Couleur du temps (LeNormand)/Psychologie dentaire

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Édition du Devoir (p. 85-87).

Psychologie dentaire


Demain, j’irai chez le dentiste. Demain, c’est décidé, c’est décrété. Finies, mes lâchetés ! Elle partira, l’irréparable mauvaise dent qui m’agace la langue. Je ne la tolérerai plus. C’est impardonnable de l’avoir ainsi gardée presque un an, déplombée et cassée.

Demain, j’irai demain. Je suis libre. Je n’ai rien à faire de mon après-midi. J’irai. Elle partira, la laideronne. Enfin, je n’aurai plus la peine, à chaque jour frais et humide, de me badigeonner les gencives d’iode, par crainte des abcès. Enfin, je serai débarrassée.

Allons, quel temps faut-il pour extraire une dent ? Combien de minutes ? Pourquoi, grand Dieu, ai-je tant tardé ? En un clin d’œil tout est fait. Et quel soulagement ensuite ! Ah !

J’y vais demain. Au fond, j’ai encore peur. Je me raisonnerai, j’endurerai. Si j’allais au martyre, ce serait bien autrement terrible. Mettons qu’on me les enlèverait toutes, les dents, et qu’on ne m’en laisserait pas l’ombre d’une ? Je vois mon désespoir, plus encore devant la perspective d’être enlaidie que devant la douleur. Eh bien ! si je ne me décide pas de moi-même, pour l’amour du bon Dieu, à aller faire extraire cette malheureuse qui déshonore ma gencive ; si je ne me décide pas à endurer de plein gré cette petite souffrance, qui sait si l’on ne m’enverra pas, en punition, quelque carie affreuse de la mâchoire, capable de me défigurer à jamais ?

C’est décrété. J’y vais demain, demain. Ce n’est pas si horrible, à tout peser. J’arrive. Je m’installe. Le dentiste — mon dentiste barbu que je connais depuis des ans — me raconte de bonnes blagues. Je n’écoute pas. Je regarde les pinces qu’il chauffe, je commence à serrer follement les bras du fauteuil. Je me raidis, je fais mon sacrifice. J’ouvre la bouche. La pince entre. Le dentiste pousse, serre, déracine, tire. Oh ! ce métal, ce serrement, cet arrachement ! Je crie, mais ma dent s’en va.

Pourtant non, elle ne partira pas ainsi du premier coup. Elle ne vaut rien. Elle est découronnée. Elle cassera. La pince reviendra trois fois au moins.

Trois fois… le serrement, la poussée, l’arrachement ! Trois fois !

C’est héroïque, à y songer, de s’en aller ainsi rencontrer les pinces quand on sait le mal qui nous guette. Un mal pour un bien, me direz-vous ? Oui, mais, après tout, cette dent-là ne me fait pas souffrir. Ce serait simplement pour le fait de ne plus l’avoir dans la bouche. À ma place, sincèrement, que feriez-vous ?

Je n’irai peut-être pas demain, ni après-demain. Elle est chez elle, ma dent. Qu’elle attende !