Couleur du temps (LeNormand)/Petite rivière

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Édition du Devoir (p. 15-16).

Petite rivière


Entendu parler aujourd’hui d’une petite rivière sensible qui gèle au moindre froid. Elle est étroite, elle serpente. Je l’ai vue un jour d’été, un jour chaud. Elle dormait à l’ombre de gros arbres. Aucune embarcation ne la troublait, aucun souffle ne l’agitait. Entre des berges hautes qui la protègent du vent, elle somnole inlassablement. Elle est si peu profonde que jamais une tempête ne la secoue.

Or, il paraît que déjà, chaque matin, elle est glacée et polie comme une belle vitre, la petite rivière. Le midi, s’il fait trop soleil, elle dégèle, mais le soir elle "reprend" et, lorsque le froid persiste, le lendemain elle reste miroir. Alors, elle est jolie à croquer. Sur ses rives, les arbustes percent une mince couche de neige blanche et forment des dessins curieux. Des touffes serrées de brindilles ont l’air de forêts naines et au-dessus de ce petit peuple de branchettes, les grands arbres dégarnis se dressent ou se courbent sur le fond clair ou gris du ciel changeant. Et ce paysage ne semble là que pour encadrer la rivière d’argent.

Autour d’elle, le silence parfait habite à certaines heures la campagne.

Je voudrais l’aller voir, cette fine rivière sensible, un jour que le soleil ne ferait pas éclater les blancheurs, que tout serait vaguement embrumé. Devant ce paysage sommeillant, de même que dans une chapelle déserte, je regarderais en moi. Je serais si calme que sur ma méditation luirait la Lumière surnaturelle. En face de la petite rivière gelée, en face du paysage blanchâtre, à peine taché, j’y penserais longtemps à cette Lumière qui fit la terre changeante, les pays différents, et qui me donna le souffle à moi, petite chose de rien dans la multitude du monde, mais petite chose qui sent en elle l’immortalité d’une âme.