Couleur du temps (LeNormand)/La poupée

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Édition du Devoir (p. 37-38).

La poupée


Dans un coin de la chambre, sur une table de toilette, entre un coffret à rubans et quelques livres, la poupée est assise. Elle appuie sa tête brune sur le mur, et regarde droit devant elle, un sourire léger et éternel à sa bouche corail. Ses yeux sont clairs, presque profonds. Ses joues de porcelaine sont rondes comme celles d’un bébé. Son immobile expression est grave. On dirait qu’elle songe ; on dirait qu’elle s’ennuie. Pendant que sa petite maman s’habille, je la regarde et elle me dit :

« Pensez donc, mademoiselle, je suis ici, dans le même coin, depuis je ne sais combien de temps. Je ne remue pas. On ne me sort jamais. Je suis triste. Regardez ma maman qui s’arrange les cheveux. Dans le miroir, elle me voit et elle ne songe même pas à me sourire. Je ne comprends pas son indifférence. Elle m’aimait. Elle passait des heures à me parer, à me cajoler, à m’embrasser. Elle me mettait des boucles roses ou bleues dans les cheveux, et j’avais des toilettes de princesse. Maintenant, on m’a tout enlevé. Il fait froid. J’ai toujours cette robe de mousseline qui est fanée. J’avais des gilets en laine blanche autrefois, j’avais même des fourrures, vous savez, un manchon et une capine en lapin blanc, avec des attaches de soie rouge.

« Et là, on dirait que je n’ai plus rien. On dirait que je suis devenue laide et vieille ! Mais non, je me vois dans ce miroir. Je suis toujours la même.

« Mais que ma maman est changée ! Elle ne m’aime absolument plus. Elle a toujours la tête penchée sur quelque livre, quand elle ne brode pas des choses qui ne sont pas pour moi. Dire que j’étais son seul souci, sa joie, son occupation. Elle me faisait des robes en m’embrassant ; elle me servait des petits dîners ; elle m’emmenait dehors dans un joli carrosse. Elle me donnait bien parfois la volée, mais c’était pour rire, et elle me comblait ensuite de baisers fous. C’était bon, ce temps-là !… »

Ma petite amie est prête à partir ; pendant qu’elle boutonne ses gants et cherche je ne sais quoi dans un tiroir, je murmure à sa poupée : « Ma pauvre petite, prends ton mal en patience ; on te cédera bientôt sûrement à une autre maman. Celle-là est finie pour toi, vois-tu. Quand les petites filles grandissent, elles ont beau être attachées à leurs poupées aux grands yeux bruns, elles les abandonnent malgré elles. Tout a une fin. »