur que la nouvelle salle d’Opéra qu’on construit en ce moment au Palais-Royal ne soit encore manquée. Il y a une malédiction prononcée sur Paris, qui dit : « Tu auras des spectacles tout le long de l’année, tu en seras avide à l’excès, mais tu n’auras que des jeux de paume et point de salle. »

M.  Mallet, citoyen de Genève, ci-devant précepteur du roi de Danemark actuellement régnant, vient de publier son premier volume de l’Histoire de Hesse[13]. Il s’était déjà fait connaître par une Introduction à l’histoire du Danemark[14], et c’est sans doute le succès de cet ouvrage qui a fait venir au landgrave de Hesse-Cassel l’idée de faire écrire l’Histoire de Hesse par M.  Mallet, car c’est par ordre de ce prince que M. Mallet s’est chargé de cette entreprise. Pour en former un jugement plus sûr, il faut attendre que l’auteur l’ait portée à sa fin. Le premier volume finit avec le xve siècle ; ainsi les époques les plus intéressantes des divers landgraviats de Hesse restent à parcourir. M.  Mallet est un esprit sage et solide, très‑propre à se bien tirer d’une entreprise de ce genre. Il est clair et précis, et l’on s’en aperçoit dans ce premier volume, où il a débrouillé le chaos de l’ancienne histoire germanique d’une manière assez satisfaisante. Son style est simple, quelquefois un peu embarrassé et pesant. Le séjour de Paris pourra corriger ces défauts. Au reste, M.  Mallet a une excellente tête, un esprit plein de justesse et de finesse ; il ne manquerait pas même de la petite pointe épigrammatique, s’il voulait s’en servir. C’est dommage qu’il soit accablé de vapeurs qui le portent souvent à la mélancolie ; mais la justesse de son esprit ne lui permet pas d’attribuer aux objets extérieurs ce qu’il sent bien n’être que le défaut passager de son organisation. Aussi il écrit et parle avec sérénité, lors même qu’il souffre de ces accès de mélancolie. Il partage depuis quelque temps son année entre le séjour de Paris et de Genève.

M.  Gazon-Dourxigné vient de nous faire présent de l’Ami de la vérité, ou Lettres impartiales, semées d’anecdotes curieuses sur toutes les pièces de théâtre de M.  de Voltaire ; brochure in-12 de cent quarante pages, dédiée à MM. les munitionnaires généraux des vivres des armées du roi. M.  Gazon‑Dourxigné a eu, pendant la guerre, un emploi dans les vivres ; mais MM. les munitionnaires l’ont réformé à la paix ; et ce pauvre diable, pour avoir été dans les vivres, n’en meurt pas moins de faim. Vous n’avez pas peut-être besoin de ses Lettres impartiales ; mais lui, il a besoin de votre argent pour porter du pain à une femme et à des enfants qui attendent après. Il passe en revue dans sa brochure toutes les pièces de M.  de Voltaire, il en fait l’éloge qu’elles méritent ; il en fait quelque fois la critique. Cela est d’une extrême platitude ; mais M. Gazon-Dourxigné meurt de faim.




  1. Maupertuis (Pierre-Louis Moreau de), né à Saint-Malo, le 17 juillet 1698, mourut à Bâle, le 27 juillet 1759.
  2. Paris, Merlin, 1766, in-8o.
  3. L’abbé Sabatier de Castres.
  4. Par Dubois-Fontanelle.
  5. D’Olgiband de La Grange.
  6. Mlle  Amélie-Caroline de Kinschoff.
  7. Moline a tiré de son roman et sous le même titre une comédie en un acte et en prose.
  8. Par (Cailhava d’Estandoux), Paris, 1766, in-8o, titre gravé.
  9. (Par Mlle  de Boismortier), La Haye et Paris, 1766, in-12.
  10. On assure que cette circonstance est historique. (Grimm.)
  11. Cette traduction d’une hymne attribuée sans preuve à Catulle est, selon Quérard, de l’abbé Ansquer de Ponçol. Londres et Paris, 1766, in-8o.
  12. Le vicomte d’Alès de Corbet.
  13. 1766-85, in-8o.
  14. 1755, 2 vol. in-4o. Mallet avait également publié, en 1758, Histoire du Danemark, 3 vol. in-4o et 6 vol. in-12.