Couleur du temps (LeNormand)/La petite fille au turban

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 71-73).

La petite fille au turban


C’était encore une petite fille. Elle avait quinze ans, peut-être moins. Elle était jolie, elle avait surtout une physionomie intelligente, distinguée, discrète. Elle venait à la bibliothèque paroissiale, et c’est là que je la voyais. Elle ne m’a presque jamais parlé, elle ne faisait que passer. Nous échangions quelques mots nécessaires, elle me regardait gentiment et c’était tout. Elle ne restait pas pour babiller, pour s’amuser avec les autres, qu’elle ne connaissait peut-être pas, il est vrai. Je n’en sais rien. Je ne savais rien d’elle. Mais son visage me plaisait, et sa voix et ses manières, et jusqu’à son chapeau, un drôle de turban de velours, qui laissait sur les cheveux traîner un gland. Il aurait pu enlaidir une autre fillette qu’elle ; il l’embellissait, il était coquet sur sa tête, il lui ajoutait une note fine et originale.

Je me rappelle aussi que ses grands yeux étaient bruns, très doux, qu’elle avait une façon exquise de sourire, et une voix agréable, et que lorsqu’elle s’en allait, je disais à ma compagne : « Je l’aime, cette petite fille-là, moi ! »

Ce matin, la messe de huit heures était un service funèbre, un modeste service, presque sans tentures, avec peu d’assistants. Je me trouvais à quelques bancs du catafalque. Je vis que la bière était petite, comme celle d’un enfant, quand on la roula dans l’allée près de moi. Il me sembla que je touchais à la Mort, et sous le coup d’une répulsion instinctive, j’allai me mettre plus loin.

J’avais eu le temps de reconnaître dans le cortège deux jeunes filles avec leur mère, des figures déjà vues souvent en tramway, dans la rue, à l’église. Je m’intéressai à leur deuil. Je me demandai qui elles avaient aujourd’hui perdu. Je ne sais pourquoi je finis par supposer que ce devait être une grand’mère, redevenue menue, toute mince avec la vieillesse.

Ce soir, je suis retournée à la bibliothèque. On m’a dit : « La petite Antoinette Aubry est morte. » Antoinette Aubry ? Et tout à coup, j’ai revu le catafalque du matin, le pauvre cercueil, j’ai de nouveau pensé à mon impression devant cette mort d’inconnue, à cette peur qui m’avait fait changer de place, fuir une odeur vague, sans doute imaginée plutôt que sentie.

Et c’était donc de la fillette que, vivante, j’aurais voulu mieux approcher, comprendre, aimer, que je m’étais éloignée instinctivement !

Elle ne viendra plus à la bibliothèque. J’y repenserai. Je la regrette comme une amie. N’y a-t-il pas bien des fois ainsi des figures qui passent et nous attachent, dont l’âme se révèle sur de simples traits et nous appelle ?