Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier/7/1767/Février

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Texte établi par Maurice Tourneux, Garnier frères (7p. 213-248).

FÉVRIER.

1er février 1767.

Le 22 janvier, M. Thomas prit séance à l’Académie française, et prononça, suivant l’usage, son discours de réception dans une assemblée publique. Cette assemblée fut aussi nombreuse que brillante. Il y a trois tribunes dans la salle de l’Académie, dont l’une est à la disposition du récipiendaire ; l’autre, à celle du directeur de l’Académie, qui reçoit le nouvel académicien ; la troisième appartient au secrétaire perpétuel de l’Académie, ou à celui qui, en son absence, en fait les fonctions : c’était cette fois-ci M. d’Alembert. Ces trois tribunes sont ordinairement réservées aux dames ; mais quoiqu’elles fussent bien remplies, il y en avait un grand nombre de répandues dans le parquet, parmi les hommes les plus distingués de tous les ordres et de tous les états. M. Thomas est fort aimé, et ce concours le prouve bien. On battit des mains dès qu’il parut, et son discours fut interrompu à chaque endroit remarquable par des applaudissements très-vifs.

Si des critiques sévères y ont trouvé quelques longueurs et de l’uniformité dans le ton, ils ne nient point que ce discours ne soit rempli de pensées fortes, de sentiments élevés, d’images brillantes ; et s’ils osent accuser l’auteur d’orgueil, ils ne peuvent disconvenir qu’il ne place cet orgueil de la manière la plus noble et la plus digne d’un honnête homme.

M. Thomas a voulu peindre dans son discours l’homme de lettres citoyen. Peut-être l’élève-t-il un peu trop, car il partage le soin de l’univers précisément entre l’homme d’État qui gouverne, et l’homme de lettres qui l’éclaire. Mais malheur à celui qui ne sait ennoblir sa profession, qui n’en sait agrandir la sphère ! il y sera toujours médiocre. D’ailleurs, il n’y a qu’à s’entendre. Si le tableau que M. Thomas trace de l’homme de lettres ne peut convenir à tous les Quarante que l’immortalité rassemble au Louvre ; si l’abbé Batteux et l’abbé Trublet, et tant d’autres, n’ont pas le droit de s’y reconnaître, qui oserait contester à l’homme de génie son influence sur l’esprit public, et les révolutions qui en résultent : influence moins prompte, mais plus sûre et plus glorieuse que celle de la puissance, et dont les souverains mêmes ne peuvent se vanter qu’autant qu’ils savent allier le pouvoir au talent et à la capacité ! Ainsi l’un de ces Quarante, l’homme immortel qui a choisi sa retraite au pied des Alpes, lorsque, par l’effet aussi infaillible qu’imperceptible de ses écrits, le fanatisme sera tombé désarmé, la superstition devenue méprisable et ridicule ; lorsque la lumière et la raison, répandues dans toute l’Europe, auront rendu les générations suivantes et plus éclairées, et plus douces, et meilleures ; cet homme immortel, dis-je, sera élevé par la postérité sur un piédestal, comme le plus grand bienfaiteur du genre humain ; son nom sera grand et glorieux, tandis que celui de vingt rois, ses contemporains, sera effacé des fastes de l’humanité, et relégué dans ce catalogue obscur de souverains oisifs qui n’ont rien fait pour le bonheur de leurs peuples.

On ne saurait donc dire que M. Thomas ait précisément outré le tableau de l’influence de l’homme de lettres sur l’esprit public ; car l’homme de génie est devenu réellement l’arbitre des pensées, des opinions et des préjugés publics ; l’impulsion qu’il donne aux esprits se transmet de nation en nation, se perpétue de siècle en siècle, depuis que l’imprimerie et la facilité d’écrire ont établi cette communication de lumières et ce commerce de pensées qui s’étendent d’un bout de l’Europe à l’autre, et qui changeront à la longue infailliblement la face du genre humain, si quelque bouleversement universel du globe, quelque grande calamité physique, ne mettent point de bornes à leurs progrès. Ceux qui ont de la peine à accorder à l’homme de lettres un rôle si glorieux ne font en cela que rendre publique leur secrète nullité. Ils s’accusent ainsi, sans le vouloir, de ne trouver en eux-mêmes aucun talent pour aspirer et concourir à de si nobles fonctions ; ils voudraient concentrer toute la considération publique dans le rang et les avantages extérieurs de la fortune, parce qu’ils désespèrent de la partager à d’autres titres ; mais je vais les consoler, et leur prouver, pour leur plus grande satisfaction, que s’ils peuvent consentir d’être oubliés après leur mort, ils n’ont rien à craindre pour la jouissance paisible de leurs prérogatives pendant leur vie.

C’est que tout homme qui rend des services au genre humain ne doit en espérer aucune récompense de son vivant. Pour jouir de sa gloire, il faut que ses travaux, après avoir été en butte à la haine et à la calomnie de ses contemporains, aient été consacrés par le temps ; et cette consécration ne se fait que lentement. L’éloge du bienfaiteur du genre humain n’est dans la bouche des hommes que lorsqu’il ne peut plus l’entendre. Ainsi, tout homme de génie qui embrasse la profession des lettres fait un acte d’héroïsme volontaire ou involontaire. Que cet acte soit réfléchi ou non, son dévouement au bonheur de sa race n’est ni moins entier ni moins courageux que celui du citoyen généreux qui s’immole au salut de la patrie. Si la gloire qu’il aperçoit au bout de la carrière le soutient, s’il ose jouir d’avance de la reconnaissance de la postérité, il peut compter avec plus d’assurance encore sur l’ingratitude de son siècle. Il court deux dangers inévitables : l’un, de combattre les opinions, les abus, les préjugés, sans le ressort de la crainte, puisqu’il n’a aucun pouvoir extérieur ; l’autre, de ne pouvoir rien entreprendre sans faire sentir à ses égaux sa supériorité d’esprit ; sorte d’empire que la vanité et la sottise ne savent pardonner. Ce n’est donc que lorsque la génération, et avec elle les idées, se sont renouvelées ; lorsque les barrières que l’intérêt a opposées aux progrès de la raison sont forcées, que l’homme de génie commence à prendre du génie et à exercer du pouvoir sur les esprits. Son empire et sa gloire ne peuvent commencer que lorsqu’il a cessé de vivre.

Voilà l’histoire, chez tous les peuples et de tous les temps, de ces sages qui ne se sont pas bornés à plaindre les erreurs des hommes, et qui ont voulu y apporter des remèdes ; et j’ose croire que si M. Thomas nous avait montré l’homme de lettres sous ce point de vue, son tableau en serait devenu moins emphatique, plus intéressant et plus pathétique. Jamais tableau n’eût été présenté au public plus à propos. Quel est aujourd’hui parmi nous l’homme de lettres de quelque mérite qui n’ait éprouvé plus ou moins les fureurs de la calomnie et de la persécution, qui n’ait été dénoncé au gouvernement comme écrivain dangereux, comme mauvais citoyen, et presque comme perturbateur du repos public ; qui ne soit regardé, par le plus grand nombre de ses compatriotes, comme un homme que la société ne tolère que par un excès d’indulgence ? Si des mœurs plus adoucies garantissent nos philosophes de ces violences qui ont signalé l’atrocité des siècles barbares, c’est avec regret que leurs ennemis les voient à l’abri de leur rage ; et le poison de la haine agissant toujours avec la même activité, faut-il s’étonner qu’à la longue ni l’homme d’État, ni le magistrat, ni la partie du public la plus saine et la plus équitable, ne puissent se défendre de son atteinte, et que, fatigué par des cris continuels, on se persuade enfin que celui qui est toujours attaqué ne saurait être entièrement sans reproche ?

M. Thomas n’a pas osé tenter d’arracher à la calomnie son poignard, ni de faire rougir son siècle de ses injustices ; mais, en accordant à l’homme de lettres une influence subite qu’il n’eut jamais, en le plaçant de son vivant à côté de l’homme d’État, il a été censuré d’exagération avec quelque raison. On s’est moqué de ce cabinet solitaire où l’homme de lettres, méditant, a la patrie à ses côtés, la justice et l’humanité devant lui, avec quelques autres satellites qui n’ont pas échappé aux plaisanteries de nos agréables.

Le grand défaut de M. Thomas, c’est d’être toujours uniformément élevé. Il faut savoir ménager des repos dans un tableau ; il faut que des ombres fortes fassent sortir les clairs. C’est un art que J.‑J. Rousseau possède supérieurement. Il se repose, et puis il s’élance dans les nues avec une force qui entraîne tous ses lecteurs avec lui. Quand on ne sait pas ce secret, à force d’être sublime on devient emphatique et fatigant.

Je souhaite à M. Thomas un peu de cette simplicité qu’il vante tant dans les ouvrages de son prédécesseur, et il ne lui manquera plus rien pour être grand écrivain. Alors il ne nous parlera plus de ces crises violentes où les États se heurtent et se choquent ; il ne nous fera plus marcher au bruit de la chute des empires, il ne cherchera plus les moyens de donner aux lois du poids contre la mobilité du temps ; la correction du style même y gagnera, et ce soin fut toujours cher aux grands orateurs. Ainsi je ne voudrais pas lire : associé à vos assemblées ; je crois qu’il serait plus correct de dire : associé à vos travaux. Je ne crois pas qu’en parlant du cardinal de Richelieu, on puisse dire : Il vous fonda, messieurs. Il me semble qu’il fallait dire : Il fonda l’Académie.

L’éloge de M. d’Alembert a été prodigieusement applaudi. « Un roi, dit M. Thomas, appelle Socrate à sa cour, et Socrate reste pauvre dans Athènes. » Si ce trait est historique, il faut convenir qu’il est heureusement employé. J’avoue de bonne foi que j’ignorais que Socrate eût été appelé par un roi de Macédoine ; je ne me rappelle pas même le nom de ce roi Archélaüs, cité par M. Thomas comme contemporain de Socrate ; il faut que je rapprenne un peu mon histoire de la Grèce.

Quant à l’éloge de M. Hardion, auquel M. Thomas succède, je le regarde comme une gageure par laquelle l’auteur a voulu prouver qu’il n’y a point de sujet stérile pour un homme éloquent ; mais en conscience cet éloge est trop long. La simplicité du style de M. Hardion, que M. Thomas compare à la modestie de sa personne, était, en termes non académiques, la pure platitude. Il est plaisant de voir M. Thomas lui faire un mérite de n’avoir eu ni force, ni finesse, ni profondeur, ni parure ; M. Thomas serait bien fâché de mériter un seul mot de cet éloge. En général, il serait à désirer qu’on pût élaguer des discours de réception cet énorme fatras de louanges.

M. le comte de Clermont, prince du sang, devait, en sa qualité de directeur, répondre au discours de M. Thomas ; mais ce prince ne va point à l’Académie. Il a consenti d’être un des Quarante, il y a dix ou douze ans, on ne sait pourquoi. Il se rendit alors à l’Académie, et y resta cinq minutes, mais sans prononcer de discours de réception ; il n’y est pas retourné depuis[1]. Le sort l’ayant fait directeur de quartier, M. le prince Louis de Rohan Guémenée, coadjuteur de Strasbourg, se trouvant chancelier de l’Académie, répondit au discours de M. Thomas. Cette réponse est courte, noble et simple. La dernière partie surtout m’a paru fort bien. Il y a, au commencement, un éloge des lettres un peu commun, et que j’aurais voulu retrancher.

Après cette cérémonie, M. Thomas a lu la plus grande partie du quatrième chant de son poëme épique, Pierre le Grand, empereur de Russie. Le sujet de ce chant est le voyage du czar en France. Le poëte, pour pouvoir mettre Pierre en conversation avec Louis XIV, a avancé son voyage en France de douze à quinze années. On s’est beaucoup récrié sur cet anachronisme, et j’avoue que je me moquerais bien des crieurs s’il en résultait de grandes beautés. Il est bien question d’exactitude chronologique dans un ouvrage qui est fait pour l’éternité ! et vous verrez que le quatrième chant de l’Énéide m’enchante, m’attendrit, me touche moins, parce que je sais qu’Énée et Didon n’ont pas même vécu dans le même siècle ! Mais j’avoue aussi que je ne sais pourquoi M. Thomas a préféré de mettre Louis XIV aux prises avec Pierre le Grand ; le personnage de Philippe d’Orléans, régent du royaume, m’aurait paru plus piquant et plus propre à ce rôle. Ce Louis XIV, malheureux et vieux, est triste à mourir. Il endoctrine le czar un peu pédantesquement. Si leur entrevue s’était réellement ainsi passée, je pense que Pierre, en se retrouvant le soir seul avec Le Fort, lui aurait dit en confidence : « Le bonhomme radote, il n’y a plus personne ; » ou, avec plus de philosophie, cette entrevue, lui montrant la vanité de toutes choses, aurait été très-capable de diminuer et même d’éteindre le désir d’exécuter les sublimes entreprises que ce grand homme méditait. Ce qu’il y a de certain, c’est que Louis XIV, affaibli par l’âge et les malheurs, dégradé par son mariage avec la veuve de Scarron, par le cailletage dévot, et par les tracasseries ecclésiastiques qui s’ensuivirent et qui l’occupèrent entièrement, était beaucoup moins propre à se trouver vis-à-vis de Pierre, que cet aimable régent, qui ne croyait pas en Dieu. En général, s’il n’était pas téméraire de juger, par un seul chant, de tout un poëme, je craindrais que celui de M. Thomas ne manquât de génie. Or, pour peindre à la postérité le créateur d’un nouvel empire, et un prince en tout point aussi singulier que le czar, il faut du génie à chaque vers. Dans le chant que M. Thomas a lu, Pierre ne joue que le second rôle. Il écoute, ou, quand il parle, il ne dit que des lieux communs qui n’ont rien de ce caractère énergique et sauvage que le poëte ne pouvait conserver trop précieusement au réformateur de la Russie. Ce chant ne renferme qu’une esquisse assez languissante du siècle de Louis XIV, esquisse ornée d’une immensité de beaux détails, mais dans laquelle il me semble qu’on ne remarque pas assez ce premier jet de génie qui s’élance comme une belle fusée à travers l’obscurité. Ce chant, que des censeurs rigides ont appelé une gazette rimée, était donc le plus facile et le moins intéressant pour nous, qui savons le siècle de Louis XIV par cœur. C’est le siècle de la Russie qu’il fallait nous montrer ; c’est là que le poëte peut cueillir des lauriers : tout y est neuf ; rien n’a encore occupé le pinceau de ses rivaux.

M. de Silhouette, ministre d’État, ancien contrôleur général des finances, vient de mourir d’une fluxion de poitrine à un âge peu avancé. Je crois qu’il n’avait que cinquante-sept ans[2]. On a prétendu qu’il était mort d’une ambition rentrée, comme on dit d’une petite vérole rentrée. En effet, après avoir su s’élever d’une condition obscure aux premières places de l’État, il n’a pas su s’y conserver, et l’on assure qu’il n’a jamais pu se consoler d’avoir été renvoyé. Il avait été longtemps attaché à M. le maréchal de Noailles. De là il avait passé à M. le duc d’Orléans en qualité de secrétaire des commandements. Il parvint ensuite à être chancelier, garde des sceaux de ce prince, et, en 1759, le roi le prit pour contrôleur général de ses finances ; mais il ne put se maintenir dans cette place plus de huit mois, et son court ministère a été regardé comme une époque sinistre et malheureuse. M. de Silhouette avait des connaissances fort étendues ; mais il avait, je crois, peu de talent. Le talent d’un ministre consiste dans la justesse des vues et des mesures. M. de Silhouette débuta par attaquer la finance, et ne vit point que le moment d’une guerre très-coûteuse n’était point du tout favorable pour cela. Toutes ses opérations manquèrent, et il perdit la tête. On lui reproche de ne l’avoir pas perdue assez pour négliger son intérêt particulier. Il trouva le secret de se faire une rente viagère de soixante mille livres avec une somme de vingt mille livres qu’il employa à acheter sur la place de mauvais effets qui n’avaient nul crédit, et qu’il fit ensuite prendre au roi pour comptant à leur première valeur. Il était plus noble de recevoir de son roi en pur don un bienfait, que d’avoir l’air de l’acheter par un vilain et indigne tripotage. La réputation de M. de Silhouette était très-mauvaise. Quant à son caractère moral, il passait pour fripon et pour hypocrite. Il avait affiché toute sa vie une grande dévotion, et rien n’est moins indifférent quand on veut aspirer aux places. Il avait traduit dans sa jeunesse l’Essai de Pope sur l’homme[3], et l’ouvrage de Warburton, sur l’accord de la Foi et de la Raison[4]. Ces traductions, la première surtout, ne sont pas estimées, et l’auteur sentit bientôt que la carrière des lettres ne le mènerait pas au bout auquel il tendait. Depuis la mort de sa femme, il s’était retiré à la campagne, et entièrement livré aux pratiques de dévotion. M. de Silhouette parlait bien, avec netteté et précision, mais sans chaleur. Si par hasard il a été honnête homme, il est à plaindre, car il avait l’air faux et coupable.

M. Tercier, ancien premier commis des affaires étrangères, vient de mourir subitement à l’âge de soixante et quelques années. Il était de l’Académie royale des inscriptions et belles‑lettres. Il avait été aussi censeur royal ; mais il perdit cette place et celle qu’il avait aux affaires étrangères, pour avoir donné son approbation au livre De l’Esprit. C’était un bon homme qui ne voyait point de mal en tout cela. On fit, dans ce temps, une chanson qui disait que pour lui l’esprit était affaire étrangère[5]. Sa disgrâce n’influa point sur sa fortune. On lui conserva ses pensions, et l’on prétend que le département des affaires étrangères lui donnait souvent de quoi s’occuper dans sa retraite.

— Nous avons aussi perdu un médecin appelé M. Renard ; c’était l’Esculape du Marais. Une de ses dévotes disait un jour que c’était le premier médecin de Paris. Un mauvais plaisant ajouta : « En entrant par la porte Saint-Antoine, » parce que M. Renard logeait tout auprès. Ce M. Renard, trouvant un jour auprès d’une de ses malades un vieil abbé qui jouait tranquillement au piquet, il l’envisage, et lui dit : « Que faites‑vous là, monsieur l’abbé ? Allez-vous-en chez vous, faites-vous saigner ; vous n’avez pas un instant à perdre. » L’abbé, effrayé au dernier point, reste immobile. On le transporte chez lui ; M. Renard le saigne trois ou quatre fois de suite, lui fait prendre de l’émétique, et le trouve toujours aussi mal qu’auparavant. Le troisième jour, on appelle le frère du malade, qui était à la campagne. Il arrive en hâte : on lui dit que son frère se meurt ; il veut savoir de quelle maladie ; M. Renard lui dit que son frère, sans s’en apercevoir, avait eu une forte attaque d’apoplexie, mais qu’il l’avait heureusement découvert en lui voyant la bouche tout de travers, et qu’il l’avait secouru en conséquence. « Eh, monsieur, lui dit cet homme, il y a plus de soixante ans que mon frère a la bouche de travers. — Eh ! que ne le disiez‑vous ! » répondit le docteur en s’en allant, sans attendre l’effet de l’émétique qu’il venait d’administrer.

M. de Mondonville s’est avisé de remettre en musique l’opéra de Thésée, psalmodié, il y a cent ans, par l’ennuyeux Lulli. Il a voulu faire avec le poëme de Quinault ce que les maîtres de chapelle d’Italie font avec les poëmes de Metastasio. Son essai a été très-infortuné. Ce nouveau Thésée avait déjà été joué sans succès à la cour, pendant le voyage de Fontainebleau de 1765. L’auteur ne se l’est pas tenu pour dit : il a voulu être joué à Paris, et il est tombé, comme on dit, tout à plat. Il a été obligé de retirer sa pièce avant la quatrième représentation, ce qui est sans exemple à l’Opéra ; et pour comble de mortification, on y a donné aujourd’hui l’ancien Thésée à la place. Ce peuple est singulier dans ses jugements en musique, et cette ancienne religion de Lulli, si décriée aujourd’hui, subsiste cependant encore dans les cœurs. L’opéra de Mondonville est précisément aussi plat et aussi pauvre que celui de Lulli. C’est une psalmodie tout aussi assoupissante. Qu’on donne le procès entre ces deux ouvrages à juger à tous les connaisseurs en musique, et je parie qu’ils ne trouveront pas le plus faible motif de préférence de l’un sur l’autre. Cependant, l’un est sifflé avec fureur, et l’autre applaudi avec enthousiasme. Ce pauvre Mondonville est bien à plaindre. Ses airs ne feraient pas fortune dans une guinguette d’Allemagne, et, dans sa patrie, il est la victime de l’ancienne religion. Il devait se souvenir que c’est un mauvais métier que de vouloir abattre les anciens autels ; il faut les laisser tomber. Il a raisonné comme mon ami le chevalier de Lorenzi, dans une autre occasion. Une femme avait à lui parler, et lui avait donné rendez-vous un dimanche à onze heures du matin, La conversation finie, elle lui propose de le mener à la messe. Le chevalier, étonné, lui demande : « Est-ce qu’on la dit toujours ? » Comme il y avait quinze ans qu’il n’y avait été, il croyait que ce n’était plus l’usage, et que même on n’en disait plus ; d’autant que, ne sortant jamais avant deux heures, il ne se souvenait pas d’avoir vu une église ouverte.

— On avait préparé pour le jour de l’an, à la Comédie‑Italienne, une petite pièce intitulée l’Esprit du jour[6]. Cette pièce, remplie de bêtises, a été fort applaudie, et cependant n’a pas osé reparaître, parce que l’on n’avait applaudi que pour se moquer des auteurs, qui sont aussi mauvais l’un que l’autre. Le poëte s’appelle Harny, et le musicien Alexandre ; mais ce n’est pas le grand.

— J’ai eu occasion, ces jours passés, d’assister à une lecture de la tragédie des Scythes. Cette pièce m’a paru faiblement et souvent mal écrite ; mais surtout elle ne m’a pas paru intéressante, et je doute que, dans l’état où elle est, elle puisse obtenir au théâtre même un succès passager. C’est déjà un assez grand malheur poétique qu’il y ait une loi en Scythie qui oblige les femmes de massacrer le meurtrier de leur époux de leurs propres mains ; cette loi ne parait pas naturelle, et je ne crois pas qu’il y ait jamais eu une nation sous le soleil qui ait commis au sexe le plus faible le soin de la vengeance sur le sexe le plus fort. Qu’Iphigénie, devenue prêtresse de Diane en Tauride, se trouve dans le cas de sacrifier son propre frère dans un pays où tous les étrangers qui abordaient cette plage fatale étaient dévoués à la déesse, rien n’est plus naturel et plus intéressant : l’histoire nous prouve que tel a été de tout temps l’esprit de toute religion. Le code scythe, promulgué par Hermodan, ne me paraît pas aussi bien fondé dans la nature. Mais enfin, puisque M. de Voltaire avait besoin d’une loi qui ordonnât que la mort de l’époux serait vengée sur le meurtrier par la main de l’épouse, afin de pouvoir mettre Obéide dans la nécessité de lever le glaive sur le seul homme qu’elle eût jamais aimé, il fallait du moins arranger cette machine, en elle-même puérile, de manière qu’elle produisit quelque effet ; et elle n’en fait aucun. Il fallait qu’il fût d’usage en Scythie que, pendant la cérémonie du mariage, la femme s’engagent par serment à l’observation de cette loi et de quelques autres. Au moyen de cette formalité, nous aurions eu connaissance de cette loi dès le second acte ; et lorsque la querelle se serait engagée entre Athamare et Indatire, nous aurions pu concevoir quelque inquiétude. Au lieu que ni Obéide, ni le spectateur, ne connaissant cette loi qu’au moment où le poëte en a besoin pour sa catastrophe, c’est-à-dire au cinquième acte, elle ne produit pas le plus léger frémissement pour le sort d’Obéide. En général, ni la fable, ni l’exécution, ni les détails, rien ne me paraît heureux dans cette nouvelle tragédie, et je fais des vœux pour que son illustre auteur consacre le reste de ses années à des occupations plus satisfaisantes pour le public, et plus glorieuses pour lui‑même.

M. Servan, avocat général au parlement de Grenoble, a prononcé, à la rentrée de son corps, au mois de novembre dernier, un Discours sur l’administration de la justice criminelle. Ce Discours vient d’être imprimé, et forme une brochure in-12 de cent cinquante pages. M. Servan est un prosélyte de la philosophie. C’est un magistrat fort jeune, et dont la santé est très-faible. Son discours se ressent de la bonté de son cœur, de sa jeunesse, et de la faiblesse de sa constitution. Il est fondé tout entier sur les principes du livre des Délits et des Peines. Nos philosophes se réjouissent que ce Discours ait été prononcé par un avocat général au milieu d’un parlement. S’il l’avait été par maître Omer Joly de Fleury, devant le parlement de Paris, je pourrais m’en réjouir avec eux ; mais un jeune magistrat qui se meurt de la poitrine, élevant sa voix du fond d’une province, n’a pas assez d’autorité sur les esprits pour faire la moindre impression ; et, s’il n’y prend garde, et que sa passion pour la philosophie transpire, il se fera des affaires avec son corps : car, Dieu merci, la magistrature n’est pas moins opposée au progrès de la raison en France que le clergé ; ce qui nous donne une perspective très-consolante. Une autre considération qui m’empêche de partager la joie de nos philosophes, c’est que j’ai peine à me persuader que les enfants, même les mieux intentionnés, fassent jamais grand bien. Il nous faudrait à la place des vieux magistrats jansénistes et des jeunes magistrats philosophes, des hommes d’État éclairés et intègres ; mais lorsque la sagesse et la fermeté de ces derniers se consument à repousser les traits de la calomnie, les bons citoyens se désolent et pleurent sur la patrie.

— On a publié cette année l’Almanach des muses, ou le Recueil des pièces fugitives de nos différents poëtes qui ont concouru en 1766. C’est pour la troisième fois que cet Almanach paraît, et l’idée en serait fort bonne si on pouvait l’exécuter avec un peu plus de liberté, et si celui qui s’en mêle voulait y mettre plus de goût et de soin. Ce n’est pas la peine de mettre à contribution le Mercure de France, pour nous donner un fatras de pièces qu’on ne saurait lire. M. Mathon de La Cour, éditeur de cet Almanach, a soin de l’enrichir de notes critiques qui sont communément d’une bêtise rare. Il insère, par : exemple, dans son recueil, une pièce de vers que M. de Saint-Lambert fit, il y a plus de douze ans, pour Mme de Clermont d’’Amboise, aujourd’hui princesse de Beauvau. Dans cette pièce, on trouve ces deux vers :

Et hors votre amour pour Titon,
On n’a nul reproche à vous faire.


Le poëte parlait de l’opéra de Titon et l’Aurore, de Mondonville, qu’on jouait alors, et dont le succès était devenu une affaire de parti contre les partisans de la musique italienne. M. Mathon, pour éclaircir ce passage difficile, met en note au mot Titon : Petit chien. Ses observations de goût sont ordinairement aussi heureuses que ses remarques d’érudition. Il a ajouté à la fin de son Almanach une petite notice raisonnée de tous les ouvrages de poésie qui ont paru en 1766. Cette notice ne se trouvait pas dans les deux volumes précédents[7]. Je lui demande, pour l’année prochaine, un meilleur choix, et point de notes.

— On a aussi publié un Almanach philosophique, à l’usage de la nation des philosophes, du peuple des sots, du petit nombre des savants, et du vulgaire des curieux, par un auteur très-philosophe[8]. Si l’auteur fait usage de son Almanach, il peut se ranger, en sûreté de conscience, dans la seconde de ces quatre classes. Son Almanach est une plate et mauvaise rapsodie dont il est impossible de lire une ligne.

— Tout est aujourd’hui philosophe, philosophique et philosophie en France. Ainsi c’est le moment de faire un Discours sur la philosophie de la Nation. Celui qui sort de la boutique de M. Merlin est fait par le philosophe le plus sot et le plus borné qu’il y ait en ce royaume, où l’on remarque que la sottise prospère infiniment depuis quelques années.

— Vous lirez avec plaisir le Dialogue d’un curé de campagne avec son marguillier, au sujet de l’édit du roi qui permet l’exportation des grains, par M. Gérardin, curé de Rouvre en Lorraine. Ce bonhomme de curé, âgé de plus de soixante‑dix ans, voyant la frayeur que le commerce des grains causait dans son canton, s’est avisé d’écrire ce Dialogue pour guérir ses paroissiens de leurs inquiétudes déplacées. C’est un écrit plein de bon sens et véritablement populaire, tel qu’il en faudrait, sous un gouvernement éclairé, pour l’instruction du peuple sur tous les objets. Cela vaudrait bien un catéchisme rempli d’idées creuses. Si j’étais ministre, le curé de Rouvre aurait demain un bénéfice simple de six cents livres, en récompense de son Dialogue.


15 février 1767.

Milord comte de Clarendon est un seigneur anglais des plus qualifiés et des mieux accrédités à la cour. Pendant son séjour à la campagne, ce lord voit la fille d’un gentilhomme de ses voisins, appelé Hartley ; il en devient amoureux. Cette jeune personne, qui se nomme Eugénie, est en effet charmante de figure et de caractère, et bien capable d’inspirer une grande passion. Elle se trouve, dans l’absence de son père, sous la tutelle de sa tante, sœur du vieux Hartley, qui se propose d’en faire son héritière. Hartley a perdu sa femme, et il ne lui reste de son mariage qu’Eugénie et un fils, sir Charles, qui sert et qui est employé en Irlande. Si la beauté d’Eugénie a fait une impression sur milord Clarendon, les agréments de ce jeune seigneur n’ont pas échappé à la sensible Eugénie. Sa tante, de son côté, ambitieuse et vaine à l’excès, voit avec joie les commencements de cette passion. Bientôt milord Clarendon s’empare de son esprit, et la dispose à donner son consentement à un mariage secret qu’il projette. On profite de l’absence du père d’Eugénie ; et sa tante, qui connaît l’aversion de son frère Hartley pour les grands et pour la cour, exerce tout son crédit sur l’esprit de sa nièce pour la déterminer à disposer de sa main à l’insu de son père, et à épouser un homme pour lequel elle ne se sent que trop de penchant. Ce mariage a donc lieu ; mais milord Clarendon, quoique plein d’honneur et d’élévation d’ailleurs, est de ces gens qui croient qu’on peut s’en dispenser avec les femmes. Son ambition, peu d’accord avec sa passion pour la fille d’un gentilhomme obscur, ne lui permet pas de contracter un lien aussi redoutable et aussi indissoluble. Il fait travestir son intendant en ministre, et abuse Eugénie et sa tante par un faux mariage. Eugénie porte déjà dans son sein le fruit de cette union clandestine, lorsque son père revient, et que son époux est obligé de reprendre la route de Londres.

Voilà le sujet que M. Caron de Beaumarchais a entrepris de traiter sur la scène française. Eugénie, drame en cinq actes et en prose, a été joué pour la première fois le 29 janvier, sur le théâtre de la Comédie-Française. Cette pièce avait été fort annoncée ; son succès a bien peu répondu à l’attente de ses partisans, et sa chute est d’autant plus fâcheuse pour l’auteur qu’il n’en peut rejeter la faute sur son sujet. Ce sujet est infiniment théâtral et susceptible du plus grand intérêt. Vous allez voir comment M. de Beaumarchais a réussi à le gâter entièrement, et à l’éteindre sans ressource.

Au reste, cet ouvrage est le coup d’essai de M. de Beaumarchais au théâtre et dans la littérature. Ce M. de Beaumarchais est, à ce qu’on dit, un homme de près de quarante ans, riche, propriétaire d’une petite charge à la cour, qui a fait jusqu’à présent le petit-maître, et à qui il a pris fantaisie mal à propos de faire l’auteur. Je n’ai pas l’honneur de le connaître ; maison m’a assuré qu’il était d’une suffisance et d’une fatuité insignes. J’ai quelquefois vu la confiance et une certaine vanité naïve et enfantine s’allier avec le talent, mais jamais je n’ai vu un fat en avoir ; et si M. de Beaumarchais est fat, il ne sera pas le premier qui fasse exception[9].

Le sujet de sa pièce est le roman des Amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespedés, que vous avez lu dans le Diable boiteux de Le Sage.

Quoique ce sujet soit à mon gré très-beau et très-théâtral, il n’est point sans inconvénients. Son plus grand défaut, celui qui est sans ressources, est d’avoir été traité par M. de Beaumarchais ; mais un homme de beaucoup de talent aurait encore bien des écueils à éviter. Il sentirait d’abord que le rôle d’Eugénie est fini du moment où elle a la certitude du faux mariage et de son déshonneur. Dès ce moment, sa situation est si violente qu’elle ne peut plus être montrée au spectateur que dans la convulsion et dans le délire du désespoir ; elle doit avoir l’esprit et la raison aliénés. Si vous me dites que son rôle, bien loin de finir là, y commence au contraire à devenir sublime, je serai bientôt de votre avis ; mais je vous supplierai de m’indiquer le poëte capable de traiter et d’écrire ce rôle.

Une autre difficulté du sujet est de préserver milord Clarendon de tout vernis d’avilissement : car un homme qui a la bassesse d’abuser d’une jeune personne charmante, vertueuse, d’une naissance moins illustre, mais, après tout, égale à la sienne, est un vil séducteur, mieux placé sur les galères que sur le théâtre. L’amour peut faire faire un grand crime, mais un crime n’est pas toujours une bassesse ; et lorsque le crime est assez vil pour dégrader celui qui le commet, l’intérêt théâtral est fini. Or, comme il faut que le comte de Clarendon reste assez intéressant pour qu’Eugénie puisse à la fin lui rendre son estime avec le don de sa main, il est de toute nécessité qu’il n’ait pas paru vil un instant aux yeux du spectateur. M. de Beaumarchais ne s’est pas seulement douté de cette petite difficulté ; il a cru que quelques remords vagues, inspirés à milord Clarendon par son valet, le prépareraient suffisamment au repentir nécessaire à la catastrophe, et rendraient à nos yeux une action infâme pardonnable. Je ne sais pourquoi M. de Beaumarchais nous croit si peu délicats. Il y a au quatrième acte une scène que j’ai sautée dans l’analyse, mais qui me revient ici, et qui est pour moi une démonstration que cet homme ne fera jamais rien, même de médiocre. C’est au moment où milord Clarendon arrive, mandé par la tante d’Eugénie. Cette jeune infortunée et sa tante le reçoivent dans le salon, et avant de lui permettre d’entrer dans l’appartement d’Eugénie, elles l’interrogent sur toutes ses noirceurs, dont la tante a la preuve en poche. Clarendon nie tout comme le dernier des hommes, avec une effronterie révoltante ; et lorsqu’on lui montre la lettre de son intendant, qui porte la conviction de son crime, il reste confondu comme un vil scélérat ; et c’est ici que finit la scène, et l’auteur envoie prudemment milord Clarendon se justifier dans l’appartement voisin. Si M. de Beaumarchais avait eu le moindre talent, une étincelle de bon sens, il aurait évité cette scène comme l’écueil le plus dangereux de son sujet, et il aurait mis tout son savoir-faire à nous montrer Clarendon justifié autant à nos propres yeux que dans le cœur de son amante.

Mais comment réussir à rendre ce faux mariage excusable ? Ce problème peut avoir ses difficultés, mais je ne le crois pas impossible à résoudre. Ce que je sais, c’est que je n’aurais pas écrit le premier mot de ma pièce avant d’avoir trouvé le moyen de conserver de l’intérêt au séducteur d’Eugénie. Pour cet effet, j’en aurais fait un jeune homme charmant, plein d’honneur, plein d’élévation, plein de délicatesse, plein d’agréments. S’il a pu se porter, dans l’étourderie de la première jeunesse, jusqu’à abuser d’une jeune innocente en supposant un faux mariage, c’est que la folie et l’extravagance de cette tante, en affaiblissant son estime pour elle et pour sa pupille, lui ont, pour ainsi dire, suggéré cette idée, et l’ont fait tomber malgré lui dans ce piège. Si cela ne suffisait pas pour rendre son action excusable, bien loin de lui donner des valets capables de remords, je l’aurais entouré de mauvais et détestables conseillers ; et l’on aurait vu clairement que ce malheureux moment où il a pu s’oublier n’est pas l’ouvrage de son cœur, mais celui des circonstances. Mais cette perfidie, en le mettant en possession d’une personne angélique, l’ayant aussi mis à portée de connaître tout ce qu’elle vaut ; cette perfidie, dis-je, n’est pas sitôt consommée, que les remords les plus cruels, la passion la plus violente, l’envie la plus décidée de réparer l’injure aux dépens de sa fortune, de son honneur, de sa vie, s’il le faut, maîtrisent tour à tour le cœur de Clarendon. C’est dans cette disposition qu’il doit être depuis longtemps, lorsque la pièce commence. C’est en se regardant comme le plus vil des hommes qu’il peut espérer d’effacer enfin son crime et de ne me pas trouver inexorable. Mais pour avoir une âme de cette trempe, il faut qu’il s’adresse à un autre faiseur que M. de Beaumarchais.

Eugénie a été sifflée à la première représentation. On a retranché beaucoup de platitudes ; on a remédié aux défauts les plus choquants, comme on a pu, et on l’a risquée une seconde fois. À cette représentation, elle a été vivement applaudie, et depuis ce moment elle a été prodigieusement suivie ; mais malgré cette révolution favorable, elle n’a pas cessé d’être regardée comme une mauvaise pièce. Elle aurait eu peut-être quinze représentations, sans une maladie survenue à Préville, et qui l’a fait interrompre à la septième. Le jeu de cet habile acteur, et celui de Mlle Doligny, ont beaucoup contribué à ce succès si peu mérité, et que la reprise et l’impression de la pièce ne confirmeront point.

On a fait cinquante mauvaises plaisanteries sur l’auteur d’Eugénie, parce qu’il est fils d’un horloger. C’est bien de quoi il s’agit ! On a fait mille contes de sa fatuité et de ses impertinents propos. Je voudrais qu’il eût montré le moindre talent, et je lui pardonnerais volontiers son ton suffisant, d’autant que je n’aurai jamais à en souffrir. Ce n’est pas M. de Beaumarchais, c’est son bas coquin de Clarendon, c’est son vieux radoteur de Hartley et sa folle de sœur, et cette petite Eugénie, obstinée à ne me pas déchirer le cœur, qui me font souffrir le martyre.

Il n’y a, dans toute la pièce, qu’un seul mot qui m’ait plu ; c’est au cinquième acte, lorsqu’Eugénie, revenue d’un long évanouissement, rouvre les yeux et trouve Clarendon à ses pieds ; elle se rejette en arrière, et s’écrie : J’ai cru le voir ! Ce mot est si bien fait, il détonne si fort du reste, que je parie qu’il n’est pas de l’auteur. J’ai dit que cette pièce est tirée du Diable boiteux. Elle ressemble aussi au roman de Miss Jenny, par Mme Riccoboni. C’est que l’un et l’autre ont mis à profit le roman de Le Sage.

— Quinault-Dufresne, ancien acteur de la Comédie-Française, vient de mourir à l’âge de soixante-quinze ans. Cet acteur a eu beaucoup de réputation dans son temps, et c’est le comédien le plus célèbre que nous ayons eu en France depuis Baron. Si l’on peut former un jugement d’après tout ce qu’on a entendu dire de diverses parts, il me semble que Dufresne avait encore plus d’avantages extérieurs que de talent. La plus belle figure, la voix la plus agréable, un air plein de grâce et de noblesse, enfin tout ce que la nature doit fournir pour former un comédien parfait, Dufresne le possédait dans un degré éminent. Peut-être Le Kain a-t-il plus d’entrailles, plus de pathétique, plus de mouvements et d’accents tragiques, mais malheureusement la nature lui a tout refusé, et chez un peuple véritablement enthousiaste des beaux-arts, il ne serait pas possible d’exercer ce métier sans ces qualités extérieures. Je n’ai point vu Dufresne, et c’est un regret que j’ai. Il était depuis plusieurs années dans un état de santé misérable. Il avait quitté le théâtre de bonne heure, et il y a plus de vingt-cinq ans qu’il s’en était retiré. Les Quinault tenaient alors le haut bout du Théâtre-Français. Dufresne jouait les premiers rôles tragiques et comiques. Son frère aîné, Quinault, jouait le haut comique ; sa sœur cadette, les rôles de soubrette. Une sœur aînée avait été aussi au théâtre, mais peu de temps. Ces deux sœurs ont depuis joué une espèce de rôle à Paris : l’une et l’autre ont cherché à se donner une existence en attirant chez elles la bonne compagnie. L’aînée, entretenue jadis par feu M. le duc d’Orléans avant sa dévotion, et depuis par le vieux duc de Nevers, père de M. le duc de Nivernois, passe aujourd’hui pour être mariée en secret avec ce vieux seigneur. Celle-là a toujours vécu dans le grand monde. La soubrette a voulu avoir pour elle et les gens du monde et les gens de lettres, et l’on a fait ce qu’on a pu pour lui faire une réputation d’esprit. Elle m’a toujours paru avoir plus de prétention que de fonds, et surtout point de naturel. Elle a eu pendant quelque temps un dîner qu’on appelait le diner du bout du banc, et où il se faisait des assauts d’esprit. Rien n’était plus fatigant et plus maussade que ces bureaux d’esprit ; mais heureusement cela a passé de mode, et le règne de la soubrette a moins duré que celui de sa sœur aînée. Ces sortes de phénomènes ne peuvent guère se voir qu’à Paris ; c’est un genre d’ambition particulier. Mais si l’on pouvait savoir avec exactitude toutes les peines que les deux sœurs de Quinault-Dufresne se sont données pour acquérir et conserver cette sorte d’existence qu’elles se sont procurée, on verrait peut-être avec étonnement qu’il a fallu moins de soins et d’efforts à Cromwell pour être maître de l’Angleterre qu’il n’en a coûté à Mlles Quinault pour attirer et fixer chez elles quelques hommes célèbres et quelques gens de bon air.

Dufresne avait essuyé quelque dégoût de la part du public, et c’est ce qui occasionna sa retraite. Il commença un jour son rôle très-bas, parce que la situation et le bon sens l’exigeaient. Le parterre lui cria à diverses reprises : Plus haut, plus haut ! et Dufresne, impatienté, répondit enfin : Et vous, messieurs, plus bas ! Il fut mis en prison, et lorsqu’il reparut sur le théâtre, le parterre l’obligea de demander pardon à genoux. Dufresne se soumit, et quitta le théâtre six mois après. En quoi il fit très‑bien ; car ceux qui traitent leurs gens à talents en esclaves ne sont pas dignes d’en avoir, et l’avilissement ne sera jamais un moyen de faire fleurir les beaux-arts. Nous avons perdu, de nos jours, Mlle Clairon par une aventure de cette espèce. Mais Dufresne vécut heureux dans la retraite, au lieu que Mlle Clairon mourra de regret d’avoir quitté un métier qu’elle aime avec passion. Cette célèbre actrice partira au mois de mai prochain pour se rendre à Varsovie et y jouer la comédie, pendant l’été, devant le roi de Pologne. Elle compte être de retour à Paris vers le mois d’octobre.


épitaphe de m. l’évêque du mans[10],
qui vient de mourir.

Aux septCi-gît, grâce à la Providence,
Aux septLe très-digne évêque du Mans,
Aux septQui sut donner la préférence
Aux sept péchés mortels sur les sept sacrements.

— On vient de publier le Testament politique du célèbre ministre d’Angleterre Robert Walpole, comte d’Oxford, en deux volumes in-12. Le notaire qui a rédigé ce prétendu Testament n’est ni Anglais ni politique. C’est le même qui nous a donné, il y a quelque temps, l’Histoire du ministère de M. Walpole ; et, ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il n’a pas encore appris à écrire le nom de son héros, car il écrit toujours Valpole. On assure que ce Testament politique a été fabriqué à Paris par un certain M. Dupont ; d’autres disent qu’il est d’un Français errant, nommé le chevalier Goudar, auteur des Intérêts de la France mal entendus, et d’un Discours politique sur le Portugal. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il est d’un homme qui ne connaît ni l’Angleterre, ni l’Europe, ni les premiers éléments de politique[11]. Le prétendu Testament est précédé d’un Recueil de lettres de M. Walpole à différentes personnes. Je ne serais pas éloigné de croire ces lettres originales, si elles étaient moins courtes ; mais les lettres d’affaires ne s’écrivent pas comme des billets de société, et elles ont besoin d’une certaine étendue qui manque à celles-ci. Ainsi, si elles sont originales, je les crois du moins tronquées. On y trouve quelques particularités curieuses sur les inquiétudes qui agitaient l’Europe en 1728 et en 1730. L’objet du Testament est de tracer la situation intérieure de la Grande-Bretagne, et ses rapports avec ses voisins. On voit, dans la première partie, un écrivain qui n’a point d’idées fixes. Il dit alternativement que l’Angleterre a trop et trop peu de liberté, trop et trop peu de commerce, trop et trop peu de crédit public. Peu s’en faut qu’il ne fasse de M. Walpole un missionnaire de la religion romaine. On voit à chaque page un homme qui n’a pas médité son sujet, et qui ne connaît pas le pays dont il parle, ce qui fait que la seconde partie de l’ouvrage est vague, décousue, sans ordre, et souvent obscure ; du reste, remplie d’aperçus, de demi-vues et de quelques connaissances. Le style est, en général, incorrect, inégal, quelquefois trop figuré, et souvent entortillé. Bonsoir à M. le notaire, qui ne sera jamais le mien.

M. Horace Walpole, fils du ministre, est venu passer l’hiver précédent en France. C’est lui qui a écrit cette lettre du roi de Prusse à Jean-Jacques Rousseau, qui est devenue l’origine de la querelle de celui-ci avec M. David Hume. M. Horace Walpole est un homme de beaucoup d’esprit, mangé de goutte et d’une fort mauvaise santé. Il a écrit différentes choses. Il ne faut pas juger les ouvrages de M. Walpole comme ceux d’un homme de lettres de profession, mais comme des objets d’amusement et de délassement d’un homme de qualité. On vient de traduire son roman gothique intitulé le Château d’Otrante[12], en deux petites parties. C’est une histoire de revenants des plus intéressantes. On a beau être philosophe, ce casque énorme, cette épée monstrueuse, ce portrait qui se détache de son cadre et qui marche, ce squelette d’ermite qui prie dans un oratoire, ces souterrains, ces voûtes, ce clair de lune, tout cela fait frémir et dresser les cheveux du sage comme d’un enfant et de sa mie, tant les sources du merveilleux sont les mêmes pour tous les hommes ! Il est vrai que, quand on a lu cela, il n’en résulte pas grand’chose ; mais le but de l’auteur était de s’amuser, et si le lecteur s’est amusé avec lui, il n’a rien à lui reprocher. Le dénoûment pouvait être plus soigné ; il fallait expliquer là toutes les pièces mystérieuses qui avaient servi aux incidents dans le cours de l’histoire ; mais l’auteur n’a pas jugé à propos de se donner cette peine. C’est l’infatigable M. Eidous qui à traduit ce roman avec sa correction et son élégance ordinaires. Dans la préface, M. de Voltaire est assez maltraité au sujet de ce qu’il a écrit, il y a quelques années, assez mal à propos, pour déprimer Shakespeare. Je hais ces disputes nationales, dont la sottise se mêle presque toujours, même entre les plus grands esprits, et où aucun parti n’est ni équitable, ni de bonne foi. Quant à la question, si le mélange de tragique et de comique dans la même pièce est contraire au bon goût, un bon critique ne se hasardera pas à la décider légèrement. Il est certain que si les princes et les personnes d’une condition élevée traitent les affaires sérieuses, les événements intéressants et malheureux, d’un ton noble et pathétique, le ton des subalternes est bien différent, et l’on ne parle pas dans les antichambres des souverains comme dans leurs cabinets. Il est à remarquer aussi que la tragédie française est le seul drame existant qui ait adopté cette uniformité de ton qui lui a donné une uniformité de couleur très-insipide et souvent fatigante. Mais ceci serait l’affaire d’une discussion beaucoup plus longue, et le sujet d’un chapitre très-intéressant.

M. de Forbonnais, auteur de plusieurs grands et petits ouvrages sur les finances et sur le commerce, vient de faire imprimer en Hollande des Principes et Observations économiques, deux volumes in-8o. Les Principes forment le premier volume ; dans le second, l’auteur fait ses Observations sur divers points du système de l’auteur du Tableau économique, qui à paru, il y a quelque temps, dans la Philosophie rurale[13]. Depuis que l’économie politique est devenue en France la science à la mode, il s’est formé une secte qui a voulu dominer dans cette partie. M. Quesnay, originairement chirurgien, puis médecin de Mme de Pompadour, et médecin consultant du roi, s’est fait chef de cette secte. Il s’est associé l’ami des hommes, M. le marquis de Mirabeau. M. Dupont, qui a fait pendant quelque temps la Gazette du commerce, et un certain chanoine régulier ou prémontré appelé Baudeau, prêtre fort indécent, auteur d’un journal intitulé les Éphémérides du citoyen, petit homme décidant et tranchant, sont aussi de cette clique. La Philosophie rurale est le Pentateuque de ces messieurs. Outre cet ouvrage, M. Quesnay a fourni à l’Encyclopédie les articles Grains et Fermier. Voilà les autels que M. de Forbonnais entreprend de saper et d’abattre dans son ouvrage. Cette hostilité va engager une guerre opiniâtre et terrible, et déjà les Éphémérides du citoyen se préparent à servir de champ de bataille.

M. de Forbonnais a d’abord établi des principes généraux de la science économique. Dans ces principes, il est concis, obscur et louche, suivant son usage. Ce sera le seul côté par lequel il se fera estimer de son adversaire. M. Quesnay est non-seulement naturellement obscur, il l’est encore par système, et il prétend que la vérité ne doit jamais être dite clairement. Après ces principes, M. de Forbonnais procède à l’examen du Tableau économique de ces messieurs, et des articles Grains et Fermier, et l’on ne peut nier que ses observations ne soient souvent excellentes, et qu’il n’ait taillé de la besogne à ses adversaires s’ils veulent y répondre. Ainsi, il y a là de quoi guerroyer pendant plus d’une campagne. Je suis de l’avis de M. de Forbonnais dans son avant-propos. Il remarque que dans les siècles d’ignorance on ne remonte jamais aux causes, et les faits ne conduisent point à l’instruction ; dans les siècles éclairés, la philosophie généralise tout ; l’observation des faits est dédaignée, et le génie se livre aux paradoxes. Donc, je dis : la vérité n’est pas faite pour l’homme. J’ajoute qu’elle l’est moins dans la science économique que dans aucune autre, parce qu’il y a pour chaque effet un si grand concours de causes différentes, agissantes en sens divers et par différents degrés, qu’il est impossible d’en connaître l’influence et l’infinité de combinaisons avec une certaine exactitude. Au reste, le vieux Quesnay est un cynique décidé. M. de Forbonnais n’est pas tendre : ainsi cette guerre ne se passera pas sans quelques faits d’armes éclatants.

On ne peut se dissimuler qu’il n’y ait beaucoup de rêveries dans les écrits du vieux cynique. Il dit, par exemple, quelque part dans son Tableau économique, ou dans son article Grains, qu’en suivant ses principes il se faisait fort d’augmenter tous les ans le produit de la culture en France de vingt-quatre millions de setiers de blé. Or, chaque pays nourri, on estime qu’il se fait en Europe, année commune, une exportation de dix millions de setiers de blé, dont sept sont fournis par Dantzick, et les trois autres millions par la Grande-Bretagne, la France, la Sicile, les côtes d’Afrique, etc. Je demande à M. Quesnay, qui pousse d’un trait de plume sa culture en France à un petit surplus de vingt-quatre millions de setiers, ce qu’il compte en faire ? Puisque l’Europe entière n’a besoin pour vivre que d’une circulation de dix millions de setiers, il nous apprendra sans doute le secret de manger le double et le triple, le jour que, pour le bonheur de la France, il aura pris soin de sa culture. Je suis étonné que M. de Forbonnais m’ait laissé faire cette petite observation à son antagoniste.

— On vient de faire une nouvelle édition de l’Abrégé chronologique de l’histoire et du droit public d’Allemagne, par M. Pfeffel, jurisconsulte du roi ; deux volumes in-8o. Cet Abrégé est un des meilleurs qu’on ait faits d’après celui de l’Histoire de France, par M. le président Hénault. M. Pfeffel, assez mauvais sujet, je crois, est Alsacien. Il a été employé quelque temps par la cour de France à Ratisbonne, sous le baron de Mackau. Il se brouilla avec lui, et n’osa revenir en France. Il s’en alla à Munich, se fit catholique, et abandonna la fille d’un ministre protestant d’Alsace, qu’il avait épousée quelque temps auparavant, et qui avait eu des enfants de lui. Je le crois toujours à Munich. On dit qu’il a beaucoup contribué à l’établissement de l’Académie électorale qui y a été instituée depuis quelques années.

M. Anquetil, chanoine régulier de Sainte-Geneviève, vient de publier l’Esprit de la Ligue, ou Histoire politique des troubles de France pendant les seizième et dix-septième siècles ; trois volumes in-12. Tout est Esprit en France, depuis que l’illustre président de Montesquieu a consacré ce mot. Ainsi M. Anquetil appelle son Histoire l’Esprit de la Ligue, parce qu’il prétend y développer les causes et les ressorts secrets qui ont agi dans ces temps de malheur et de troubles ; mais, dans le fait, c’est pour faire remarquer son ouvrage par un titre à la mode. Il faudrait le génie de Tacite pour écrire ce morceau de l’histoire de France avec une certaine supériorité, et M. Anquetil n’a pas ce génie-là. Ce n’est pas que pour un moine il n’ait écrit avec assez de sagesse et d’impartialité ; mais que me fait ce mérite personnel et relatif à l’état de l’auteur, à moi qui ne veux lire que ce qui sera beau dans tous les temps, et indépendamment de toute considération personnelle ? Dans le choix, j’aime cent fois mieux un ouvrage du temps et de parti, qu’un froid appréciateur posthume, qui, balançant sur chaque fait les différents récits des auteurs contemporains, prétend m’indiquer la vérité comme par privilège exclusif. Premièrement un écrit de parti est ordinairement chaud, et la chaleur est une bonne chose ; en second lieu, il me laisse l’avantage de percer moi-même à travers le langage de la passion jusqu’à la vérité : opération satisfaisante pour une bonne tête, et sur laquelle on n’aime pas à s’en rapporter au premier venu. Il faut être un critique sublime pour me dédommager de ces deux avantages ; cette espèce d’hommes est très-rare, et M. Anquetil n’est pas de cette espèce‑là. Il lui restait la ressource de m’’attacher par le style et par la manière ; mais son style est sans séve, sans vie, sans force, et aussi mauvais que ses principes. Je souhaite le bonsoir à M. Anquetil, et je persiste dans l’opinion qu’un historien moine est un animal amphibie qui n’est bon ni à rôtir, ni à bouillir, à moins qu’il n’écrive l’histoire de son ordre ou la légende de quelque saint, auquel cas il a un droit bien acquis de placer son ouvrage dans le vaste recueil des absurdités humaines.

Conjecture sur l’esprit du clergé, puisque esprit y a : je suppose que Henri IV fût mort sans enfants, et que Louis XIII n’eût succédé qu’en qualité de plus proche héritier du trône, et que par conséquent la famille royale, qui occupe aujourd’hui le trône, ne descendit pas de Henri IV en ligne directe ; je dis et je soutiens qu’en ce cas les vertus de cet excellent prince seraient aujourd’hui presque oubliées, qu’il serait regardé comme semi-hérétique, que le clergé ne souffrirait son éloge qu’à regret, et que la passion des philosophes pour Henri IV serait un tort de plus qu’ils auraient, et dont on se servirait pour les dénoncer comme mauvais sujets du roi.

M. Anquetil a mis à la tête de son livre une notice raisonnée de tous les ouvrages qu’il a employés dans son Esprit de la Ligue. Cette notice est assez bien faite[14]. Vous trouverez parmi ces écrits une Histoire de l’origine et des progrès de la monarchie française, par Marcel ; et M. Anquetil observe que cet ouvrage est, pour le fond et à la forme typographique près, le même que l’Abrégé de l’Histoire de France par M. le président Hénault. « Si celui-ci, dit M. Anquetil, l’emporte pour le style et la multiplicité des anecdotes, Marcel à l’avantage de joindre aux principaux événements des preuves tirées des auteurs originaux et des actes authentiques. Du reste, c’est presque le même ouvrage, sinon pour l’exécution, du moins pour l’idée. » Voilà une observation qui ne fera nul plaisir à ce pauvre président, qui a fondé toute sa gloire présente et à venir sur la gloire de son Abrégé chronologique.

— Si j’ai une grande aversion pour les officiers subalternes qui écrivent des livres de théories sur la guerre, je ne confonds pas avec ces barbouilleurs de papier M. Carlet de La Rozière, lieutenant-colonel de dragons, qui fait depuis la paix un travail intéressant et utile. C’est de faire successivement l’histoire des campagnes les plus célèbres, d’après les correspondances des généraux commandant les armées avec le ministre de la guerre. En présentant les événements d’une campagne et sa tournure avec autant de clarté que de précision, il peut contribuer à former l’esprit et même le coup d’œil des jeunes officiers qui veulent étudier leur métier avec avantage. J’ai d’ailleurs entendu louer le travail de M. de La Rozière par des officiers généraux capables de l’apprécier. Il vient de publier la campagne du maréchal de Villars et de Maximilien Emmanuel, électeur de Bavière, en Allemagne, en 1703, volume in-8 de cent quatre‑vingt‑quatorze pages avec les cartes et plans nécessaires.

M. Le Beau, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, vient de publier dans un cahier in-4° séparé l’Éloge historique de feu M. le comte de Caylus, lu à la rentrée publique de la même Académie, dont le célèbre antiquaire était membre. Cet éloge, qui contient l’histoire de ses voyages et de ses travaux littéraires, est plus intéressant par le fond que par la forme que M. le secrétaire perpétuel lui a donnée.

— On a mis en vente le Catalogue raisonné des tableaux, dessins, estampes et autres effets curieux composant le cabinet de feu M. de Julienne, qui doit être vendu en détail et au plus offrant pendant la quinzaine de Pâques de cette année. Il y a dans ce cabinet plusieurs tableaux précieux, tant italiens que flamands. Le catalogue en a été rédigé par Pierre Rémy, célèbre brocanteur de Paris. Les grands hommes n’ont jamais pu jouir de cette paix qui paraît le partage de l’obscure médiocrité. M. Rémy a un rival dans le sieur Glomy, autre brocanteur. Autrefois, ils faisaient les catalogues et les ventes en société ; mais deux soleils ne peuvent durer ensemble. Le soleil Rémy et le soleil Glomy se sont brouillés. Celui-ci, en rédigeant le catalogue des tableaux de feu M. Bailly, a dit malicieusement de M. Rémy qu’il n’a eu d’autre part à ce catalogue que d’avoir donné la mesure des tableaux. M. Rémy en appelle de cette calomnie à la justice du public éclairé ; et, pour écraser son rival à force de générosité, il se fait un plaisir d’annoncer que M. Glomy est un des premiers pour coller les dessins et pour les ajuster avec des filets de papier d’or.

— On vient d’envoyer de Turin à l’ambassadeur de Sardaigne un sonnet fait à l’honneur du prince héréditaire de Brunswick. Ce sonnet est fort médiocre, et se réduit avec tout son verbiage à ce que Rome, pendant que le prince examinait avec étonnement ses monuments, le regardait de son côté avec admiration. M. l’abbé de Galiani, ayant vu ce mauvais sonnet, s’est fâché, a pris la plume en présence de l’ambassadeur de Sardaigne, et a écrit le sonnet que vous allez lire. Ce sonnet m’a paru très‑beau, très-harmonieux, très-poétique. Je pense que Metastasio ne le désavouerait pas s’il l’avait fait.

Nous avons vu avec la plus grande satisfaction M. l’abbé de Galiani revenir ici de Naples au mois de novembre dernier, après une absence de dix-huit mois, et reprendre ses fonctions de secrétaire d’ambassade du roi des Deux-Siciles. C’est un des trois ou quatre hommes que je me félicite d’avoir connus, et qui sait réunir l’étendue et la profondeur du génie et la variété des connaissances à tous les agréments de l’esprit et de l’imagination.


SONETTO.

Allorche Carlo le curiose ciglia
Stendea di Roma sull’antiquo onore,
Dai freddi marmi (oh, nuova maraviglia !)
Voci pareano uscir d’alto stupore ;

 « Chi è mai costui ? Hà d’un Romano il cuore.
Or qual morto Roman vita ripiglia ?
È Augusto ? È Tilo ? — Ah, no ; maggior valore
L’alma gli accende. — À Cesare somiglia.

— Mà la patria ama più. — Forse è Catone ?
— Hà men severo il volto. — All’atto umano
Mario o Silla non è ; dunque è Scipione ? »

La Fama rispondea : « Questo è Germano :
Or di piangere, Italia, hai ben ragione,
I nuovi eroi nascon da te lontanof[15]. »

M. le duc de Choiseul, ayant été nommé marguillier d’honneur de la paroisse de Saint-Eustache pour l’année courante, on lui a adressé les vers suivants, au nom du curé. On dit que ces vers sont de M. l’abbé de Voisenon ; mais je les crois de M. de La Condamine.

Toi que je n’ose encore inviter à confesse
Toi que Et que pourtant dans quatre mois[16]
Toi que Je dois attendre à ma grand’messe,
Choiseul, de ton curé daigne écouter la voix,
Toi que Et reçois les vœux qu’il t’adresse.
Toi que Quoique tu sois grand ouvrier,
Puissé-je ne te voir que rarement à l’œuvre !
Toi De L’Averdy, le sage devancier
Toi que Dont l’écu porte une couleuvre,
Et qui fut comme toi grand homme et marguillier,
Ce Colbert qu’aujourd’hui le peuple canonise,
Toi Et qu’autrefois il osa déchirer,
Toi que Fit peu d’ordure en mon église
Toi que Avant de s’y faire enterrer.
Toi que Je sais fort bien que tes compères
Toi que De Saint-Eustache et de la cour

Aimeraient mieux qu’ici tu fisses ton séjour.
Je sais que maint dévot offre au ciel ses prières
Toi Pour ton salut, qui ne t’occupe guères :
Ton vieux curé consent à ne te voir jamais ;
Toi que Et s’il forme quelques souhaits,
Toi que C’est que tu restes à Versailles,
Toi que Où, pour toi, le dieu des batailles
Toi que Est devenu le dieu de paix.
Amen ! Ainsi soit-il ! Si pourtant chaque année,
Toi que Choiseul, tu pouvais une fois
Toi que Quitter le plus chéri des rois
Toi que Qui t’a fait son âme damnée,
Toi que Viens te montrer en ces saints lieux,
Toi que Viens un peu changer d’eau bénite ;
Toi que Mais surtout retourne bien vite
Toi que Exorciser tes envieux.

— La tragédie de Guillaume Tell a donné lieu à M. le baron de Zurlauben, officier dans les gardes-suisses, d’adresser une lettre à M. le président Hénault sur la vie de ce prétendu fondateur de la liberté helvétique. C’est un précis tiré des anciennes chroniques du pays, qui n’apprend rien de nouveau, sinon que, si M. de Zurlauben écrit le français comme un Suisse, c’est comme un suisse de porte. Il dit qu’on a voulu répandre quelque nuage de pyrrhonisme sur la vie de Guillaume Tell, Il dit que la maison d’Autriche pronostiquait dès son commencement par ses progrès l’accomplissement de son horoscope. Cette phrase est presque digne du célèbre M. de La Garde, qui fait avec une si grande supériorité l’article des spectacles dans le Mercure de France. Pour parler comme M. de Zurlauben, j’aurai l’honneur de vous dire qu’il n’est pas que vous ne sachiez que cet officier suisse est un plat historien, et que pareil détail me ménerait trop loin. M. Lemierre a retiré sa tragédie après la septième représentation. Comme il n’y avait personne aux trois dernières, Mlle Arnoult disait plaisamment que l’auteur avait fait mentir le proverbe : Point d’argent, point de Suisse.

M. Targe, traducteur d’anglais de son métier, un peu moins mauvais que M. Eidous, nous a gratifiés, il y a quelques années, d’une traduction de l’Histoire d’Angleterre par M. Smolett, ouvrage très-peu estimé et encore moins estimable. Aujourd’hui M. Targe nous fait présent de la traduction d’une immense compilation publiée en Angleterre par M. Barrow. Elle est intitulée Abrégé chronologique, ou Histoire des découvertes faites par les Européens dans les différentes parties du monde. Douze volumes in-12 assez gros. C’est proprement l’histoire de la navigation, tirée de différents voyageurs, depuis Christophe Colomb jusqu’à nos jours. Bon livre pour une bibliothèque de campagne. Il vaut toujours infiniment mieux s’amuser de ces sortes de lectures que de plats et mauvais romans.

— Parlez-moi de M. Muyart de Vouglans, avocat au Parlement, qui vient de publier une Réfutation des principes hasardés dans le Traité des Délits et des Peines. Brochure in-12 de cent vingt pages. Cet honnête avocat fait l’apologie de la cruauté de notre jurisprudence contre la douceur des principes du marquis Beccaria, à peu près comme l’abbé de Caveirac fit, il y a deux ans, l’apologie de la Saint-Barthélemy. Et vous voulez que j’espère quelque chose de l’esprit public, quand je vois d’un côté des magistrats enfants élever une voix faible que personne n’écoute, et, de l’autre, des hommes atroces plaider ouvertement, avec approbation et privilège, contre les premiers principes de l’humanité ! Ce Muyart de Vouglans passe dans son corps pour un bon criminaliste. Je lui donne ma voix pour être nommé à la première occasion adjoint de maître Charlot, bourreau de la ville, vicomté et banlieue de Paris, et je lui donne pour valet son infâme censeur, qui a osé dire, dans son approbation, que l’impression de cet ouvrage sera très-utile au public. On trouve au commencement de cet horrible écrit douze pages de propositions prétendues condamnables, tirées du livre Des Délits et des Peines, et contraires, suivant l’auteur, aux maximes sacrées du gouvernement, des mœurs et de la religion. Une de ces propositions abominables de M. Beccaria, c’est qu’on doit abolir l’usage de la torture. Voilà les horreurs que l’auteur de la Réfutation ose déférer à l’animadversion du ministère public. Vous me demanderez si M. Muyart de Vouglans, pour récompense de sa belle réfutation, a été fouetté, marqué, et envoyé aux galères ? Car c’est le premier prix qui s’offre à l’imagination pour récompense de tant de douceur et d’humanité. Point. On ourraîit croire du moins que les avocats l’auront rayé de leur tableau ? Point du tout ; et l’on peut penser, pour sa consolation, que ce digne jurisconsulte, après avoir fait preuve publique de sa science dans les matières criminelles, restera avocat consultant sur ce chapitre, et qu’il aura des occasions fréquentes de satisfaire, par ses décisions, les tendres mouvements de sa belle âme en faveur de l’humanité. Et vous voulez qu’en cet état de choses je croie à un amendement prochain opéré par les progrès de la philosophie ?

— Nous avons toujours une affluence de romans désolante. Les Mémoires de Mlle de Valcourt, en deux parties, sont attribués à Mme la présidente d’Arconville. Quoique la vertu et l’amitié y soient victorieuses, suivant l’avertissement de l’auteur, je dirai : Tant pis pour toute femme qui ne sait faire un autre emploi de son temps que d’écrire de semblables insipidités.

— Un certain M. de La Grange[17], que je ne connais pas, vient de traduire un roman anglais, intitulé le Coche. Deux volumes in-12. Il a soin de nous prévenir qu’il a cru devoir y ajouter bien des choses, et en retrancher d’autres qui ne sont pas dans nos mœurs. C’est-à-dire qu’il a eu le bon esprit de supprimer ce qui seul pouvait être de quelque prix aux yeux d’un lecteur étranger. Il faut entonner sur ce M. de La Grange le refrain du cantique de Collé : Ah ! l’hébété ! l’âne bâté ! etc. Il écrit d’ailleurs comme un fiacre. Je lui souhaite d’apprendre à mener de même : il ne traduira plus, et il deviendra un citoyen utile. Tous ces romans anglais qu’on nous traduit depuis quelque temps ne sont assurément pas bons ; mais on y trouve du moins une grande variété d’événements, avec un naturel qui fait moins regretter le temps qu’on leur donne que celui qu’on perd à lire nos insipidités françaises en ce genre.

— Les Lettres de Mme du Montier et de la marquise sa fille, recueillies en deux volumes par Mme Le Prince de Beaumont, composent un roman moral au profit de l’éducation des filles. C’est, je crois, une nouvelle édition, et ce beau livre a déjà paru il y a quelques années[18]. Je mettrai les Lettres de Mme du Montier à côté de celles de la marquise de Crémy, et je plaindrai les jeunes personnes qui se formeront, suivant l’expression favorite de ces dames, l’esprit et le cœur dans de pareils livres, parce que je demeure convaincu que rien n’est plus à craindre pour la jeunesse que la platitude des lieux communs d’une morale rétrécie. Si vous voulez faire de votre fille une petite caillette pincée et médisante par désœuvrement, ne manquez pas de lui donner Mme de Montier pour gouvernante.

Alphabet pour les enfants sur quarante cartes à jouer[19]. Cette nouvelle méthode d’apprendre à lire et à composer des mots me paraît empruntée au bureau typographique. On vend ces cartes trois livres.


billet d’annonce
pour lequel on à retenu place dans ces feuilles.

Madame Calas avec ses enfants prend la liberté de vous faire part du mariage de sa fille cadette avec M. du Voisin, chapelain perpétuel de l’ambassade de Hollande en France, qui doit se faire le 25 février, jour qui sera employé par cette famille, encore plus intéressante par ses vertus que par ses malheurs, à se rappeler avec la plus vive reconnaissance le nom des personnes qui, par leurs bienfaits, ont daigné concourir au succès de la souscription pour l’estampe : bienfaits dont une mère de famille tire le plus doux avantage, en l’employant à l’établissement de ses enfants. Le roi, à qui l’on a demandé son agrément, a bien voulu accorder en faveur de ce mariage le brevet suivant, qui devient un monument et un titre honorables que la famille Calas doit à la généreuse protection de M. le duc de Choiseul.


brevet du roi portant permission de se marier
en faveur du sieur jean‑jacques du voisin
avec la demoiselle calas

Aujourd’hui trente-un janvier mil sept cent soixante-sept, le Roi étant à Versailles, et ayant égard à la très-humble supplique que lui a fait faire le sieur Jean-Jacques du Voisin, Suisse de nation, chapelain perpétuel de l’ambassadeur de Hollande en France, de lui permettre d’épouser la demoiselle Anne Calas, fille cadette de Jean Calas, marchand à Toulouse, et de demoiselle Anne-Rose Cabibel, et Sa Majesté, voulant traiter favorablement ledit Jean-Jacques du Voisin, et particulièrement la demoiselle Anne Calas, en considération des témoignages avantageux qui lui ont été rendus de la probité de sa famille, de son affection pour son service et pour sa personne, elle leur a permis de se marier ensemble, sans que, par raison de ce, il puisse leur être imputé d’avoir contrevenu aux ordonnances de Sa Majesté, et audit sieur Jean-Jacques du Voisin d’être contrevenu à celles qui défendent aux étrangers qui ne font profession de la religion catholique, apostolique et romaine, de se marier dans son royaume, ou d’épouser aucune de ses sujettes, sans y être autorisés : de la rigueur desquelles elle les a relevés et dispensés par le présent brevet. Permettant en outre par icelui à la demoiselle Anne Calas de jouir, faire et disposer de tous ses biens présents et à venir et exercer tous ses droits et actions en France, soit qu’elle y fixe son domicile ou qu’elle établisse sa résidence en pays étranger. M’ayant Sa Majesté, pour cette fois seulement et sans tirer à conséquence, commandé d’expédier ledit présent brevet, qu’elle a pour assurance de sa volonté signé de sa main et fait contresigner par moi, conseiller, secrétaire d’État de ses commandements et finances. Signé : Louis, et plus bas, duc de Choiseul.

— Claude-Pierre Goujet, chanoine de quelque église collégiale de Paris, vient de mourir à l’âge de soixante-dix ans. Il était auteur de la Bibliothèque française et de diverses autres compilations.

Récréations historiques et critiques, morales et d’érudition, sur l’histoire des fous en titre d’office, par M. Dreux du Radier, auteur des Anecdotes des rois, reines et régentes de France. Deux volumes in-12, chacun de près de quatre cents pages. Cette compilation mérite sans doute une place parmi tant de mauvais livres de ce genre ; mais je conseillerai toujours aux oisifs la lecture de ces livres préférablement aux romans et aux platitudes morales : cela est du moins instructif. Pour les gens qui ont beaucoup de savoir, de sagacité et de critique, ces lectures sont encore fort amusantes, parce qu’ils trouvent dans ces livres mille choses que le compilateur lui-même ne sait pas y être, et il aurait beau les relire de ses propres yeux, il ne les y apercevrait pas davantage.

— On vient de faire une nouvelle édition du livre Avis au peuple sur la santé, par M. Tissot, médecin de Lausanne. Cette édition est, je crois, la vingt-sixième ou la vingt-septième : et cet ouvrage, qui fit d’abord peu de bruit, a eu depuis une vogue étonnante et a été traduit dans toutes les langues. Peu de livres méritent mieux leur succès que l’ouvrage de M. Tissot. On n’y trouve à la vérité rien de nouveau, rien qu’un médecin instruit ne sache ; mais le but de l’auteur était d’instruire le peuple, et surtout de le préserver d’un grand nombre d’idées fausses, de le guérir d’une foule d’erreurs et de préjugés qui ont des influences immédiates et fâcheuses sur la santé. Son livre, en détruisant l’erreur, a le grand mérite d’être fait sur d’excellents principes et de n’enseigner que du bon. C’est d’ailleurs l’ouvrage d’un si grand homme de bien, un livre si vraiment utile aux hommes et qu’on doit être si content d’avoir fait que, si l’on me donnait à choisir entre la gloire d’être l’auteur de la Henriade, ou la satisfaction d’avoir écrit cet Avis au peuple, vous me pardonneriez, je pense, de ne me pas décider sur-le-champ et d’y réfléchir mûrement avant de prendre un parti.

— On vient de traduire de l’anglais les Mémoires de James Graham, marquis de Montrose, contenant l’histoire de la rebellion de son temps. Deux volumes in-12. L’auteur de ces Mémoires est le docteur Wizard, qui les a d’abord composés en latin ; mais les derniers chapitres et le récit de la mort de Montrose sont d’une autre main. Si l’éditeur n’avait pas eu soin de le remarquer, on ne s’en serait pas aperçu. Ce docteur Wizard est plat et ennuyeux, et c’est dommage ; le marquis de Montrose méritait un meilleur historien : on lit sans aucun intérêt une histoire qui en comportait un très-grand. Tout le premier volume est rempli de détails militaires rapportés d’une manière insipide, et le second, où l’on trouve les revers et la fin tragique du héros, n’est pas plus intéressant que le premier. Montrose servit toute sa vie avec beaucoup de zèle la cause du malheureux Charles Ier, roi d’Angleterre. Son sort fut pareil à celui de son maître. Il perdit la tête sur un échafaud peu de temps après le supplice du roi, et après avoir couru inutilement dans le Nord, en Allemagne, en France et en Hollande, pour chercher des vengeurs à Charles Ier et des défenseurs à son fils Charles II. Montrose avait montré de grands talents pour la guerre en défendant la cause du roi en Écosse contre les covenantaires ; mais si la cause qu’il défendait était bonne, il faut convenir qu’il avait épousé les intérêts d’un trop mauvais joueur. L’historien de Montrose s’étend souvent sur les vertus et sur la bonté de Charles Ier ; mais c’est qu’il ne sait pas qu’un bon homme et un bon roi sont deux bonnes gens qui ne se ressemblent guère. Enfin, il est des causes justes que la faveur publique ne seconde jamais ; c’est qu’il ne suffit pas d’avoir raison, il faut encore autre chose. Tout le monde admire Cromwell ; on plaint Charles Ier, mais d’une pitié bien froide. On n’a qu’à voir combien le sentiment qu’on éprouve au récit du supplice du roi d’Angleterre est différent de celui que fait naître l’assassinat de Henri IV par Ravaillac. C’est que Henri était un grand et un excellent homme, et Charles était un pauvre homme. Montrose a souffert jusque dans sa réputation, qui aurait été bien autrement brillante s’il avait servi une cause soutenue par la faveur publique.

— On vient de rendre à M. David Hume le service que nos impitoyables compilateurs rendent depuis quelque temps à tous les écrivains célèbres sans les consulter : c’est-à-dire qu’on vient de le dépecer, disséquer, décomposer, et réduire à un volume intitulé Pensées philosophiques, morales, critiques, littéraires et politiques, de M. Hume. Ce volume fait plus de quatre cents pages in-12. Le compilateur a eu soin de retrancher de cet extrait tout ce qui sent le fagot d’hérésie, et il se flatte d’avoir réussi à faire du philosophe David Hume un écrivain édifiant et orthodoxe.

— Une femme de Berlin, appelée MmeMe Therbusch[20], vient d’être agrégée à l’Académie royale de peinture et de sculpture en qualité d’académicienne. Le tableau qu’elle a présenté pour sa réception, et que l’Académie a accepté, est un morceau de nuit. C’est la figure d’un artiste ou d’un artisan, grande comme nature et vue jusqu’aux genoux, éclairée par une chandelle, ce qui lui donne un aspect rougeâtre et piquant. Cet effet de lumière m’a paru beau. On remarque d’ailleurs dans les tableaux de Mme Therbusch de la facilité et une grande liberté de pinceau ; je ne sais si la correction du dessin répond à ces qualités. Ce que je sais, c’est qu’en recevant Mme Therbusch, l’Académie ne peut être soupçonnée d’avoir déféré à l’empire de la beauté, si puissant en France, car la nouvelle académicienne n’est ni fort jeune, ni jolie. Plusieurs de ses tableaux seront exposés au Salon prochain avec son tableau de réception. Mme Therbusch s’arrêtera à Paris jusqu’après la clôture du Salon, et retournera ensuite à Berlin. Elle a apporté ici un portrait du roi de Prusse, qu’elle a peint à Berlin, et qu’on dit être parfaitement ressemblant. Elle en a déjà tiré des copies, et ce tableau ne sera pas le moins remarqué du Salon. C’est dommage que cet énorme chapeau, qui coiffe la tête royale, lui donne un aspect si soldatesque et si rude.




  1. Voir tome II, p. 312.
  2. Il était né le 5 juillet 1709, et il mourut le 20 janvier 1767.
  3. Londres, 1736, in-12.
  4. Dissertation sur l’union de la religion et de la politique, Londres, 1742, 2 vol. in-12. Silhouette est auteur de plusieurs autres ouvrages, originaux ou traduits.
  5. Voir cette chanson, et des détails relatifs à la destitution de Tercier, t. IV, p. 30.
  6. Cette pièce fut jouée, pour la première et dernière fois, le 22 janvier 1767.
  7. C’est une erreur de Grimm. L’Almanach des muses de 1764 et celui de 1765 sont terminés par une notice semblable. (T.)
  8. L’Almanach philosophique (Goa, 1767, in-12) est de Jean-Louis Castilhon, un des auteurs du Journal encyclopédique. (B.)
  9. L’auteur du Petit Prophète n’a pas deviné juste. (T.)
  10. Froullay de Tessé.
  11. Le Testament politique de Robert Walpole a été attribué, par l’auteur de la France littéraire de 1769, au fameux Maubert de Gouvest ; c’est sans doute une erreur, car ce Testament a été imprimé à Paris au moment même où Maubert, terminait en Hollande une vie errante et malheureuse. Je pense avec Grimm que l’auteur du Testament de Walpole est le même qui donna, en 1764, l’Histoire du ministère de Walpole, en 3 vol. in-12 ; et alors ce ne serait ni M. Dupont, ni M. Goudar, mais M. Dupuy-Demportes, connu par le Gentilhomme cultivateur, traduit de l’anglais de Hales, ouvrage en 8 vol. in-4o et 6 vol. in-12. (B.)
  12. 1767, in-12 ; voir tome IV, page 459, note 2.
  13. Par le marquis de Mirabeau et Quesnay, 1763, in-4o ; 1764, 3 volumes in-12.
  14. Elle a été rédigée par l’abbé Mercier de Saint‑Léger.
  15. Lorsque Charles étendait ses regards curieux sur l’antique gloire de Rome, des voix frappées d’étonnement (oh, merveille !) parurent sortir des marbres glacés : « Qui donc est celui‑ci ? Il a le cœur d’un Romain : quel est le mort romain qui revient à la vie ? Est-ce Auguste ou Titus ? — Non, une plus grande valeur enflamme son âme. — Il ressemble à César. — Mais plus que lui il aime sa patrie. — Peut-être est-ce Caton ? — Il a le visage moins sévère. — À cet aspect plus humain, ce n’est ni Marius ni Sylla ; c’est donc Scipion ? » La Renommée répondit : « Celui-ci est Germain, tu as grande raison de pleurer ; Italie : maintenant les nouveaux héros naissent loin de toi. »
  16. À Pâques.
  17. Papillon de Fontpertuis. Voir la lettre du 15 décembre suivant.
  18. Voir tome III, p. 351.
  19. Grimm a déjà annoncé cette méthode, t. V, p. 494.
  20. Anne-Dorothée Lisiewska, femme Therbusch ou Therbouche, selon l’orthographe adoptée par le livret de 1767 et par Diderot, née en 1728, morte en 1782, fut au nombre des artistes que le philosophe aida de ses conseils, de sa plume et de sa bourse. Elle lui causa de réels ennuis dont on retrouve l’écho dans les Lettres à Falconet et à Mlle Volland. Voir t. XVII, p. 254, 284, et t. XIX, p. 296 de l’édition Garnier frères.