Couleur du temps (LeNormand)/Feuille sèche

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Édition du Devoir (p. 12-14).

Feuille sèche


Entre les pages d’un cahier noirci de mon ancienne écriture, je trouve ce soir une feuille d’érable, rouge et sèche. Une de ses dentelures est repliée, et comme je veux la redresser, elle se brise. Sur la teinte brunie du tissu raidi une date est écrite : dix-neuf septembre !… De quelle année ?… et dans quelle rue ai-je ramassé cette feuille ? Pourquoi l’ai-je datée ? Simple plaisir de ma plume, grande barbouilleuse autrefois comme aujourd’hui ?… Rien ne me reste dans la mémoire. J’ai beau chercher — rien. Je ne me souviens d’aucun fait, d’aucune promenade.

Pourtant, je me rappelle une fois que nous étions allées dans la montagne à la seule fin de faire des bouquets de feuilles différentes. Nous étions quatre petites filles qui commençaient à allonger leurs robes. Nous n’étions pas très gaies malgré ça. Je ne sais pas bien pour quelle vague raison, effet d’automne, sans doute. Je sais seulement que nous débitions des bêtises sur la vie. Jeanne en avait peur. Jeanne la regardait en se disant : à moi, elle ne donnera rien, elle ne peut rien donner, que du plaisir avec les fleurs, avec les nuages. Et savez-vous pourquoi Jeanne pensait cela ? Elle ne trouvait pas son nez à son goût, et elle croyait que la vie ne donne le bonheur qu’aux… nez grecs !

Berthe nous faisait rire en ce temps-là. Berthe posait peut-être un peu. Elle avait tout ce qu’il fallait pour cela : des yeux grands comme des piastres, bleus comme des pierres précieuses, et des cils longs et noirs comme ceux des héroïnes de roman. Elle constatait peut-être que son nez allongeait trop, mais il était mince et distingué ; et puis, Berthe avait des joues roses, une bouche rouge et des dents blanches. Berthe aimait bien la vie et elle nous blaguait sur ce qu’elle en attendait.

Georgette, brune, brune autant que les blés sont blonds, Georgette riait de ce que les autres disaient, de ses dents encore plus blanches et plus belles que celles de Berthe. Fine et un peu sournoise, Georgette nous faisait croire sans peine qu’elle était plus raisonnable que nous : elle savait nous servir une douche à point, au bon moment, quand nous parlions avec ardeur de nos passions dans les étoiles. Pourtant, elle devait nourrir les mêmes rêves que nous. Elle s’en cachait, méprisait les hommes, et nous pensions pour cela qu’elle ferait une religieuse.

Moi, qu’est-ce que j’étais bien, en ce temps-là ?… J’avais des illusions nombreuses, mon nez étant presque grec !… et j’avais des peurs, comme mon amie Jeanne. Mais, j’étais tellement décidée et impétueuse quand il s’agissait de satisfaire mes ambitions, qu’il restait en moi une profonde tranquillité au sujet de l’avenir ; je savais que mes mains cueilleraient tous les fruits qui ne seraient pas défendus, le long de la route… Jeanne m’appelait « la paix ». J’étais plutôt la confiance.

Jeanne est toujours mon amie. Berthe aussi. Elles ont changé et si je sais encore beaucoup des pensées de Jeanne, Berthe me reste à certains égards mystérieuse. Georgette ne passe plus sur mon chemin. J’ignore à quelle conception de la vie elle s’est arrêtée. Des milliers d’impressions nous attachaient l’une à l’autre, et nous nous sommes pourtant détachées !…

Tiens, cette feuille rouge et sèche qui me regarde, qui gît sur ce cahier ouvert, à quel sujet m’a-t-elle amenée ? Est-ce elle qui fait repasser devant mes yeux mes amies en robes de petites filles romanesques ? Oh ! la puissance d’une si mince chose. Je la remets entre les feuillets de cet ancien journal. Beaucoup plus tard, un autre jour dans ma vie, elle me rappellera ce soir, et ce billet qui fut écrit en son honneur, feuille morte retrouvée et relue dans mon livre du passé !