Couleur du temps (LeNormand)/Saint Antoine

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 32-34).

Saint Antoine


J’ai toujours aimé saint Antoine. D’aussi loin que je me rappelle mes premières prières, je me souviens de l’avoir invoqué. J’avais eu l’honneur de voir le jour, saine et sauve, le matin de sa fête. En effet, c’était un honneur, si l’on y songe. Chaque fois que mon âge gagnait un chiffre et que maman m’emmenait à l’église appeler sur ma nouvelle dignité les grâces du ciel, je trouvais un autel tout illuminé de lampions scintillants. C’était pour saint Antoine évidemment, mais je m’imaginais qu’il y avait au moins une ou deux lumières pour moi et je priais mieux.

Pourtant, nous eûmes une brouille, saint Antoine et moi. On m’avait appris, de même qu’on vous l’apprit sans doute, qu’il faisait retrouver tous les objets perdus. Je le croyais dur comme roche. Un jour, je perds un petit chapelet de cinq cents, en cristal rouge. Il était neuf, je l’aimais. Il n’était pas encore terni, j’y tenais. Je le cherche sans penser à saint Antoine. Je ne le trouve pas. Je pense à saint Antoine. Je me mets à faire des promesses et des prières. pour la valeur de cent chapelets comme le mien. Et vainement pendant deux jours, je fouille toutes les fentes du trottoir de bois, je lève toutes les planches qui veulent se laisser lever, j’écarte tous les brins d’herbe sur ma route. Rien. Saint Antoine est sourd. Je vais m’acheter un autre chapelet, un bleu, et j’oublie que je n’ai pas été exaucée, dans la contemplation de mon trésor neuf qui reluit. Mais en jouant au cerceau, dès le soir, je le perds aussi. C’était à peine si je l’avais fait bénir. Je prie immédiatement saint Antoine avec plus de confiance que jamais. Il n’allait pas être sourd deux fois. Il m’aiderait.

Non. Il ne se dérangea pas, ni cette fois-là, ni une autre plus tard, pour un troisième chapelet en couleur…

Alors, sans que je l’eusse demandé, on me donna un matin, un saint Antoine en plomb, dans une minuscule niche vitrée. Avec cela, je ne perdrais plus rien. Saint Antoine garderait mes bagages. Or voilà ce qu’il advint. J’étais à la ville avec maman. Il avait plu et une toute petite mare d’eau s’étendait au fond du trottoir de pierre. Je veux montrer ma niche à un cousinet. Elle est mêlée avec mon nouveau chapelet, mon canif, mes osselets, et tout le pataclan qui habite ma poche de sœur, en sécurité, à côté de saint Antoine. Je m’embarrasse si bien que j’échappe ma statue dans la mare. Ensuite, j’ai beau mettre les doigts dans l’eau boueuse, vider la mare avec mes mains, vous le croirez si vous voulez, mais saint Antoine reste introuvable. Je rentre chez ma tante en pleurnichant, et je ne peux pas m’empêcher de déclarer : « Un beau fin qu’est seulement pas capable de se r’trouver ! »

Après cette épreuve, vous auriez cessé de l’invoquer, saint Antoine, — vous, n’est-ce pas ? Vous en auriez eu assez de son indifférence. Je ne succombai pas à cette tentation. À une prochaine occasion, comme j’étais née le jour de sa fête, je me dis que j’allais l’essayer de nouveau. Cette fois-là ce fut sans confiance aveugle. Je ne lui commandai rien. Je le laissai libre. S’il voulait m’écouter, je serais bien contente, s’il ne voulait pas, c’était encore pareil. Il m’exauça. Depuis ce jour-là, depuis dix ans peut-être, il ne me refuse rien, sans doute parce que je ne fus ni prompte, ni rancuneuse !