Couleur du temps (LeNormand)/Raquetteurs, dans la nuit sereine

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Édition du Devoir (p. 25-28).

Raquetteurs, dans la nuit sereine


Un soir calme, sans vent, sans lune, mais bien étoilé. Une brume fine, presque imperceptible, un soupçon de brume qui enveloppe le fond éloigné du paysage. Cette humidité à peine sensible fait dire aux raquetteurs que demain il neigera. Constatation qu’aucun commentaire ne suit. À quoi bon parler pour rien, surtout sur cette chose banale qu’est le temps ?

À un soir aussi paisible et si peu éclatant, parce que sans lune, il faut des raquetteurs à l’état d’âme modéré, point excités, point emballés, point bavards. Ils sont quatre et par moment, aucun d’eux ne parle. Puis, la conversation s’anime ; mais elle consiste plutôt en bouts de phrases, en boutades ; et un éclat de rire qui jaillit, prouve que si les raquetteurs ne sont pas bruyants, ils sont gais. Par étapes ils gravissent la montagne. Entre les arbres, entre les arbustes qui à tout instant les séparent, se perd le fil du discours. Et il y a l’atmosphère, la nuit qui saisit et donne l’impression que les mots en somme sont bien peu en face du monde majestueux, en face de cette hauteur imposante du mont.

Les raquetteurs zigzaguent, se font un chemin frais sur la neige pure qui ne fut point encore foulée. Avant d’entrer sous les arbres, la nuit leur semblait noire. Ils s’habituent à l’obscurité, qui n’est jamais complète en hiver. Au dessus d’eux, ils distinguent l’oratoire Saint-Joseph. Ils franchissent quelques obstacles, une clôture, une petite voie élevée ; voilà la route battue qui mène au sanctuaire. Et les raquetteurs prétendent qu’ils s’en vont en pèlerinage.

Des escaliers se montent très mal en raquettes. La difficulté rend le chemin plus amusant. Que vont-ils demander à saint Joseph ?

Une exclamation coupe des badinages. La basilique qui était obscure s’illumine. A-t-on entendu venir les pèlerins ? Sur un vitrail se dresse l’ombre facile à reconnaître d’une statue de saint Antoine, et le petit Jésus qu’il porte se silhouette comme s’il appelait de la main.

Mais les raquetteurs doivent se contenter de coller leurs visages curieux aux vitres des portes closes. Ils sont encore là, quand les lumières s’éteignent. Ils s’en retournent : c’était des gens heureux qui n’avaient pas de grâces pressées à solliciter. Ils aperçoivent plus loin l’ancienne chapelle qui ainsi vue sur le fond énorme de la montagne, semble petite comme un jouet.

En passant devant elle, ils découvrent que plus haut, une traînée de lumière se montre, comme si derrière la montagne se levait la lune. Ceux qui veulent ignorer qu’elle est en vacances croient en elle. Ils parlent aussi du point de feu qui guida, il y a bien longtemps, le petit Poucet. Ce n’est ni la lune, ni cette clarté, mais un chemin qui conduit à un château, une avenue éclairée. Ils la longent, causant mieux sur ce terrain plat. En bas scintillent les étoiles de la ville. Les arbres dessinent sur la neige leurs ombres dépareillées. Au loin, très au loin s’étend le voile de brume mince. C’est le calme parfait, le calme immense, le calme qui émeut même les moins sensibles.

Les raquetteurs doivent pourtant regagner leur foyer. Le temps ne leur a point paru long, mais ils savent bien qu’il a passé quand même. Quelques histoires, des mots pour rire, des souvenirs éparpillés en dévalant la côte qui tourne ; devant l’oratoire, une réminiscence livresque ; dans le jour ce point de vue donne une sensation qui ressemble à celle qui fut notée par Barrès sur les hauteurs de Sainte-Odile.

Les raquetteurs évoquent leur paysage, tels qu’ils le virent en automne, bien différent, quand la nuit était encore loin ; c’était une succession de terres qui descendaient quadrillées par les clôtures ; et il y en avait une suite qui semblait infinie parce qu’elle se perdait dans la brume montant du sol. Du moins, l’un d’eux se rappelle ainsi le panorama, et qu’il sentit une émotion à le regarder. Il y a de ces émotions qui naissent en nous devant des paysages n’ayant rien d’excessivement pittoresque, mais qui parlent, sans qu’on sache au juste par quoi, à cette partie du cœur qui appartient à notre pays.