Couleur du temps (LeNormand)/En ressassant le passé

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 59-61).

En ressassant le passé


Jeanne s’approche du sofa où nous sommes assises Berthe et moi, et la veillée commence. La maison est silencieuse. Seules, libres de parler du passé, du présent ou de l’avenir, nous parlons du passé. Ne demandez jamais à des jeunes filles qui se sont connues et aimées sur les bancs d’une classe, de quoi elles causent à chaque revoir ; elles ressassent les inévitables souvenirs de couvent. Ainsi, nous réveillons des heures mortes. Le rappel de nos espiègleries fait monter dans nos yeux les larmes du fou rire. Berthe raconte des faits : je revois des scènes. Pourquoi, un certain soir d’automne, à quatre heures, mes compagnes parties, étais-je encore en classe avec « Mère » à recevoir des remontrances ? Quel crime de lèse-majesté avais-je pu commettre ou quelle étourderie ? J’ai mon sac en bandoulière. Je le taquine, impatiente de m’échapper. J’en tourne et détourne les courroies, je suis debout près de la tribune. Je n’entends plus les paroles sages qui me furent dites ce jour-là. Les ai-je seulement une fois écoutées ? La classe s’obscurcit. Je devrais réfléchir. Mais à trois reprises, Berthe vient entrebâiller la porte, y passe sa tête ébouriffée et demande effrontément : « T’en viens-tu ? On t’attend. Dépêche-toi ! »

Me dépêcher ! C’était facile à dire. À sa troisième apparition, Mère, indignée en apparence l’appela, et nous fûmes deux à écouter le reste des remontrances.

Est-ce assez simple, assez puéril ces souvenirs ? Nous en renotons une infinité, des tristes et des comiques, mais qui tous nous font rire. Pourtant ils n’amuseraient personne d’autre que nous. Pour nous seules ils sont attendrissants ces menus faits de notre vie d’élèves. En les rappelant, nous nous rapprochons, Jeanne, Berthe et moi ; et c’est comme si nous touchions tout à coup les racines de notre amitié. Car cette amitié, c’est le passé qui la vivifie. C’est le passé qui l’a faite et c’est lui qui la gardera. Il la protégera contre l’avenir.

Berthe, Jeanne et moi, nous serons un jour des femmes que des devoirs, des intérêts et des événements différents sépareront. Chaque pas insensiblement nous éloigne les unes des autres. Ce sont des sentiments nouveaux qui se lèvent en nous ; ce sera demain des obligations nouvelles, et comme la vie passe sans cesse plus vite, nous n’aurons peut-être plus bientôt d’heures pour nous rencontrer.

Lorsque, dans ce temps, le hasard nous réunira, fût-ce après des années, malgré les relations interrompues, nous retrouverons encore tendre l’affection d’autrefois. Qui sait après quelles tristesses ou quels deuils nous nous reverrons ? Mais ces simples souvenirs un peu fous, nous les réveillerons encore, et plus que jamais ils nous rafraîchiront le cœur.