Coup d’œil sur l’état des missions de Chine/Texte entier

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Valmonde (p. 15-78).


LES MISSIONS
CATHOLIQUES EN
CHINE EN 1846


Coup d’Œil
sur l’État des
Missions de Chine
présenté au Saint-Père
le pape PIE IX



PAR
LE R. P. GABET


Lettre de Monseigneur Forcade à M. Gabet.

Monsieur l’Abbé,

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt, le manuscrit que vous m’avez dernièrement apporté. Ces considérations sur l’état présent de nos missions, sur les causes de leur peu de succès, ne sont malheureusement, à mon sens, que trop justes et trop vraies.

C’est aux missionnaires, et à eux seulement, m’avez-vous dit, Monsieur l’abbé, que vous destinez ce petit ouvrage. Il me semble bien propre en effet à notes inspirer à tous de salutaires réflexions, à nous donner d’utiles renseignements, et à devenir ainsi pour nous, comme pour les peuples que nous évangélisons, la source d’un grand bien. Qu’il en soit ainsi, Monsieur l’abbé, et Dieu bénisse de cette manière, ce fruit de votre expérience et de vos travaux !

Agréez, Monsieur l’abbé, l’assurance de ma haute considération et de mon respectueux attachement.


Augustin, Év. De Samos,
V. A. du Japon.
Paris. 2 mai 1848.
Monsieur l’abbé Gabet, prêtre de la mission.


Lettre du Père Gabet au Pape PIE IX


Très Saint-Père

Depuis le moment heureux où la Providence a suscité Votre Sainteté pour Souverain Pontife de l’Église, chaque jour de son règne a été signalé par des événements, dont la sagesse et la fermeté excitent l’admiration et la reconnaissance de l’univers entier.

Aussi, les nations chrétiennes n’ont-elles qu’un sentiment, pour manifester leur joie et célébrer leurs espérances. Mais, au milieu de tant de peuples qui se pressent prosternés à vos pieds, au milieu de tant de voix qui s’élèvent pour glorifier le présent et saluer l’avenir, des pensées d’angoisses viennent percer le cœur des Missionnaires ; c’est que de vastes contrées, ainsi que des peuples innombrables, ensevelis encore tout entiers dans les ombres de l’infidélité, restent enchaînés dans les ténèbres extérieures, et n’ont aucun moyen de participer à ces fêtes universelles du monde catholique.

Les immenses régions de l’Asie centrale sont parcourues et traversées en tous sens par une multitude de nations voyageuses qui semblent, dans leur éternel pèlerinage, aller interroger tous les coins de leur territoire et tous les antres de leurs montagnes, pour demander en quel lieu est né le Sauveur du monde ; et jusqu’ici aucun oracle n’est venu éclairer leurs doutes, aucune étoile ne s’est levée sur leurs têtes pour guider leurs pas. S’il est une voix qui leur réponde, c’est celle de l’antique séducteur qui vient river leurs fers et rendre plus épais encore le voile qui leur cache la lumière et la vie.

Telles sont les considérations sous l’empire desquelles ont été écrites les réflexions de ce petit recueil. Considérés comme le cri éploré des enfants qui demandent du pain, et comme la voix gémissante de ces nations tristement assises à l’ombre de la mort, parvenues aujourd’hui jusqu’aux pieds de Votre sainteté, puissent-elles contribuer à faire arriver jusqu’à leurs déserts quelques rayons de la céleste lumière.

C’est dans cette pensée et dans cette espérance que j’ai désiré présenter ce petit écrit à Votre Sainteté et je la supplie en même temps de vouloir bien agréer l’hommage des sentiments de respect, de soumission, de foi et d’amour avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Très-Saint Père,

De Votre Sainteté
Le très humble, très obéissant et très respectueux serviteur,
J. GABET, Missionnaire apostolique.
Rome, le 12 octobre 1847.


REMARQUES PRÉLIMINAIRES


Voici quelques observations jugées nécessaires en tête de ce petit recueil : Premièrement. Il ne s’agit pas ici d’un traité sur les devoirs des Missionnaires, ni d’un ouvrage complet sur l’œuvre des Missions. De nombreux et très bons livres existent sur ces intéressantes matières. L’excellence de l’œuvre des Missions, les hautes vertus requises dans la vocation du prêtre, et surtout du prêtre Missionnaire dans les pays étrangers, sont des principes avoués universellement, et qui ne sont contestés par personne. Je les considère donc ici comme des prolégomènes qu’il n’est pas nécessaire d’établir par la discussion. Voici toute la pensée de ce petit écrit : on voit, chaque jour, de nombreux et saints Missionnaires se dévouer à l’œuvre des Missions, et cependant cette œuvre n’avance pas ; pourquoi cela ?

Secondement. Dans ce résumé sont évités avec soin les vues abstraites, les aperçus purement théoriques. Tout y est pratique, résultat d’expérience, faits mis sous les yeux. Enfin, le dernier mot est : avec les mêmes hommes et les mêmes moyens, obtenir de plus grands résultats.


CHAPITRE PREMIER

Grandeur et en même temps peu de résultat des efforts faits pour la conversion des peuples de l’Asie. — Discussion sur les raisons qu’on en donne : le temps n’est pas venu. — Corruption et dégradation des peuples infidèles. — Sagesse de ces nations. — Persécutions. — Pauvreté des missionnaires. — Leur petit nombre. — Conclusion.


Grandeur et en même temps peu de résultat des efforts faits pour la conversion des peuples de l’Asie.

Il est un fait dont tout le monde se sent d’abord frappé, c’est l’immensité des efforts faits pour la conversion des peuples de l’Inde, d’une part, et le peu de succès de ces efforts, de l’autre.

Depuis plus de trois siècles il se fait, de toutes parts, des efforts de tout genre pour amener ces nations dans le sein de l’Évangile.

Les églises d’Europe, et surtout celle de France, y envoient chaque année l’élite de leurs prêtres.

Les gouvernements temporels viennent souvent interposer le secours de leur influence pour appuyer les efforts des missionnaires ; les fidèles de tous les pays s’imposent d’abondantes collectes d’argent qui produisent des sommes immenses et subviennent aux besoins de toutes les missions. Toutes ces ressources d’ouvriers, d’influence temporelle, d’aumônes de toutes espèces se rencontrent aujourd’hui même, avec une abondance extraordinaire ; et cependant, il faut le dire, les missions ne prospèrent pas, elles décroissent même sur plusieurs points, et sur d’autres elles s’éteignent tout à fait.

Une semblable stérilité de la parole de Dieu dans ces belles contrées du monde est attribuée à bien des causes diverses. Après avoir brièvement examiné celles qu’on allègue ordinairement, nous en exposerons les véritables.

Discussion sur les raisons qu’on en donne.

La plupart du temps, pour expliquer la chose, on se contente de dire que le temps de la conversion de ces peuples n’est pas encore venu.

L’Évangile fournit lui-même la réponse à cette assertion ; car Notre-Seigneur dit, Marc, 1, 15 : « Que le temps est accompli et que le royaume de Dieu est. venu ; » et encore, Jean, 4, 55 : « Élevez vos regards, dit-il à ses disciples, voyez les campagnes blanchies et déjà toutes prêtes pour la moisson. » Puis, avant de monter au ciel, il exprime encore plus clairement cette vérité par les paroles suivantes, Matth., 28, 18 « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre ; allez donc, instruisez tous les peuples. » Il résulte de ces divers passages et de bien d’autres qu’on pourrait citer, que le temps de la conversion de tous les peuples est arrivé depuis la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; et ce temps arrive pour chaque peuple en particulier lorsque la Providence lui envoie des missionnaires ; car Notre- Seigneur n’exige que cette condition, comme on le voit par ces paroles qu’il dit à ses disciples : « La moisson est grande à la vérité, mais les ouvriers sont en bien petit. nombre ; priez donc le Maître de la moisson qu’il y envoie des ouvriers, Marc, 6, 38.

Les pays infidèles sont comme des pays qu’on n’a point encore cultivés. Si on demandait, au sujet de terres encore en état de friche, pourquoi elles ne produisent pas de fruits, ce ne serait pas répondre à la question que de dire : le temps de la fertilité n’est pas encore venu pour elles. La véritable cause de leur stérilité est qu’on ne les cultive pas ; qu’on les ouvre à une culture sage et éclairée, le temps de la fertilité sera venu pour elles ; la même réponse peut s’appliquer aux missions.


Corruption et dégradation des peuples asiatiques.

La stérilité de la parole évangélique, en Chine et ailleurs, est souvent attribuée à la corruption et à la dégradation morale qui règnent parmi ces peuples. On dit ces nations trop vicieuses pour s’élever jamais à la perfection de la loi évangélique.

Raison tout à fait illusoire. D’abord, ces nations n’en sont point venues au degré de corruption auquel étaient descendues les nations européennes, lorsque les apôtres leur apparurent pour leur annoncer l’Évangile. Et si la puissance de la loi de grâce a été assez grande pour triompher de la corruption européenne, pourquoi le serait-elle moins pour opérer le même effet en Asie ?

De plus, l’Évangile est justement le remède apporté par Notre-Seigneur Jésus-Christ pour guérir la nature humaine de ses vies et la tirer de ses ténèbres ; plus la corruption et l’aveuglement seront profonds, plus le triomphe de l’Évangile sera éclatant. La corruption des peuples asiatiques, du moins en Chine, en Tartarie et dans le Thibet, n’a point encore, avons-nous dit, atteint le degré de la corruption européenne à l’époque de la prédication évangélique ; car chez ces peuples du moins la morale publique est pure, la religion ne consacre aucun crime, ni aucun vice, tandis qu’en Europe, au siècle dont nous parlons la religion même consacrait les vices les plus monstrueux, tels que les prostitutions dans certains temples, et à certaines solennités, les sacrifices humains et mille autres abominations.


Sagesse de ces nations.

On trouve des hommes d’un sentiment bien opposé à celui dont il vient d’être fait mention, qui disent que les nations asiatiques sont trop sages et trop éclairées, et que pour cette raison elles ne sont point frappées de la sagesse des lois évangéliques.

Il n’est pas besoin d’une longue discussion pour faire voir le faible de ce prétexte. D’abord une pareille excuse est une injure faite à la doctrine de Jésus-Christ, qui est la manifestation de la sagesse divine la plus haute et la plus pure que puisse comporter la nature humaine ; et ce qu’on allègue irait à dire que cette lumière divine, craignant la concurrence d’une sagesse purement humaine, ne peut faire d’impression que sur des âmes grossières et ignorantes. Il est clair, pour quiconque voudra y réfléchir, que cette sagesse et ces lumières des peuples de l’Asie, à quelque degré qu’elles se rencontrent, loin d’être des obstacles à l’Évangile, sont, au contraire, des auxiliaires, et comme des pierres d’attente et des points d’appui que la Providence lui a préparés.


Persécutions.

On prétexte souvent aussi, pour cause du peu de succès qu’obtient la prédication de l’Évangile, les persécutions auxquelles elle est perpétuellement en butte dans la plupart des royaumes de l’Asie. Mais cette raison, si plausible qu’elle soit, tombe lorsqu’on réfléchit que l’Église catholique, fondée par la mort et par la passion de Notre-Seigneur, fut propagée au milieu des plus sanglantes et des plus opiniâtres persécutions, scellée pendant trois siècles par le sang de ses apôtres et d’une multitude infinie de ses disciples. Ces faits démontrent clairement que les persécutions ne sont point le véritable obstacle à la propagation de la foi ; et Notre-Seigneur les a même prédites à ses apôtres comme un inséparable apanage de leur prédication.

Il faut convenir ensuite qu’il y a beaucoup de missions où la persécution ne règne pas ; telles sont les colonies européennes, les îles de la Sonde, les possessions anglaises dans l’Inde ; et cependant on ne voit pas que la prédication de la religion chrétienne y obtienne plus de fruit qu’ailleurs, on se plaint même souvent du contraire. En second lieu, dans les endroits où la religion est proscrite, il existe de grands intervalles de paix et de tranquillité, et on ne voit pas non plus que pendant ces intervalles le royaume de Jésus-Christ s’étende davantage ; d’où il suit évidemment qu’il faut chercher ailleurs que dans les persécutions la véritable cause pour laquelle la sainte semence est si constamment frappée de stérilité.

Un autre aveu qu’on est forcé de faire, est que la plupart des persécutions viennent des contestations qu’ont les missionnaires ensemble ; comme il sera parlé plus bas de ces contestations, la proposition n’est ici qu’énoncée ; mais l’on peut déjà conclure qu’en retranchant les divisions et les disputes dans les missions, on aura coupé la source de la plupart des persécutions.

Pauvreté des missionnaires.

Quelques missionnaires se plaignent sans cesse de leur pauvreté comme de l’unique obstacle qui les arrête ; à les entendre, ils semblent toujours à la veille de convertir leur province, pourvu qu’on augmente leur subvention annuelle quelques mille francs. L’Association de la propagation de la foi acquiesce à leurs voeux, et les sommes sont envoyées ; l’année suivante, mêmes plaintes et mêmes demandes de leur part. Toute leur vie se passe ainsi à solliciter des secours, et le moment de commencer la conversion des infidèles ne vient jamais.

Sans doute les missionnaires ont besoin de secours, mais une expérience aussi universelle que persévérante, vient confirmer l’infaillibilité de la promesse faite par Notre-Seigneur, que jamais rien ne manquerait sur ce point aux ouvriers évangéliques.

Il est même à propos d’observer que si l’on voit le missionnaire si abondamment fourni d’argent, et soigneusement pourvu de tout ce qui contribue au bien-être, il en résulte de nombreux et graves inconvénients, tous de nature à nuire beaucoup au succès de son ministère.

Les néophytes s’habituent peu à peu à ne voir en lui qu'un mercenaire richement salarié.

Tant de sommes d’argent qui lui arrivent coup sur coup font insensiblement naître le soupçon et la défiance ; on se demande secrètement quel intérêt des peuples étrangers peuvent-ils avoir à entretenir avec de si grands frais, un propagateur de leur doctrine dans des pays si reculés.

Les sentiments de générosité et de désintéressement s’éteignent dans les personnes qui aident le missionnaire à traiter les affaires de la mission ; on ne voit plus là qu’une opération d'argent ; personne ne veut faire sans salaire des choses pour lesquelles le missionnaire paraît si richement rétribué.

L'Église, au lieu d’être soutenue par les indigènes et de s’y implanter, reste, au contraire, au milieu d’eux comme une institution opulente, enrichie par l'argent de l’étranger, et livrée pour ainsi dire à leur discrétion. Tous les missionnaires se plaignent de ce qu’au lieu de recevoir quelques secours des chrétiens indigènes, ils sont parmi eux comme un mouton dont chacun se croit en droit d’arracher la laine.

Notre-Seigneur a promis aux prédicateurs de l’Évangile que rien ne leur manquerait, ; les fidèles, suscités par la Providence, s’imposent des collectes pour subvenir à leur entretien ; pourquoi donc tant d’importunes sollicitations d’argent qui choquent les laïques et les scandalisent ? Combien ou serait plus édifié de voir les missionnaires se confier davantage en ces paroles du divin Maître : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera surajouté, car votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses. » Matth., 6, 33.


Leur petit nombre.

Beaucoup de personnes aussi, croient trouver la cause du peu de succès des missions dans le petit nombre de missionnaires.

Sans doute les missionnaires sont nécessaires ; car c’est à cette condition que Notre-Seigneur attache la conversion des peuples lorsqu’il dit : « Priez donc le Maître de la moisson qu’il y envoie des ouvriers ! »

Mais là-dessus il faut faire les réflexions suivantes : douze apôtres commencèrent la conversion du monde, et en vinrent à bout en suivant la méthode que leur avait tracée Notre-Seigneur. Cette méthode consistait en trois principaux points : 1° l’union entr’eux ; 2° la prédication en vue de laquelle ils reçurent le don des langues ; 3° l’institution d’un clergé indigène partout où ils prêchaient la foi.

Des milliers de missionnaires se sont consumés dans les missions de Chine et des autres parties de l’Asie, et ces missions sont encore dans un état déplorable ; la cause n’en est donc évidemment pas dans le petit nombre d’ouvriers, elle se trouve plutôt dans leur peu d’attention à suivre dans l’exercice de leur zèle les vestiges apostoliques ; et on peut affirmer sans hésiter, qu’en doublant ou même triplant le nombre des missionnaires, si on n’apportait aucun changement à leur méthode, on n’aurait pas encore remédié à la véritable plaie des missions.


Conclusion.

En résumé, ce n’est ni le défaut de la grâce, ni les vices des nations infidèles, encore moins la prétendue supériorité de leurs lumières, ni les persécutions, ni la pauvreté ou le trop petit nombre de missionnaires qui arrêtent les progrès de l’Evangile. Toutes ces difficultés, les apôtres les ont rencontrées et bien plus nombreuses et bien plus terribles qu’on ne les trouve aujourd’hui. La vocation du missionnaire consiste à lutter à son tour contre ces obstacles ; il doit les aborder franchement avec les armes évangéliques ; il sera persécuté, il passera des jours de tristesse et de pleurs, pressuré par tous les genres d’afflictions, mais la victoire n’est pas douteuse. Tout cet ensemble d’obstacles forment en masse le domaine de ce monde que Notre-Seigneur a vaincu, ainsi qu’il le dit à ses disciples : In mundo pressurant habebitis, sed confidite, ego vici mundum. Joan. 16, 55.

Les difficultés vaincues, les préjugés des peuples bravés et éteints, les persécutions soutenues et lassées par une invincible fermeté jointe à une inaltérable patience, toute cette multitude d’adversaires subjugués et renversés forme pour ainsi dire ce roc mystérieux, au sommet duquel l’Église jette d’inébranlables fondements.


CHAPITRE II

Véritables raisons qui empêchent les progrès de l’Évangile parmi les peuples de l’Asie.


Les véritables raisons pour lesquelles la prédication de la foi a jusqu’ici porté si peu de fruits dans les contrées idolâtres de l’Asie peuvent se réduire à trois principales :

La première est dans les contestations sans cesse renaissantes entre les missionnaires.

La seconde est dans l’omission presque totale, ou du moins, dans la grande négligence à y former un clergé indigène.

La troisième est dans le défaut de prédication. C’est par le moyen de la prédication seulement que l’Évangile peut être propagé. Or il reste beaucoup à désirer à ce sujet dans les missions. La prédication est négligée par les missionnaires ou du moins n’est point faite avec les conditions qui pourraient la rendre fructueuse.


CHAPITRE III

Contestations entre les missionnaires. — Leurs funestes effets. — Persécutions. — Conclusion.


Contestations entre les missionnaires.

Les disputes et les divisions les plus acharnées n’ont presque jamais cessé d’exister entre les missionnaires des diverses parties de l’Inde, et toujours elles ont produit les résultats les plus déplorables.

Les questions agitées au sujet des cérémonies chinoises furent cause de la ruine d’une multitude de chrétientés, et finirent par allumer sous le règne de l’empereur Yong Tching (1723) la longue persécution dont près d’un siècle et demi n’a pu encore amener la fin.


Funestes effets de ces contestations.

Lorsqu’une contestation s’élève, les missionnaires deviennent tout à fait méconnaissables le zèle, les vertus et les talents qu’ils avaient portés en mission, ne leur servent plus qu’à se supplanter dans leurs opérations mutuelles ; l’espionnage, les accusations hasardées, les interprétations calomnieuses, tout est mis en œuvre pour triompher de son adversaire ; le soin de la mission, l’œuvre de la conversion des peuples, tous ces devoirs sont totalement perdus de vue ; de toutes parts on ne songe qu’à l’attaque et à la défense. Les chrétiens prennent parti pour le missionnaire et se partagent en factions acharnées les unes contre les autres. Lors des disputes qui troublèrent les chrétientés de Chine à diverses époques, dans plusieurs endroits les chrétiens divisés en vinrent aux coups et aux injures, et le lieu de ces scènes scandaleuses resta plusieurs fois couvert de sang. Plus d’une fois, les infidèles furent obligés d’intervenir par leur médiation et leur influence, pour faire cesser la division.

Dans ces circonstances vraiment lamentables, le bruit des dissensions perce peu à peu et remplit de trouble les populations païennes ; on abhorre ces disputes, et la haine qu’on leur voue, retombe sur la religion chrétienne, qu’on accuse d’en être la cause ; le Christianisme est regardé comme une secte de gens brouillons et inquiets, et cette réputation le fait répudier par avance.

Les contestations élevées à l’occasion des rites chinois, donnèrent lieu à des excès si nombreux et si criants que pour rétablir la paix, le gouvernement chinois ne vit d’autre moyen que de proscrire entièrement le Christianisme, et telle fut l’origine de cette longue persécution qui dure encore aujourd’hui.


Persécution de 1805.

Dans l’année 1805, la persécution prit un redoublement terrible d’intensité et de fureur. Or ce furent encore les contestations entre les missionnaires qui en furent la cause. On se disputait au sujet d’une chrétienté que les parties diverses prétendaient chacune avoir sous leur juridiction : l’un des contendants dressa une carte des lieux et l’envoya à la sacrée congrégation, en sollicitant d’elle une sentence décisive. Dans la route, la carte tomba entre les mains des infidèles. Les Chinois déjà impatientés de toutes ces querelles, dont ils ne pouvaient comprendre la cause, demeurèrent persuadés que les vues des prêtres européens étaient évidemment de s’emparer du pays, puisqu’ils s’en disputaient déjà la possession avec un tel acharnement. De là le Christianisme fut regardé comme un moyen d’invasion mis en œuvre par un peuple ennemi ; des lois terribles furent de nouveau portées contre lui et ce préjugé a formé dès ce jour devant la religion, une barrière qu’elle n’a pu encore surmonter.

De ces contestations entre les missionnaires résulte aussi et plus immédiatement encore la diminution de la foi chez les néophytes. Le caractère d’apôtre sous lequel ils avaient. jusqu’alors considéré le prêtre, disparaît pour ne plus laisser voir qu’un homme ambitieux, sans zèle pour le véritable bien et souvent sans loyauté dans ses démarches.

Mais si l’effet de ces disputes est de faire sortir les anciens missionnaires pour y introduire leurs supplantateurs, les chrétiens demeurent attachés à leur ancien pasteur avec lequel la religion est pour ainsi dire identifiée à leurs yeux, et ils refusent de recevoir le nouveau. De là des schismes déplorables ; les malades meurent sans sacrements, les enfants même ne sont pas baptisés : tel est le triste spectacle qu’ont présenté et que présentent encore de grandes chrétientés de l’Asie.

Les contestations portent même leurs funestes effets jusqu’en Europe ; les fidèles en entendent parler plus ou moins et finissent par regarder les unissions comme une oeuvre de passion et d’intrigue : et c’est là une des grandes raisons pour lesquelles l’oeuvre de la propagation de la foi reste stationnaire, et même éprouve de la diminution dans ses recettes.


Conclusion.

Dans toutes ces réflexions sur les suites déplorables de la division entre les missionnaires, je ne m’étends pas, je ne fais qu’énoncer entre mille quelques faits isolés. Si l’on essayait d’épuiser la matière, la tâche serait longue ; mais on n’arriverait jamais qu’à cette conclusion, savoir que les contestations sont le premier et le plus grand obstacle aux succès des missions, et souvent la cause de leur ruine entière.


CHAPITRE IV

Sources des contestations. — Application de M. Humpierres à les faire cesser. — Moyen d’y couper court. — Conclusion.


Sources des contestations.

Il vient d’être parlé des maux qu’entraînent les divisions des ouvriers évangéliques entre eux. Il est à propos de dire maintenant un mot des causes de ces divisions et ensuite du moyen propre à les faire cesser.

Dans la primitive Église, les questions naissaient ordinairement à l’occasion de quelques points de doctrine et de morale, et donnaient lieu ensuite à des schismes et à des hérésies.

Pour les contestations qui ont eu lieu en Chine, il est juste de remarquer deux choses. La première est que ces contestations n’ont eu lieu qu’une seule fois au sujet de questions dogmatiques, et ce fut la trop célèbre dispute sur les rites ; toutes les autres ont eu pour sujet les prétentions opposées de deux missions voisines, relativement à la juridiction sur telle ou telle chrétienté.

La seconde remarque à faire, est qu’on ne trouve pas qu’un seul Chinois ait jamais été le premier auteur d’une contestation ; toujours ce furent des missionnaires européens qui soulevèrent les premières difficultés et formèrent les partis auxquels les Chinois furent forcés de s’adjoindre.

Quant aux sources de ces contestations, il y en a eu de plusieurs sortes. On connaît assez et l’origine et les circonstances de la dispute au sujet des rites chinois : elle est aujourd’hui tout à fait terminée et de toutes parts on professe le plus profond respect par les décisions du Saint Siège.

Les conflits de juridiction qui s’élevaient entre l’ordinaire et certaines congrégations, ont été terminés par l’érection des vicariats apostoliques dans chaque province.

Restent les contestations au sujet de la juridiction sur telle ou telle mission. Ces contestations naissent de l’incertitude des limites respectives. Autrefois les congrégations diverses mêlées ensemble dans la même province, avaient fréquemment entre elles des conflits et des disputes.


Application de M. Humpierres à les faire cesser.

Ici la justice fait un devoir de rendre de la part des missionnaires et des missions, un solennel hommage de reconnaissance et de vénération à M. Humpierres, ancien procureur de la sacrée congrégation en Chine : nul ne comprit mieux que lui les immenses dommages qui résultaient pour les missions de cette confusion de limites, et ne travailla avec tant de dévouement et de persévérance à y remédier.

Chaque mission fut circonscrite à une seule province et on prit la précaution de n’y mettre que les missionnaires d’une même congrégation. Cette heureuse et sage mesure s’exécuta successivement pour toutes les missions de Chine, et même pour celles de Tartarie. Car une bulle du Saint-Siège, émanée en 1840, sépara la Mongolie de la Mantchourie. La Mantchourie resta pour être le vicariat apostolique de Messieurs des Missions étrangères, et Mgr Verolles en fut le vicaire apostolique. La Mongolie forma le vicariat apostolique des Lazaristes, dont Mgr Mouly fut le vicaire apostolique.

Il est clair que si chacun s’en tenant à de si sages dispositions, se fût contenté de sa mission et eût dès lors dirigé ses efforts à faire prospérer la divine parole dans les vastes contrées confiées à sa juridiction, toute contestation fût désormais devenue impossible.

Mais il se trouve toujours des réclamants, toujours des missionnaires mécontents de leur poste, et qui conçoivent le désir et l’espérance de supplanter leurs voisins, pour s’introduire eux-mêmes dans un champ qui les flatte davantage.

Et c’est bien souvent la réputation dont une mission jouit en Europe, qui allume chez les missionnaires voisins l’envie d’en supplanter les ouvriers et de s’en emparer.

Lorsque des missionnaires ont ainsi formé le dessein d’entrer dans les missions d’autrui et d’en faire partir les anciens ouvriers, ils ne manquent pas de couvrir leurs projets de prétextes plus ou moins spécieux ; ils allèguent, par exemple, que les provinces assignées à leurs soins ne contiennent pas assez de chrétiens ; qu’ils ne peuvent pas y résider commodément ; que pour s’y rendre ils doivent passer par des pays non soumis à leur juridiction, etc. Comme si on allait dans les missions étrangères, pour y trouver des chrétientés nombreuses et florissantes, et non pour y augmenter les adorateurs du vrai Dieu ; pour y trouver des résidences commodes et aisées, et non dans l’attente d’y passer ses jours sans avoir où reposer sa tête, à l’exemple de notre divin Maître. Il n’est pas besoin d’une longue discussion pour réduire tous ces considérants à leur juste valeur, et s’ils devenaient des titres suffisants pour se faire adjuger les missions sur lesquelles on aurait jeté la vue, dès lors plus de chrétientés fixes, plus de limites naturelles, plus de fin possible aux changements, aux conflits et aux disputes, et les missions seraient condamnées à rester dans un éternel chaos.


Moyen de couper court ca, ces contestations.

Les limites géographiques données à chaque mission, sont une mesure aussi claire que décisive pour établir la paix. Cette heureuse délimitation coupe racine aux contestations car sur les lieux il est bien facile de connaître les limites de tel ou tel district et de déterminer à quelle province appartient chaque mission.


Conclusion.

Pour résumer ce qui vient d’être dit, il faut donc conclure.

Premièrement : que le plus terrible fléau des missions, le plus puissant moyen dont se sert le démon pour les bouleverser et leur nuire, sont les contestations entre les missionnaires ;

Secondement que plusieurs sources de division ayant déja été heureusement retranchées, il n’en reste plus qu’une, qui est l’incertitude des limites entre chaque mission ;

Troisièmement que cette dernière racine de trouble et de confusion sera même partout coupée irrévocablement, si on établit des limites géographiques à toutes les missions.

Pauvres peuples ! c’est à travers tant de périls, et avec tant de peine qu’un rayon de la vraie lumière parvient jusqu’à vos déserts ; cette douce et tendre étincelle de vie et d’espérance que la religion vous apporte, vous la conservez avec un soin infini au milieu des dangers, des vexations de tout genre, des terreurs et d’un martyre continuel Pourquoi faut-il que des orages sans cesse renaissants viennent encore vous assaillir ? Quand finiront donc pour vous les changements, les troubles et les tiraillements de juridiction ? Quand viendra donc le jour où la foi pourra vous être annoncée sans entraves et sans confusion !


CHAPITRE V


Seconde cause du peu de fruits des missions, absence d’un clergé indigène.


Nécessité d’un clergé indigène. — Dommages qui résultent pour les missions de l’absence d’un clergé indigène. — Privation de culte. — La religion ne se nationalise pas. — Discussion des motifs qu’on allègue contre la formation d’un clergé indigène. — Incapacité administrative. — Antipathie nationale. — Attachement à leurs usages. — Conclusion.


Nécessité d’un clergé indigène.

La nécessité de former un clergé indigène partout où l’on a le dessein d’implanter l’Évangile, est prouvée par l’exemple même de Notre-Seigneur Jésus-Christ. On voit dans l’Évangile qu’il se choisit des disciples tout en commençant sa prédication. Elle est prouvée encore par l’exemple des apôtres, attentifs à ordonner des prêtres dans toutes les églises qu’ils formaient, ainsi qu’on le voit au chapitre 14 de leurs Actes, et dans la lettre de saint Paul à Tite.

Enfin cette nécessité d’un clergé indigène paraît bien plus clairement, lorsqu’on envisage soit le succès dont a été couronnée la prédication de l’Évangile, partout où cette règle a été suivie, soit le peu de solidité ou même la ruine entière des chrétientés, dans lesquelles l’institution d’un clergé indigène a été négligée.


Dommages qui résultent pour les missions de l’absence d’un clergé indigène.

Un coup d’œil jeté sur les missions de Chine et sur les funestes conséquences qui s’ensuivirent pour elles de l’absence d’un clergé indigène, rendra plus sensible encore la vérité de ces propositions.

Premièrement : dans les missions de Chine, les prêtres européens ne parvenant presque jamais à parler clairement la langue du pays, il en résulte que l’instruction religieuse n’est pas distribuée aux néophytes comme elle doit l’être, et que rien ne se fait pour la conversion des peuples infidèles. Sur ce sujet la plupart des prêtres européens sentent si bien leur insuffisance, qu’on les entend souvent se plaindre de l’impossibilité où ils sont de prêcher l’Évangile aux païens.


Privation de culte.

Secondement. : sans clergé indigène, la religion reste presque totalement privée de culte extérieur ; les prêtres étrangers sont si peu nombreux qu’ils doivent passer leur vie à parcourir incessamment les chrétientés ; à peine leur reste-t-il le temps de célébrer chaque jour, une messe basse dans la première chambre qu’ils rencontrent ; la messe finie, on entend les confessions ; une chrétienté achevée, on passe à une autre, et souvent une année ne suffit pas pour les parcourir toutes. Ainsi le culte consiste uniquement pour les chrétiens, à entendre dans une chambre souvent malpropre quelques basses messes dans le cours d’une année ; et cependant, si l’on réfléchit au caractère des peuples asiatiques, on voit que s’impressionnant surtout par les images et les représentations, le culte religieux leur est d’une nécessité toute particulière.

Troisièmement : les indigènes ne voyant ni grandes solennités ni cérémonies religieuses, ne sentent pas la nécessité d’avoir des églises, et n’ont aucun zèle pour en construire ; la religion ne forme pas à leurs yeux corps de société ; mais chacun reste chez soi avec les quelques prières qu’il a apprises.


La religion ne se nationalise pas.

Quatrièmement : les prêtres étant étrangers, la conséquence naturelle est que la religion apparaît comme une institution étrangère, un moyen d’envahissement mis en oeuvre par un peuple ennemi. Les chrétiens forment dans le sein de l’empire comme une association secrète dont le but est inconnu, dont tous les chefs sont exclusivement étrangers ; et par cela même, le premier sentiment qu’ils excitent est la défiance et le soupçon ; et ce sentiment se conserve et se propage d’autant plus que les prêtres européens sont obligés de se déguiser et de se cacher avec un soin infini. Ce préjugé qui représente la religion comme institution étrangère, est l’obstacle le plus fort à son introduction dans le pays ; les gouvernements se croient obligés de la proscrire, et les bons citoyens pensent faire preuve de patriotisme en la haïssant, et en secondant par tous les moyens possibles, sa ruine et son extinction.

C’est une persuasion semblable qui fut cause, dans le Japon, de la longue persécution par laquelle y fut éteint le Christianisme : elle est le motif de l’implacable guerre que lui font la Chine, la Corée et la Cochinchine. Or l’institution d’un clergé indigène, serait le moyen le plus efficace de faire disparaître un pareil préjugé.

Ainsi, avec un clergé indigène, la religion tout en conservant son caractère de catholicité et d’universalité, se nationalise et s’implante dans le pays, tandis qu’avec des prêtres étrangers, quelques brillantes et prospères qu’apparaissent les missions, elles sont toujours dans un état précaire, sans racine, et tout à fait incapables de résister à un orage ; c’est faute d’un clergé indigène, qu’ont péri les chrétientés du Japon et du Paraguay.

Un autre inconvénient pour les missions de n’avoir pas de clergé indigène, est que les chrétiens ne pouvant presque jamais voir de prêtres, ou s’il leur arrive d’en rencontrer, de ne voir que des étrangers avec qui ils ne peuvent pas couverser, s’habituent à s’en passer et à les regarder comme inutiles dans la religion. Les catéchistes chargés de prêcher. leur suffisent, et cet abus en est venu à ce point que des chrétientés, sur le moindre prétexte, se dispensent d’aller chercher le missionnaire pour la visite annuelle, et quelquefois refusent de le recevoir lorsqu’il vient de lui-même. Or lu véritable cause de cette plaie des missions, est le manque de clergé indigène.


Discussion des motifs qu’on allègue contre la formation d’un clergé indigène.

Nous allons maintenant examiner et discuter les raisons qu'on allègue ordinairement, pour se dispenser de faire des prêtres du pays.

Pour la nécessité d’un clergé indigène abstractivement considérée, on l’admet assez généralement ; mais lorsqu’il s’agit de la réduire en pratique, on ne peut jamais s’y résoudre, et le motif qu’on donne presque toujours, est que les hommes de ces pays sont tellement dépourvus d’intelligence et faibles de caractère, qu’ils sont incapables de concevoir la grandeur de la dignité du sacerdoce et d’en observer les obligations.

Une seule réflexion fera sentir toute la faiblesse de cette allégation. Les Chinois ont su conserver leur empire depuis quatre mille ans ; ils possèdent depuis des milliers d’années, des arts que les siècles modernes de l’Europe s’enorgueillissent d’avoir inventés, tels que l’imprimerie, la poudre à canon, la boussole, l’art de filer et de tisser la soie, le système décimal appliqué à toutes les sortes de poids, de valeurs et de mesures, et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer ; comment après cela les Européens osent-ils accuser cette nation de leur être inférieure en intelligence ?

Les Chinois possèdent des livres empreints d’une sagesse profonde et de la plus haute antiquité, tels que les King. Dans ces livres, au milieu des traditions les plus respectables, se trouvent des développements philosophiques qui laissent loin derrière eux toutes les productions européennes enfantées sous le paganisme ; et de plus, ils ont le bon sens de faire de ces doctrines des maximes obligatoires de gouvernement, ce en quoi ils sont plus sages que les Européens ; car en Europe, quoiqu’on ait l’avantage de posséder la révélation et les lois évangéliques, on ne se met guère en peine d’en faire la règle des États et de leur administration.

Quoique sous l’empire du paganisme, les Chinois ont des hospices d’enfants trouvés, de vieillards et de malades, des bureaux de bienfaisance où l’on distribue gratuitement la nourriture aux pauvres et des remèdes aux infirmes. Sur les routes, on trouve des monuments élevés pour le repos et le soulagement gratuit des voyageurs. Comment ose-t-on dire qu’une nation, abandonnée encore à la faiblesse de la philosophie païenne, et où néanmoins se rencontrent assez de lumières et de générosité pour produire tant de monuments de sagesse et de bienfaisance, une fois que la grâce de la rédemption sera venue briser ses liens et illuminer ses ténèbres, ne pourra pas présenter, pour mi clergé indigène, autant de ressources qu’unie nation européenne ?

Et encore, lors même que les Chinois nous seraient réellement inférieurs en intelligence et en force morale, serait-ce là une raison suffisante de leur refuser un clergé indigène ? Le prêtre est le chef et le guide des fidèles ; mais par cela même qu’il est lie guide des chrétiens, il ne doit pas leur être tellement supérieur et à une telle distance d’eux, qu’on le perde pour ainsi dire de vue et qu’on désespère de l’atteindre. Autrement, sa qualité de guide deviendrait inutile. Ainsi, d’après ce principe, on pourrait conclure que chaque nation, aidée de la lumière et de la grâce évangélique, pourrait trouver dans ses rangs des membres propres à lui former un clergé indigène. Mais comme il ne s’agit ici que de la nation chinoise, je m’arrête et je veux point généraliser la question. Il suffit seulement de citer à l’appui de cette proposition l’exemple de Notre-Seigneur lui-même, le prêtre par excellence pour opérer le salut dit monde, il a voilé sa divinité, s’est fait homme et a passé par toutes les infirmités humaines ; ensuite, voulant instituer un sacerdoce dépositaire de sa doctrine et chargé de perpétuer et de propager l’oeuvre de la rédemption, il en choisit les membres parmi les rangs les plus vulgaires de la société.

On s’excuse aussi souvent de faire des prêtres du pays, par les mauvaises qualités qu’on prétend trouver en eux lorsqu’ils ont été élevés à cette dignité. Les reproches les plus ordinaires qu’on leur fait sont d’être sans énergie et sans esprit de prosélytisme, de n’avoir aucune capacité pour l’administration des affaires, d’avoir de la défiance et de l’antipathie pour le clergé européen, enfin, d’être trop entêtés des usages et des institutions de leur pays.

On remarque, il est vrai, dans les prêtres chinois, un esprit posé et réfléchi. C’est le caractère dominant de leur nation. L’impétuosité européenne, si ordinaire surtout aux jeunes missionnaires, ne s’accommode pas de la lenteur et de l’esprit calculateur des Chinois ; voilà d’où vient l’accusation de nonchalance et d’apathie répétée sans cesse contre eux.

Il faut reconnaître aussi que quelques-uns d’entre les prêtres chinois méritent réellement le reproche de passer leur vie dans une espèce de léthargie continuelle sans jamais rien entreprendre. Ce mal tient surtout aux causes suivantes :

1° L’éducation qu’on leur donne les rend comme étrangers dans leur pays. Ils ont, pour ainsi dire, cessé d’être Chinois sans devenir Européens ; de là la fausseté de leur position et l’impossibilité où ils sont d’agir.

2° Le régime sous lequel les tiennent les prêtres européens, étouffe en eux toute espèce d’élan. On les gouverne comme des enfants, sans leur laisser espoir d’arriver jamais à rien ; de là, ils s’affaissent sur eux-mêmes et se concentrent dans leur propre esprit, sans qu’aucune espèce d’émulation les porte jamais à en sortir.

3° La réprobation, vouée de toutes parts aux chrétiens comme sectateurs d’une institution étrangère, pèse surtout sur les prêtres ; ils sont regardés comme les premiers affiliés de la conspiration, qui a pour but d’introduire les ennemis dans les pays, et, par conséquent, comme spécialement traîtres à leur patrie ; et de fait, la position qu’on leur fait, va à les faire considérer comme les domestiques des prêtres européens.

Qu’on fasse disparaître certains abus dans l’éducation des prêtres indigènes ; surtout qu’on les rende nombreux et qu’on les entoure, devant leurs compatriotes, de l’estime et de la considération qu’un prêtre doit avoir, et on verra que le caractère souple, persévérant, instinctivement opiniâtre du Chinois, possède des ressources qui n’existent peut-être pas chez les Européens.


Incapacité administrative.

On reproche aussi aux prêtres chinois de ne pas savoir administrer les affaires. Une pareille assertion est vraiment étonnante ; pour le commerce, l’agriculture et plusieurs autres arts, les Chinois laissent les Européens loin derrière eux. Ils sont capables d’administrer de grands établissements et de grandes sociétés. Ils sont mandarins civils et militaires, gouvernent des districts, des arrondissements et des provinces, commandent des armées ; enfin, sont capables des fonctions qui exigent le plus d’habileté pour le gouvernement ; et affirmer, après cela, que les prêtres chinois sont incapables de s’acquitter de charges administratives, autant vaudrait dire que la religion et le caractère sacerdotal leur ont fait perdre leur bon sens et leur capacité.

Et cependant ce reproche, il faut le reconnaître, est à peu près arrivé à l’état de maxime chez une multitude de missionnaires ; il est bon d’en dire ici la cause.

Si on reconnaissait aux Chinois de la capacité administrative dans le spirituel comme dans le temporel, il y aurait souvent des occasions où, sans l’injustice et l’imprudence la plus criante, l’administration ne pourrait pas être remise en d’autres mains. C’est lorsque, dans une mission où se trouvent de vieux prêtres chinois, pleins d’expérience et consumés de travaux, arrivent de jeunes missionnaires européens, complètement ignorants de la langue, des usages et des affaires du pays qu’il faut bien alors invoquer la maxime que les Chinois sont dépourvus de toute capacité administrative, car sans cela il faudrait de toute nécessité leur laisser, si non le titre, du moins l’exercice de l’administration entre les mains.

Des cas appartenant à l’administration spirituelle avaient été portés d’abord au jugement d’un prêtre chinois ; il se comporta avec sagesse et suivit en tout les règles de la prudence et de la théologie ; les mêmes cas furent ensuite soumis à le décision de prêtres européens, et ceux-ci commirent, en cette occasion, mille extravagances.

On a vu les choses temporelles d’une mission administrées par des prêtres chinois, en l’absence des prêtres européens, avec sagesse, économie et désintéressement ; ensuite, lorsque les Européens en eurent saisi l’administration, le même temporel devint l’objet du gaspillage le plus déraisonnable.


Antipathie nationale.

On objecte beaucoup aux prêtres chinois leur éloignement et leur antipathie pour les prêtres européens ; et réellement cet esprit n’existe que trop dans plus d’un vicariat apostolique ; mais la cause en est dans le peu d’égards que les Européens ont pour les indigènes. Il est certaines missions où les prêtres européens ne donnent aucune part aux prêtres chinois dans les aumônes de la Propagation de la foi, et gardent pour eux seuls les sommes, quelquefois considérables, qui leur sont envoyées. Ce traitement doit paraître peu équitable aux prêtres chinois, et est tout à fait de nature à faire naître en eux de l’antipathie pour les Européens.

Il est telle mission où les prêtres européens ne voudraient pas manger à la même table que les Chinois ; on les regarde comme des êtres inférieurs et des parias. Voilà les causes de l’éloignement que les Chinois témoignent quelquefois pour les Européens. Dans les missions où l’on a pour règle de ne faire aucune distinction entre les indigènes et les missionnaires d’Europe, soit pour les aumônes, soit pour la table, on a toujours vu régner la plus intime union.

Si, dans quelque pays de l’Europe que ce soit, un clergé étranger se partageait à son gré les dignités et les richesses de l’Église, et qu’on traitât les clercs du pays comme des serfs et des gens dégradés, on n’aurait certainement pas pour ces étrangers la déférence de la charité que les Chinois, dont nous venons de parler, conservent encore pour leurs missionnaires européens.


Attachement à leurs usages.

Enfin, on reproche universellement aux prêtres chinois une attache excessive pour les usages et les institutions de leur pays ; on va même sur ce sujet, jusqu’à les accuser d’ingratitude, comme si la reconnaissance leur faisait un devoir de se plier aux coutumes européennes.

Il faut d’abord observer que ces reproches ne sauraient se rapporter aux usages condamnés par l’Église ; les Chinois donnent, sur ce point, l’exemple de la fidélité et de la soumission la plus aveugle pour les ordres du Saint-Siège.

Cette attache, dont on leur fait un crime, porte donc sur des coutumes purement civiles, indifférentes à la religion, et sur lesquelles la loi de Dieu ne dit rien. Ils sont donc parfaitement libres à cet égard, et il y a injustice de prétendre leur en faire un crime.

Chacun concevra encore combien il serait peu sage, pour les prêtres chinois, de changer les usages de leurs pères pour prendre ceux des peuples étrangers ; ils se rendraient odieux à leurs compatriotes, et se fermeraient auprès d’eux toute voie de succès. Et si, dans ces choses, il en est qui doivent faire le sacrifice de leurs préjugés et de leurs habitudes, ce doivent, sans contredit, être les prêtres européens ; c’est là le seul moyen de gagner les coeurs des peuples au milieu desquels ils se trouvent, à l’exemple de saint Paul, qui se faisait tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ.


Conclusion.

De tout ce qui vient d’être dit, il faut conclure que de tous les reproches qu’on adresse aux prêtres chinois, de tous les prétextes dont en se sert pour se dispenser de les admettre à tous les degrés de la cléricature, aucun n’est concluant ni péremptoire ; et par conséquent tout missionnaire qui se propose l’avancement de l’oeuvre des missions, doit mettre le soin de former un clergé indigène parmi les plus essentiels de ses devoirs.


CHAPITRE VI

Troisième raison du peu de succès des missions.


Nécessité d’apprendre la langue. — Funestes conséquences pour la religion de l’ignorance de la langue. — Obligation de savoir la langue lorsque le missionnaire paraît devant les tribunaux. — Conclusion générale.


Nécessité d’apprendre la langue.

Pour prêcher la foi aux peuples et les convertir, il faut parler leur langue, c’est un fait incontestable ; et nous voyons, aux Actes des Apôtres, que Notre-Seigneur, lorsqu’il voulut leur faire commencer l’œuvre de la prédication évangélique, ne se contenta pas de leur envoyer l’Esprit-Saint, mais encore il leur communiqua le don des langues, de sorte, est-il dit, qu’en annonçant aux peuples la parole évangélique ils parlaient à chacun sa propre langue. Actes, chap. 2.

Or, cette science des langues dont les apôtres reçurent miraculeusement l’infusion universelle et instantanée, le missionnaire doit l’acquérir par l’étude et le travail, sous peine de rester à jamais impuissant dans l’œuvre de la prédication. En effet, on conçoit que la parole étant comme le canal par où les idées du missionnaire doivent passer dans le cœur de ses auditeurs, cette transmission d’idées ne se fera point si le langage de celui qui parle n’est pas compris de celui qui écoute.

L’exposé de quelques-uns des inconvénients qui résultent pour les missions de l’ignorance de la langue de la part des missionnaires, rendra plus sensible cette vérité pour le lecteur.


Funestes conséquences pour la religion de l’ignorance de la langue.

Il faut savoir qu’en Chine les missionnaires parviennent, au bout de quelques années, à savoir assez la langue pour prêcher aux chrétiens, les confesser et converser quelque peu avec ceux qui les entourent ; mais arrivés à ce point, la plupart s’arrêtent et ne poussent pas plus loin leur étude et leur science.

Or, ne possédant que très imparfaitement cette langue, ils ne peuvent jamais se produire en public, et restent toujours entre les mains de quelques chrétiens qui leur servent comme d’interprètes. Ils passent ainsi leur vie entière comme dans une prison perpétuelle, sans jamais connaître le peuple au milieu duquel ils vivent ; sans pouvoir se mettre au courant des erreurs et des superstitions qui règnent parmi les païens, sans pouvoir même, en aucune manière, se mettre en relation avec eux.

De là, restant éternellement étrangers à tout ce qui se passe autour d’eux, ils sont dans l’impossibilité absolue de converser sensément avec les gens du pays et de s’attirer leur confiance. Aussi, les lettres de la plupart des missionnaires de Chine font voir combien ils sont peu au courant des affaires de cet empire. Beaucoup de prêtres européens, après avoir passé la plus grande partie de leur vie en Chine, parce qu’ils ont toujours été renfermés dans l’intérieur des familles, entre les mains de leurs catéchistes, intéressés à les tenir continuellement sous leur tutelle, ne seraient pas capables d’avoir un entretien d’un quart d’heure avec le premier étranger venu.

Il faut remarquer encore que le langage des chrétiens est tellement mêlé de locutions, uniquement consacrées à la dénomination des choses religieuses, qu’il forme comme une langue à part au milieu des divers dialectes de l’empire de Chine, tout à fait inintelligible pour les païens. Ainsi, le missionnaire qui n’aurait jamais été en rapport qu’avec les chrétiens, en quelque perfection qu’il en parlât la langue, serait toujours incapable de se faire comprendre des infidèles, Il faut, pour bien apprécier cette différence, avoir passé par les deux situations ; savoir ; celle du missionnaire renfermé chez les chrétiens, et celle du missionnaire obligé de se produire parmi les populations païennes.

Après avoir passé huit ans au milieu des anciennes chrétientés, par ordre du vicaire apostolique de Mongolie, je m’engageai dans les pays tout à fait infidèles pour y fonder de nouvelles missions ; c’est alors que je pus mesurer combien est grande la distance d’une position à l’autre.

Un autre inconvénient, extrêmement grave pour les missions de cette ignorance de la langue dans le missionnaire est que, se trouvant obligé d’éviter soigneusement la vue des étrangers, pour ne pas se compromettre et ne pas compromettre les chrétiens chez lesquels il se trouve, on finit par le regarder comme un émissaire secret, un propagateur de choses occultes et dangereuses ; et il se forme contre sa personne, contre la religion qu’il prêche et contre tous les chrétiens, un préjugé de soupçon et de défaveur infiniment dommageable au Christianisme.


Obligation de savoir la langue lorsque le missionnaire paraît devant les tribunaux.

S’il arrive que le missionnaire tombe entre les mains des persécuteurs, et soit appelé à rendre compte de sa foi devant les tribunaux, c’est alors surtout qu’il lui est essentiel de bien posséder la langue. La Providence ne saurait faire une situation plus avantageuse pour la prédication de l’Évangile ; là les positions sont nettes : plus de ménagements à garder, plus de dangers à craindre ; d’un côté le monde avec ses maximes, ses tribunaux, ses proscriptions ; de l’autre le prêtre avec sa foi, sa vie à sacrifier, sa confiance en Notre-Seigneur, qui a vaincu le monde. Oh ! la belle chaire pour prêcher la vérité que celle où le missionnaire, entouré de bourreaux, l’annonce à la face de ses persécuteurs ! nul ne peut le concevoir entièrement s’il n’y a passé lui-même ; et pour celui qui l’a éprouvé, il n’y a plus de mystère dans cette prodigieuse propagation de l’Évangile sous les persécutions des temps primitifs de l’Église ; on conçoit alors clairement cette parole de Tertullien : « Que le sang des martyrs est la semence des chrétiens. »

Ainsi donc la persécution, loin de pouvoir étouffer la vérité, est plutôt comme un pressoir destiné à la faire jaillir de toutes parts. Mais si le missionnaire ne peut s’exprimer clairement, ses souffrances lui seront sans doute comptées ; son martyre lui vaudra la vie éternelle ; mais sa mort reste une énigme pour le peuple qui en a été témoin, et l’Église est en grande partie privée des fruits qu’elle avait lieu d’attendre de son sang.


Conclusion générale.

Voici en quelques mots le résumé de tout ce qui a été dit jusqu’ici.

1° Pour obtenir quelques succès dans les missions, il faut de toute nécessité faire cesser les contestations entre les missionnaires.

Dans l’état où sont arrivés les missions, pour établir et perpétuer partout l’harmonie, il suffit de donner à chaque mission des limites claires et fixes. Ces limites claires et fixes„ coupant pied à toute contestation, ne peuvent être que les limites géographiques, c’est-à-dire la circonscription des provinces.

2° Les missionnaires, constitués d’une manière stable dans les limites d’une maison clairement déterminée, s’ils veulent faire progresser l'oeuvre de la propagation de la foi, doivent employer, comme premier et indispensable moyen, la formation d’un clergé indigène.

3° Pour se mettre en état de travailler efficacement, ils ne doivent négliger ni efforts, ni temps, ni persévérance pour bien apprendre la langue du pays.


CHAPITRE VII

Réflexions.

Sur la question quels sont ceux qui sont plus capables de travailler à l’œuvre des missions étrangères.

Il existe plusieurs ouvrages infiniment respectables et très bien écrits sur les missions : seulement, il se trouve dans certains d’entre ces ouvrages, que l’auteur examine cette question ; savoir : quelle est la corporation de missionnaires la plus propre à travailler à l’œuvre des missions, et qu’ensuite après avoir discuté certains points qu’il se propose lui-même, il finit par décider que la congrégation à laquelle il appartient est incontestablement la plus propre à avancer l’œuvre de l’Évangile, toutes les autres, en étant, suivant lui, plus ou moins empêchées par leur forme et leur institution. Tous ces raisonnements prouvent dans celui qui les fait plus de bonne foi et d’esprit de corps, que d’expérience et de véritable sagesse.

Toutes les congrégations approuvées par l’Église, quoique diverses entre elles à certains égards, peuvent travailler avec fruit à la conversion des infidèles ; et les succès de leur ministère ne dépendront point de la congrégation à laquelle ils appartiennent, mais plutôt de l’attention et du zèle qu’ils mettront à mettre en pratique les moyens institués pour cette œuvre par Notre-Seigneur lui-même ; moyens qui sont : 1o l’union entre eux ; 2o la prédication ; 3o l’institution d’un clergé indigène.

Mais si un missionnaire, quelle que soit la congrégation à laquelle il appartient, se laisse aller à un esprit de rivalité et l’ambition au sujet des missions de ses voisins, et cherche à les supplanter pour s’y introduire lui-même, celui-là, au lieu de faire prospérer l’œuvre des missions, n’est propre qu’à y semer le trouble et la discorde, et l’esprit anti-évangélique dont il est animé doit être considéré comme le fléau des contrées où il se rencontre.

Si des missionnaires quelle que soit la congrégation à laquelle ils appartiennent, sont opposés à l’institution d’un clergé indigène ou négligents dans l’étude de la langue, ces missionnaires, tout vénérables qu’ils puissent être d’ailleurs, prouvent qu’ils ne comprennent pas les plus essentielles conditions exigées dans la prédication de l'Évangile ; et si leur ministère n’est pas entièrement frappé de stérilité, il n’obtiendra du moins jamais de succès solide et durable.


CHAPITRE VIII

Réflexion sur le temps de la conversion d’un peuple.

Lorsque des missionnaires, revêtus d’une mission légitime, se dévouent pour aller porter la parole du salut à une nation lointaine, si malgré leur courage et leurs efforts, ils ne parviennent jamais à arriver et que des causes tout à fait indépendantes de leur volonté leur ferment toute voie de parvenir jusqu’à elle, il faut conclure que, pour ce peuple, le temps de la conversion n’est pas encore venu ; car le Père de famille lui-même ne permet pas aux ouvriers d’arriver jusqu’à la moisson.

Mais si les missionnaires parviennent à arriver, il est indubitable que Dieu veut la conversion de ce peuple ; la moisson est prête ; les moyens sont entre les mains des ouvriers ; et si l’œuvre n’avance pas, ce n’est point sur la Providence ou sur la perversité trop profonde de la nation qu’il faudra en rejeter la faute, mais les missionnaires devront le plus souvent se l’imputer à eux-mêmes.

S’ils négligent l’étude de la langue, étude qui renferme aussi celle des mœurs de la nation et des superstitions qui y règnent, ils ne pourront jamais remplir le devoir de la prédication ; ils ressemblent au laboureur qui retiendrait la semence dans le grenier ; la stérilité de leur ministère ne pourra être imputée qu’à eux-mêmes.

Si ces mêmes missionnaires, aveuglés par l’orgueil national ou par quelqu’autre vain motif, négligent l’institution d’un clergé indigène, les oiseaux du ciel détruiront la semence, les épines étoufferont la moisson, les portes de l’enfer prévaudront contre ce poste avancé de l’Église militante ; mais la faute en sera à ceux qui n’y établirent point de gardiens.

Si des missionnaires, possédés d’une inexplicable inquiétude, détournent leur vue et leur attention du lieu où le Père de famille les avait placés, pour les porter avec envie sur celui où travaillent leurs voisins, et qu’ils mettent en œuvre mille moyens de la prudence humaine pour les supplanter, ces missionnaires se font sans le savoir les plus puissants coopérateurs des desseins de l’homme ennemi contre le champ du Père de famille ; non seulement le sillon qui leur avait été confié demeurera stérile, mais encore ils feront le plus souvent disparaître le travail et la fertilité du champ de leur voisin ; la confusion, le schisme et la discorde seront ordinairement les seuls fruits qu’on verra germer autour d’eux ; de pareils missionnaires prennent sur eux une responsabilité immense, car il semble que ce soit à eux qu’aient été adressées ces paroles « Vous fermez le royaume des cieux devant, les hommes ; car vous n’entrez point et vous ne permettez pas à ceux qui entraient de pénétrer. » Clauditis regnum cœlorum ante homines, vos enim non intratis, nec introeuntes sinitis intrare. Matth., 23, 13.

Mais si des missionnaires, pleins de confiance dans la force de Notre-Seigneur qui a vaincu le monde, abordent courageusement les obstacles qu’ils rencontrent dans la conversion des peuples, et mettent infatigablement en oeuvre les moyens dont Notre-Seigneur et les apôtres ont donné l’exemple et le précepte ; moyens qui sont : 1° l’union entre les ouvriers ; 2° la prédication ; 3° l’institution d’un clergé indigène, ces missionnaires peuvent être assurés d’une abondante moisson. La première partie de leur course aura été pénible, semée de travaux, d’afflictions et de larmes, mais à ces jours de fatigue et d’épreuve succédera le temps de l’allégresse et de la moisson suivant ces paroles : Euntes ibant et flebant, mittentes semina sua ; venientes antem venient cum exultatione, portantes manipulos suos. Ps. 123.


CHAPITRE IX

Considérations sur la manière dont le Christianisme a coutume de s’établir chez une nation.

En parcourant l’Histoire de l’Église, on peut observer que la religion chrétienne a deux manières de s’établir chez un peuple l’une qu’on pourrait appeler ordinaire, l’autre extraordinaire.

La manière ordinaire est celle qui a lieu en employant les moyens indiqués phis haut, c’est-à-dire l’union entre les ouvriers, la formation d’un clergé indigène, et la prédication ; ces moyens peuvent être mis en œuvre par tout le monde, voilà pourquoi le nom de voie ordinaire leur est appliqué. Ils forment pour ainsi dire, l’art de culture instituée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour défricher et fertiliser son champ. Ces moyens exigent de la part des ouvriers du temps et des études, de longs et persévérants efforts pour acquérir la connaissance de la langue, pour se dépouiller de leurs propres usages et se plier à ceux des peuples dont il leur est essentiel de gagner ainsi la confiance ; ils exigent encore une longue continuité de soins assidus et vigilants pour former les sujets destinés au sacerdoce.

Dans le cours de ces travaux divers, le missionnaire doit s’attendre à mille peines et à mille contradictions ; les privations de tous genres viendront l’éprouver ; les orages et les persécutions viendront assaillir son œuvre et renverser quelquefois le fruit d’une vie de travaux et d’efforts ; mais malgré toutes ces épreuves, le temps de la moisson ne saurait manquer de venir.

Voilà ce qu’on peut appeler la marche ordinaire de la Providence dans l’œuvre de l’établissement de l’Église.

Mais il est des temps où Dieu suscite pour annoncer l’Évangile aux peuples des hommes de prédilections ; ces hommes choisis sont rendus dépositaires de la sagesse et de la puissance divine, ils ont le don des langues ; l’Esprit-Saint les guide et parle par leur bouche ; d’éclatants prodiges confirment la vérité de leurs paroles, et les coeurs des hommes sont entre leurs mains ; pour eux la moisson suit la semence et ils ne sont point assujettis à suivre l’ordre de temps et de travaux, imposé aux autres missionnaires.

Les apôtres furent tous privilégiés de la sorte, et il est facile de concevoir qu’alors cette disposition de la Providence était nécessaire ; l’établissement de l’Église était une chose nouvelle qui avait tout contre elle et rien en sa faveur. Maintenant, au contraire, l’Église est un fait accompli pour une multitude de nations ; il s’agit seulement de l’étendre à d’autres qui ne la connaissent pas encore.

L’immense difficulté de la première entreprise, difficulté dont il n’est même pas facile aujourd’hui de concevoir la grandeur, nécessitait clairement alors une intervention directe et continuelle de la puissance divine en faveur des apôtres.

Depuis lors, Dieu a bien encore renouvelé de temps à autre les mêmes prodiges ; c’est ainsi qu’apparurent dans leur siècle, saint Martin, saint Boniface, saint Bernard, saint François-Xavier, saint François de Sales ; mais on peut dire néanmoins que la plupart du temps, Dieu a laissé agrandir et cultiver sa vigne par les moyens ordinaires ; lesquels du reste n’en sont pas moins d’institution divine.

Il faut observer encore que ces saints de prédilection, bien qu’ils fussent si visiblement secondés par la puissance divine, n’ont jamais manqué, pour assurer et perpétuer les fruits de leur prédication, de mettre un soin infini à la formation d’un clergé indigène ; et les Annales des missions attestent que les chrétientés formées en si grand nombre et au moyen de tant de prodiges et de vertus par saint François-Xavier, n’ayant point été après la mort de ce grand saint soutenues par un clergé indigène, ont extraordinairement décliné sur quelques points et ont été entièrement ruinées sur d’autres.

La comparaison suivante rendra plus sensible le sens de ces diverses propositions.

Pour obtenir des moissons l’homme est condamné à la peine et aux sueurs. Dieu lui donne le champ et la rosée du ciel ; mais lui doit labourer et jeter la semence.

Supposons un homme qui se contente de désirer ardemment la moisson et de demander même avec instance la bénédiction du Ciel, mais néanmoins qui ne se mette point en peine de cultiver et de semer, la rosée et la pluie auront beau venir en leur temps, le champ restera stérile et l’automne passera sans amener aucune moisson.

Pour fertiliser le champ de l’Église il faut aussi deux choses : la prédication avec les travaux du missionnaire d’une part, et la grâce de ’Dieu. de l’autre. La grâce de Dieu ne manquera jamais ; malgré cela, le champ de l’Église restera sans fruits si le missionnaire n’est pas assidu au devoir de jeter la sainte semence et de la cultiver par les soins et la vigilance de son ministère.

Quelquefois aussi Dieu accorde miraculeusement à l’homme sa nourriture, sans qu’il lui en ait coûté ni temps, ni soins, ni travaux ; comme, par exemple, dans les miracles de la multiplication des pains et dans des circonstances semblables rapportées, soit dans l’ancien Testament, soit dans la Vie de quelques saints ; -dans ces cas, la toute-puissance de Dieu se montre immédiatement nopère en un instant ce qui, d’après les lois ordinaires, n’eût pu être produit qu’au moyen d’une longue suite de soins et d’opérations humaines.

Or dans l’oeuvre de l’établissement de l’Église, lorsque Dieu suscite des hommes de sa droite, puissants en oeuvres et en paroles, sa toute-puissance opère de même immédiatement ; le don instantané des langues tient lieu de la science acquise par une longue continuité de leçons et d’études : l’infusion de la sagesse divine remplace bien avantageusement l’expérience que l’on n’acquiert que par de laborieuses et persévérantes recherches ; enfin les prodiges de tout genre, les inspirations soudaines opèrent à l’instant et sur des multitudes nombreuses des effets de salut qui ne se produisent autrement qu’après une longue suite d’années, de soins et de travaux.

Cependant l’homme, pour obtenir son pain quotidien, ne doit point compter sur des miracles tels que la multiplication des pains et la chute de la manne, mais plutôt sur les travaux de semence et de culture, dont la Providence fait dépendre la fertilité de la terre, et sur la bénédiction que le Ciel répandra sur ses travaux.

De même, le missionnaire appelé à travailler à l’agrandissement des domaines de l’Évangile, ne doit point compter uniquement sur les voies miraculeuses, mais plutôt mettre d’abord sa confiance dans les moyens ordinaires, qu’il est toujours en son pouvoir d’employer.

Et bien qu’il doive désirer ardemment et prier sans cesse que le Seigneur, du haut du ciel, ouvre tous ses trésors de miséricorde sur sa vigne, il ne doit néanmoins point regarder l’Église comme abandonnée et frappée de stérilité, parce qu’il n’y voit pas apparaître les prodiges d’apostolat, dont nous avons parlé ; car elle reste toujours pourvue de moyens divins et infaillibles de s’établir et de se perpétuer.

Ainsi donc les missionnaires qui, soit en Chine, soit dans les autres missions, regardent comme impossible la propagation de l’Évangile, dans des contrées nouvelles, à moins que Dieu n’envoie un apôtre doué de la puissance de faire des prodiges, sont dans l’erreur.

Les missionnaires qui, par suite de semblables idées, restent dans l’inaction et ne travaillent pas à acquérir la perfection de langage requise pour entreprendre la conversion des infidèles, sont dans la plus déplorable et la plus funeste illusion.


CHAPITRE X

De la prédication et de la formation d’un clergé indigène.

Il est indispensable à tout missionnaire qui veut établir le Christianisme dans un endroit quelconque, de mettre principalement ses soins à employer les moyens institués par Notre-Seigneur à cet effet, qui sont : la prédication et l’institution d’un clergé indigène, capable de naturaliser la religion dans le pays.

Il n’est pas moins indispensable, pour l’ouvrier évangélique, de veiller soigneusement à ce que, dans l’usage de ces deux moyens, il ne se mêle pas des abus capables d’en diminuer extrêmement l’efficacité ou même d’en compromettre absolument le succès.

Les apôtres, chargés par Notre-Seigneur, de prêcher la religion dans tout l’univers, accomplirent la mission dont ils avaient été investis.

La sainte semence de l’Évangile, apportée dans notre terre d’Europe par ces hommes inspirés, y produisit ce grand arbre du catholicisme, à l’ombre duquel se reposent, depuis un si grand nombre de siècles, tant de nations européennes.

Cet arbre, planté dans nos climats, et qui y a poussé de si vigoureux rameaux, la tâche du missionnaire est aujourd’hui de le transplanter dans les pays étrangers. Or, l’expérience nous enseigne que, pour transplanter sûrement un arbre d’un lien dans un autre, il faut le prendre, en lui conservant soigneusement ses racines, son tronc avec les tronçons de ses branches principales, et le porter ainsi dans le terrain destiné à le recevoir.

Pour les feuilles, les fleurs et les menues branches, bien qu’elles soient une partie nécessaire de l’arbre dont elles forment le complément et la beauté, cependant, dans cette circonstance, on les élague. L’expérience apprend que, nouvellement transplanté, l’arbre dans ces commencements, ne pouvant pas encore tirer du terrain dans lequel il vient d’être déposé assez de sucs pour fournir à la vie et à l’entretien d’une si abondante végétation, courrait un grand risque de mourir.

Mais après quelque temps, les racines naturalisées dans leur nouvelle terre, y reprennent vie, en tirent toute la sève dont l’arbre a besoin ; la plante reverdit et pousse de nouvelles branches, qu’on verra bientôt chargées et ornées de feuilles, de fleurs et de fruits.

Le missionnaire pourrait puiser là plus d’un enseignement.

Lorsque les apôtres apportèrent le Christianisme en Europe, dépositaires de la sagesse divine, la prudence qu’ils mirent dans leur prédication fut sans aucun doute une des grandes causes du succès prodigieux et de l’inébranlable solidité de l’oeuvre qu’ils établirent.

Ce que nous pouvons découvrir de plus et de plus précis sur leur méthode est le symbole qu’ils rédigèrent, appelé encore aujourd’hui le Symbole des Apôtres.

Ce symbole doit être considéré comme formant les racines de l’arbre mystérieux qu’ils avaient mission de transplanter dans les diverses parties de l’univers. En effet, ses douze articles sont comme des canaux par lesquels la source éternelle répand dans l’Église la vérité et la vie qui nourrissent la foi et opèrent le salut du monde.

Il est hors de doute encore que les apôtres, formés sous les yeux et instruits de la bouche même de Notre-Seigneur, ne sussent donner aux douze articles, qui formaient la base de leur prédication, les développements nécessaires, et ces développements composaient comme le tronc et les principales branches de l’arbre divin.

Le symbole qu’ils ont composé, avec les développements qu’ils lui ont donnés, conservés par la tradition, les conciles et les conciles et les saints Pères, renferme ce qu’il y a d’universel dans la religion, ce qu’on retrouve infailliblement et avec unanimité partout où règne l’Église catholique.

Tels sont les divers préceptes, les sacrements et les autres points de dogme, de morale ou de discipline, universellement regardés comme l’enseignement de l’Église.

Mais par la circonstance des lieux, des temps ou des moeurs de tel ou tel peuple, la religion, outre ce qu’elle a d’universel, a produit certaines formes ou pratiques particulières qui varient de siècle à siècle, de nation à nation, de royaume à royaume. Tels sont certaines dévotions, certains ordres religieux, certaines confréries. C’est là comme le menu branchage, le couronnement et la parure de l’arbre catholique ; et bien que ces pieux usages soient infiniment vénérables et utiles pour les pays, les temps ou les peuples chez lesquels la religion les produit, en tant qu’ils ne sont cependant, ni les racines, ni le tronc, ni les branches principales de l’arbre, le missionnaire ne doit s’y attacher, pour ainsi dire, qu’en second lieu, lorsqu’il s’agit de transporter cet arbre dans les pays étrangers.

Car il serait à craindre, dans ces commencements, que la religion, surchargée en quelque sorte de pratiques de dévotion ou de cérémonies particulières à certains pays ou à certaine époque, ne perdit aux yeux des peuples ce caractère de simplicité, d’unité et d’universalité, qui est le signe principal de la divinité de son origine ; et que la force sous laquelle elle serait présentée, n’offrit plus cette éclatante lumière et cette irrésistible force qui lui obtinrent autrefois la conquête du monde.

Du reste, on voit que Notre-Seigneur a donné lui-même l’exemple d’une semblable discrétion, lorsqu’il dit à ses apôtres « J’aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas encore les porter. » Jean, 16, 12.

Et on conçoit que l’abus deviendrait bien déplorable si le missionnaire s’attachait de préférence à ces formes complémentaires de la religion, et les mettait à la place des points qui en font le principal.

Il est hors de doute, du reste, que la religion, transplantée ainsi seulement avec ce qu’elle a d’universel, d’obligatoire et de convenable pour toutes les nations, tous les temps et tous les lieux, une fois qu’elle aura pris racine dans le pays saura bien y produire les compléments qui lui seront nécessaires ; seulement, les moeurs et les localités feront probablement présenter dans ces formes complémentaires quelques variantes d’avec ce que nous voyons en Europe.

Le point difficile pour le missionnaire est de se former une idée juste et précise de ce qu’il y a d’universel dans la doctrine, la morale et les cérémonies de la religion ; car il n’a pas l’inspiration et la sagesse des apôtres ; et s’il était abandonné à ses seules ressources, la nécessité d’étudier les Pères, les conciles, les bullaires, ainsi que les théologies dogmatiques et morales, pour se faire un ensemble des points essentiels auxquels il doit s’attacher d’abord, serait une tâche bien au-dessus de ses forces et de sa capacité.

Fleury, à cet égard, exprimait vivement le désir qu’il existât un petit résumé succinct et clair où se trouverait renfermé tout ce qu’il est nécessaire d’enseigner pour le missionnaire, et tout ce que les néophytes sont obligés de croire et d’observer ; enfin qui contint, comme le substantiel de la religion, ce qu’elle a de vraiment universel, et rien de plus. On voit qu’un tel ouvrage renfermerait précisément ce qu’on peut appeler l’arbre avec ses racines, son tronc et ses principales branches ; enfin justement le précieux rejeton que le missionnaire doit emprunter à l’Église de son pays pour l’aller implanter dans les régions étrangères.

Il est à regretter que Fleury n’ait pas su, ou que l’ayant su, il n’ait pas dit qu’un livre d’un si grand prix existait réellement dans l’Église ; c’est le Catéchisme romain.

Cet ouvrage remplit parfaitement la fin que se proposait Fleury. On ne peut rien en élaguer ni retrancher ; tout y est dogmatique et substantiel ; mais d’une autre part on peut dire que rien n’y manque. On y trouve le corps de la doctrine tout entier, avec tous ses développements nécessaires, quel que soit le siècle où l’on vive, quel que soit le lieu où l’on se trouve. Dans les commencements surtout, le missionnaire ne devrait rien y ajouter sans une extrême discrétion.

Cet ouvrage devrait être le guide de prédication du missionnaire, et même le traité de théologie à mettre entre les mains des élèves du sacerdoce.

Faute de suivre cette règle, il existe une infinité d’inconvénients dans beaucoup de missions.

Il est des missionnaires qui prêchent avant tout certaine confrérie ou certaine dévotion particulière, et qui, par contrecoup, insistent bien moins sur les points fondamentaux de la religion.

Cette indiscrétion de méthode dans l’enseignement produit les plus funestes effets ; les chrétiens nouveaux dans la foi prennent la forme pour le fond ; des pratiques pieuses, des dévotions particulières, pour la religion elle-même.

De là la religion, au lieu d’apparaître en face du paganisme et même aux propres yeux des chrétiens, comme une institution divine, une et universelle, descendue du ciel pour éclairer et sauver le monde, présente plutôt l’aspect d’une réunion de sectes diverses, et souvent ennemies les unes des autres.

De là aussi, les chrétiens mal instruits sur les points essentiels de la religion restent muets et honteux en présence des infidèles, lorsqu’il faut rendre compte de leur foi, ou s’ils parlent, c’est souvent de manière à exciter le mépris des païens.

Certains ordres religieux, trop imbus de l’esprit de corps, se substituent, pour ainsi dire, la place de la religion. Les néophytes sont formés dans le culte presqu’exclusif des pratiques et des formes de cet ordre et semblent n’appartenir plus à la grande société chrétienne.

Un pareil abus vis-à-vis des néophytes, déjà naturellement portés à identifier la religion avec le prêtre, a produit un désordre tel, qu’il est difficile en Europe de s’en faire une idée : il en naît une sorte de religion étroite, exclusive, plus propre à isoler et à diviser encore les fidèles qu’à les unir en un seul troupeau.

Le Catéchisme du concile de Trente mis entre les mains des élèves du sacerdoce pour leur servir de Manuel de théologie, ne remédierait pas à de moins graves inconvénients.

Car la forme logique et sévère avec laquelle sont ordinairement rédigés nos traités de théologie paraît un langage tout à fait étrange et barbare au caractère grave et positif des étudiants de l’Asie.

Une multitude de développement très étendus, mais tout à fait appropriés à nos mœurs et à l’état de notre société actuelle, par conséquent inutiles, incompréhensibles même en Asie, leur embarrassent les idées, et leur font perdre un temps considérable.

En outre, il en résulte qu’en voyant tel ou tel point de doctrine devenir le sujet de tant de disputes et être combattu avec tant d’acharnement par une multitude de sectaires, des nuages s’élèvent dans leur foi, et la vérité de la religion ne leur paraît ph si claire. Pour eux tous ces événements se passent dans le lointain ; les catholiques, les schismatiques, les hérétiques, tout est européen à leurs yeux, et l’idée qu’il se passe tant de controverses en Europe, au sujet de points de doctrine qu’on leur fait un article de foi de regarder comme incontestable, nuit infiniment à la simplicité de leur foi.

Les développements avec lesquels les théologiens moralistes d’Europe ont traité les préceptes du Décalogue et surtout le sixième, produisent aussi sur eux les plus fâcheuses impressions ; ils ont l’imagination salie et la conscience révoltée de trouver décrites avec tant de détails de semblables matières.

Souvent aussi, pensant y trouver la description des moeurs européennes, ils parcourent les diverses questions de ces traités avec une curiosité maligne et jalouse, et finissent par se former une idée affreuse de la moralité des chrétiens d’Europe.

Ces misères et beaucoup d’autres encore, qu’il serait trop long d’énumérer, ne pourraient pas avoir lieu si l’on prenait pour auteur le Catéchisme romain : seulement le professeur, qui devrait être un missionnaire expérimenté dans les moeurs et les coutumes du pays, donnerait de vive voix sur chaque article les développements nécessaires.

Dans ces considérations les questions ne sont qu’effleurées ; pour les traiter à fond il faudrait deux traités complets : l’un sur la prédication aux gentils, l’autre sur l’éducation du clergé indigène ; mais les bornes de l’écrit actuel ne permettent pas cette étendue.

Tout ce qui vient d’être proposé peut se réduire à la comparaison suivante :

Lorsqu’il s’agit d’ensemencer un champ, le père de famille met un soin extrême à choisir une bonne semence, à l’émonder, et à la purger de toute graine étrangère : s’il néglige cette précaution on verra germer dans son champ, au milieu de quelques bonnes tiges, mille herbes étrangères et inutiles qui défigureront extrêmement la moisson, et étoufferont même la bonne semence.

Un désordre analogue se fait remarquer dans plusieurs missions, parce qu’au milieu des vérités substantielles et catholiques de la religion, le missionnaire a quelquefois l’indiscrétion de mêler des enseignements et des pratiques empruntés aux usages des pays qu’il a habités, aux exercices particuliers de l’ordre auquel il appartient, ou même simplement à ses préjugés d’éducation.

Ce n’est pas sans une Providence particulière qu’un ouvrage tel que celui dont il est question, a été mis au jour : à n’envisager que son utilité relativement aux missions, on y trouve une exposition de la doctrine catholique très complète d’une part, et de l’autre, succincte, claire, nette et séparée de tous les développements qui ne tiennent pas à sa substance. C’est donc là la sainte semence, toute choisie, toute préparée, que le père de famille semble avoir mise en réserve pour la remettre entre les mains du missionnaire lorsqu’il l’envoie la porter à quelque terre lointaine.

Et s’il la prend telle qu’elle est, et qu’il ait soin de lui conserver toute sa netteté et toute sa pureté, en quelqu’endroit qu’il la jette, il se rencontrera sans doute des cantons pierreux et arides, mais à coup sûr aussi il se trouvera le coin de bonne terre qui fructifiera au centuple pour la vie éternelle.


CHAPITRE XI

Instruction de la sacrée Congrégation de la Propagande adressée aux archevêques, évêques, vicaires apostoliques et autres supérieurs des missions[1]

Il n’est plus possible à personne d’ignorer avec quel zèle et quels soins le Saint-Siège, attentif aux devoirs de la charge qui lui a été confiée, s’est constamment appliqué à propager de plus en plus la lumière de l’Évangile, afin que les nations ensevelies encore dans les ténèbres et à l’ombre de la mort, puissent discerner la splendeur de la vérité éternelle, et persévérer inébranlablement dans la parole divine une fois qu’elles l’auront reçues. Qu’il existe deux moyens principaux et comme nécessaires pour la propagation et l’affermissement de la religion catholique, savoir la mission d’évêques, « institués par le Saint-Esprit pour gouverner l’Église de Dieu », et la formation assidue d’un clergé indigène ; c’est une vérité établie par tes autorités les plus graves, entr’autres par l’exemple des apôtres, et l’usage universel de la primitive Église. Ainsi pour ne point nous étendre ici sur les témoignages si connus et si explicites d’ailleurs, fréquemment rapportés dans les saintes Écritures et surtout dans les Épîtres des apôtres et dans leurs Actes, rien n’est plus exprès sur ce sujet que ce passage de saint Clément, Romain, disciple de saint Pierre, l’aide et le compagnon de saint Paul, écrivant aux Corinthiens au sujet des apôtres Lett. 1, chap. 44. « Ils instituèrent donc ces évêques, et laissèrent pour règle de la succession à venir que lorsque ceux-ci viendraient à manquer, d’autres hommes approuvés recevraient leur ministère et leur dignité. » Dans le siècle suivant, saint Irenée disait (contre les hérés, liv. 3, chap. 3.) : « Nous avons à énumérer les évêques qui furent institués par les apôtres et leurs successeurs jusqu’à nous ». De plus, tel fut le zèle déployé par l’Église dès le commencement pour augmenter le nombre des évêques, et sa sollicitude pour multiplier de plus en plus leurs sièges, dans chaque pays, que saint Cyprien atteste par de mémorables paroles qu’il en a été ainsi partout, bien avant son siècle : « Depuis longtemps, dit-il, dans sa 52e Lettre à Antonin, des évêques ont été consacrés dans toutes les provinces et dans toutes les villes. » C’est ainsi encore que saint Augustin (contre Crescen. Liv. 5, 18), énumère les évêques qui se sont succédés sans interruption depuis le siècle des apôtres jusqu’à son temps.

Il n’est pas moins établi par les saintes traditions que les apôtres ainsi que les évêques envoyés par eux jusqu’aux contrées les plus reculées, ordonnèrent un grand nombre de prêtres et de ministres pris parmi les indigènes, et en formèrent un clergé propre à affermir et à propager la religion chrétienne. C’est ainsi que saint Ignace, martyr, disciple de saint Pierre, et son successeur sur le siège d’Antioche après Evodius, fait une description exacte des prêtres et des diacres institués avec l’évêque dans les églises diverses. « Appliquez-vous, dit-il, dans sa Lettre aux Magnésiens, n° 13, à vous affermir dans la doctrine du Seigneur et des apôtres, avec votre saint évêque, et le cortège spirituel de vos vénérables prêtres, et des diacres, dont la vie est selon Dieu. » Et dans une autre aux Smyrniotes, n° 12, il salue l’évêque, saint devant Dieu, les prêtres, honorables devant Dieu, et les diacres confrères. On voit le même témoignage dans la première lettre de saint Clément citée plus haut, où. (chap. 40.), il dit à ce sujet de l’Église des Corinthiens : « Des fonctions spéciales ont été dévolues au souverain prêtre, à chaque prêtre a été assignée une place particulière, les lévites aussi ont leur ministère propre. » Nous ne devons pas non plus passer sous silence Eusèbe, quoique plus éloigné du temps des apôtres ; le témoignage qu’il rend ne saurait être plus clair (Hist. Ecclés., liv. 3, chap. 23). « Lorsqu’après le décès du tyran, Jean fut revenu à Ephèse, il se rendit sur invitation aux provinces voisines, partie pour établir des évêques., partie pour élever et organiser des églises entières„ partie encore pour initier les hommes que l’Esprit-Saint lui faisait connaître, à quelque degré de la cléricature, c’est-à-dire à la milice du seigneur. »

Aussi, attentifs à suivre l’exemple et les traces des apôtres, les pontifes de Rome, mis par l’autorité divine à la tête de l’Église universelle, n’ont jamais cessé, même dès les premiers temps, mais surtout durant le cours des trois derniers siècles, par le moyen de cette sacrée Congrégation, spécialement consacrée à la sainte œuvre de la propagation de la foi, de mettre tous leurs soins en multipliant le plus possible les évêques, en érigeant des églises, partout où s’en rencontrait la faculté, à maintenir l’intégrité de la religion et à en augmenter les progrès ; et cette sage et sainte sollicitude s’est étendue non seulement aux contrées primitivement éclairées du bienfait de l’Évangile, mais encore à celles où, durant le cours des siècles, la dépravation de l’hérésie ou les superstitions païennes mettaient la foi catholique en péril. Si dans quelques lieux les révolutions ou d’autres causes graves n’ont pas laissé la liberté d’établir des titulaires et des évêques ordinaires, on s’est empressé d’y envoyer des vicaires apostoliques, revêtus du pouvoir et du caractère épiscopal pour y gouverner la société des fidèles : il n’est resté qu’un fort petit nombre d’endroits où pour des raisons de la dernière importance, on a été obligé de s’en tenir à de simples prêtres pour chefs du troupeau catholique ; et cela s’est fait dans le désir et la ferme résolution de profiter de la première occasion favorable pour y reconstituer la forme de la hiérarchie ecclésiastique dans toute sa perfection.

Ainsi donc, que les Pontifes romains, selon la sainteté de leur dignité suprême, aient tous également consacré leurs soins et leurs efforts, à procurer que les évêques envoyés dans les diverses parties du monde pour être préposés à leurs églises, pressassent avec un infatigable zèle l’institution d’un clergé indigène, c’est une vérité incontestable pour tout le monde et confirmée de plus par une multitude de témoignages. Pour cela des secours de tout genre ont été envoyés aux évêques des contrées même les plus éloignées, afin de les aider à ériger des séminaires où les enfants des indigènes, destinés à être initiés aux ordres sacrés, pourraient être formés à la piété et à la science ; pour cela des collèges nationaux ont été construits en grand nombre, soit à Rome, soit ailleurs avec un immense déploiement de dépenses et de travaux. À cette fin encore, des facultés spéciales et extraordinaires ont été accordées aux évêques et aux vicaires apostoliques pour faciliter plus particulièrement dans certains endroits, la promotion des indigènes à l’honneur et au rang du sacerdoce ; pour cela enfin furent écrites tant de lettres et tant de constitutions des Pontifes romains, en nombre presque innombrable, ainsi que de leur autorité, tant et de si considérables instructions et décrets dressés par cette sacrée Congrégation, témoignage à coup sûr irréfragable qui attestera aux âges à venir, la sollicitude apostolique déployée dans cette cause.

Il serait bien trop long de repasser mie à une, ou même simplement d’énumérer les bulles pontificales relatives à ce sujet, portées depuis les premiers siècles de l’Église jusqu’à nous. Il suffira de citer ici quelques-unes de celles qui ont été publiées depuis l’origine de cette Congrégation jusqu’à nos jours. Ainsi, dès l’année 1626, il avait été recommandé à l’évêque du Japon « de promouvoir aux ordres sacrés et jusqu’à la prêtrise, les Japonais nécessaires et jugés capables. » Peu de temps après, en date du 28 novembre 1630, il fut généralement décrété touchant les Indiens, « de pouvoir par toute sorte de moyens à ce que les hommes les plus capables parmi les Indiens, après une sérieuse et diligente éducation, une épreuve de moralité subie pendant quelques années, et une pratique assidue de la piété et des exercices de la religion chrétienne, fussent promus aux ordres sacrés, et jusqu’à la prêtrise. »

L’année 1659, le pape Alexandre VII, d’immortelle mémoire, ordonna expressément de faire avertir par cette sacrée Congrégation les vicaires apostoliques qui partaient pour les royaumes du Tong-King, de la Chine et de la Cochinchine, « que le motif principal d’envoyer des évêques dans ces pays avait été qu’ils missent leurs soins à former par tous moyens, et suivant toute méthode, cette jeunesse de telle sorte, qu’elle fût rendue capable du sacerdoce, consacrée par leurs mains, et placée dans les divers lieux de ces vastes régions, pour y veiller avec tout le zèle possible au soin des affaires religieuses sous leur direction. » C’est pourquoi il leur ordonna d’avoir sans cesse présent devant les yeux « le but de former et de promouvoir aux ordres, en temps opportun, le plus grand nombre et les plus dignes sujets qu’ils pourraient rencontrer. »

De semblables dispositions se trouvent dans les constitutions du même saint Pontife : Sacro sancti, 18 janvier 1648. Super cathedram, 9 sept. 1649 ; et de Clément IX : In excelso, et Speculatores, l’une et l’autre du 13 sept. 1669, et aussi de Clément X : Decet Romanum, du 23 déc. 1673 ; répétant unanimement « que dans les royaumes de Chine, de Tong-King, de Cochinchine, de Siam et pays limitrophes, on a envoyé et établi des évêques, vicaires apostoliques, principalement dans le but qu’on choisit parmi les chrétiens indigènes et les habitants de ces contrées, des sujets pour en former des clercs et des prêtres, afin que, suivant l’accroissement de la foi et du nombre des fidèles, l’usage de la discipline ecclésiastique fût peu à peu mis en vigueur.

En outre, Innocent XI, par des lettres apostoliques en forme de bref, commençant : Onerosa pastoralis, au sujet des missions chinoises, en date du 1er avril 1680, ordonna « d’augmenter le nombre des vicaires apostoliques, afin que ces immenses régions fussent administrées dignement et avec fruit, et que chacun d’eux s’appliquât à former et à ordonner prêtres des naturels ou des indigènes. »

Quoi encore ! Ce vénérable Pontife voulant faire avancer le plus efficacement possible l’institution d’un clergé indigène dans les États dont nous venons de parier, alla jusqu’au point de conférer à ses légats, les évêques d’Héliopolis et de Bérythe, entr’autres pouvoirs, « celui de forcer même les vicaires apostoliques, par les peines canoniques, à instruire et à ordonner des clercs et des prêtres pris parmi les naturels ou les indigènes, afin de préparer la voie à l’institution d’évêques indigènes », et ce Pontife même commença dès lors à le faire mettre en pratique en quelques endroits. Sur le même sujet vinrent successivement les lettres en forme de bref, de Clément XI : Dudum felicis, 7 décembre 1705 ; le décret de Clément XII, 16 avril 1736 ; plusieurs constitutions de Benoît XIV ; la lettre encyclique de Pie VI, 10 mai 1775 ; et enfin un grand nombre de décrets relatifs à la même question, rendus par notre saint Père Grégoire XVI, et promulgués par cette sacré Congrégation.

Et néanmoins, malgré tant de peines et de sollicitudes, les succès que le Saint-Siège avait droit de se promettre n’ont point répondu à son attente, ainsi que l’atteste une triste expérience. On ne doit pas, il est vrai, passer sous silence le zèle et l’assiduité avec lesquels un grand nombre d’évêques et de vicaires apostoliques, bien dignes de toute sorte de louanges, travaillent spécialement en Chine et dans les royaumes voisins, si fructueusement à l’institution d’un clergé indigène. Et nous ne devons pas cesser de répéter, et même avec la plus grande joie, que la foi catholique a jeté dans ces pays des racines si profondes et si étendues, qu’elle y présente tout à fait l’aspect d’une religion indigène, florissant depuis une longue succession d’âges, et demeurant inébranlable, sans que les persécutions des païens, les plus longues et les plus acharnées, aient jamais pu amener sa ruine.

Cependant nous avons en même temps présents à la pensée ces peuples infortunés qui, des extrémités de la terre, semblent tendre leurs mains suppliantes vers la chaire de saint Pierre ; eux au milieu desquels la vigne du seigneur plantée autrefois au prix de soins immenses, se trouve maintenant, par la pénurie d’ouvriers, occasionnée par la négligence à y former un clergé indigène, dans un état d’aridité et de souffrance qui lui laisse à peine l’aspect d’une chrétienté naissante, produisant de loin en loin quelque germe nouveau. Ajoutons encore que par l’effet heureux des événements que la miséricorde du Seigneur a fait naître de nos jours, on a vu s’évanouir tout à fait, ou du moins diminuer sensiblement les obstacles qui empêchaient la religion catholique de se répandre, et de se constituer en plusieurs endroits sous une forme plus canonique. De cette sorte on se sent comme appelé à hâter l’oeuvre salutaire par ces paroles évangéliques « Élevez vos yeux, et voyez les contrées, parce qu’elles sont déjà toutes blanches pour la moisson. » Jean, chap. 4, v. 25.

Telles sont donc les causes pour lesquelles la sacrée Congrégation a jugé d’une opportunité imminente, d’exhorter de nouveau avec toute l’instance possible, et d’avertir les supérieurs des missions diverses, de réunir tous leurs efforts, afin de poursuivre avec plus d’efficacité une œuvre si importante. C’est pourquoi, dans l’assemblée générale du 19 mai de cette année, traitant des délibérations du concile de Pondichéri, pour confirmer de plus en plus l’évêque de Drusipare et les autres saints vicaires apostoliques, dans la sainte entreprise dont il est question, et pour ramener les autres, s’il en était besoin, aux décrets déjà tant de fois rendus au sujet de cette affaire, elle a jugé convenable de rédiger une instruction adressée à tous les archevêques, évêques, vicaires apostoliques et autres supérieurs des missions, d’y statuer et d’y ordonner les dispositions suivantes :

I. D’abord, tous les supérieurs des missions, sous quelque titre qu’ils en soient chargés, doivent s’adonner tellement à faire avancer et à affermir la foi catholique, que les endroits encore privés d’évêques, en soient pourvus le plus tôt possible ; dans les endroits encore où l’entendue des pays l’exige ou même en laisse la faculté, le nombre des évêques doit être augmenté par la division des territoires, afin que les églises puisent une fois se voir constituées dans la perfection de la forme hiérarchique.

II. Ils devront encore également apporter un soin et un zèle extrême, puisque c’est là le point principal de leurs devoirs, à choisir des sujets parmi les chrétiens indigènes, ou parmi les naturels de ces contrées, pour en former des clercs éprouvés qu’ils admettront à la prêtrise ; afin que par ce moyen, au fur et à mesure que s’accroîtront la foi et le nombre des fidèles, l’usage de la discipline ecclésiastique, soit peu à peu mis en vigueur, et la religion catholique définitivement constituée. Dans ce but, il sera infiniment avantageux, et même tout à fait indispensable de foncier des séminaires, dans lesquels les jeunes gens appelés par le Seigneur à la dignité du sacerdoce, seront dûment et longtemps formés et initiés aux saintes doctrines.

III. Les lévites indigènes devront être soigneusement formés dans la science et la piété, et exercés dans les fonctions du saint ministère, afin que, conformément aux voeux du Saint-Siège, ils soient rendus propres à toutes les dignités ecclésiastiques, capables de gouverner les missions et même dignes du caractère épiscopal. Un semblable dessein cependant, étant d’une si haute importance, pour qu’il soit plus sûrement conduit à bonne fin et puisse être mis à exécution, lorsque le temps en sera venu, avec avantage pour la religion, les sujets désignés pour une si haute dignité, doivent d’avance être accoutumés à en supporter le fardeau. C’est pourquoi les supérieurs des missions devront former graduellement, pour les fonctions principales, ceux d’entre les clercs indigènes qu’ils trouveront les plus dignes, et ne devront point, dans l’occasion, hésiter à les désigner pour leurs vicaires.

IV. De là on devra rejeter et abolir tout à fait l’usage de réduire les prêtres indigènes à la condition justement odieuse de n’être qu’un clergé auxiliaire ; bien plus, lorsque la prudence permettra d’en réduire la règle en pratique, il faudra que parmi les ouvriers évangéliques, sans égard à leur qualité d’indigènes ou d’Européens, toutes choses d’ailleurs égales, l’ordre de préséance ait lieu d’après l’ancienneté de l’exercice du ministère des missions, et qu’ainsi les honneurs, les dignités et les degrés soient dévolus à ceux qui s’acquittent depuis un plus long temps des fonctions sacrées.

V. Dans beaucoup d’endroits, il est arrivé que, négligeant et mettant entièrement de côté la formation d’un clergé indigène, les ouvriers évangéliques ont pris la coutume de s’adjoindre des catéchistes laïcs pour les aider dans le ministère, et ont trouvé peut-être leur coopération très utile à la propagation de la foi. Mais, comme cette règle de conduite n’est point tout à fait conforme aux sentiments du Saint-Siège, ni aux maximes du ministère ecclésiastique, et de plus que de graves abus se sont notoirement introduits en cette matière, par suite de l’ignorance et de l’incapacité de ces catéchistes, la sacrée Congrégation recommande à tous les supérieurs des missions, tant que le manque absolu ou le trop petit nombre de clercs indigènes rendra nécessaire le secours de ces laïcs, de ne choisir pour cette fonction que des hommes de moeurs irréprochables et d’une foi éminente. Du reste, pour la même raison, ils devront, par le moyen de ces hommes, consacrer tous leurs efforts à la formation d’un clergé indigène, de sorte qu’avec le temps ce soient plutôt de jeunes lévites et le nouveau clergé, qui soient pourvus de la charge de catéchistes et la remplissent avec plus de zèle.

VI. Comme dans quelques contrées de l’Inde les rites chrétiens orientaux, et surtout le Syro-chaldaïque sont en usage, dans le cas où parmi les catholiques il s’élèverait des controverses à ce sujet, les missionnaires devront observer exactement ce qui est contenu dans la sage constitution du saint Pontife Benoît XIV, commençant : Allatœ suant, donnée le 26 juillet 1755.

VII. Comme dans la constitution citée plus haut : Sacro sancti Apostolatus, Alexandre VII avertit autrefois les pasteurs de l’Inde qu’ils eussent à se garder de toute intervention dans les choses qui concernaient la politique séculière, la sacrée Congrégation, dans son instruction aux vicaires apostoliques de la Chine, insista en plusieurs endroits sur la même recommandation. Maintenant, des raisons plus graves encore portent à avertir et à exhorter vivement les missionnaires résidant sous les gouvernements de ces nations diverses, de ne s’immiscer jamais dans les affaires politiques et séculières, ni dans les passions des partis et des peuples ; car, par une semblable conduite, ils s’écarteraient des règles évangéliques, attireraient la ruine de leur propre vocation, et jetteraient peut-être eux-mêmes et la religion dans une foule de dangers.

VIII. Enfin, la sacrée Congrégation exhorte vivement dans le Seigneur ces mêmes supérieurs des missions, à tourner également leurs soins et leur sollicitude vers les autres institutions, non seulement utiles mais encore nécessaires, et d’y engager aussi les ouvriers placés sous leur juridiction, afin qu’il ne reste rien à désirer de ce qui concerne la perfection du ministère apostolique, et peut contribuer de plus en plus à procurer le salut des âmes. Telles sont certaines associations, qui se recommandent par l’assiduité à la prière, l’austérité de la pénitence, ou d’autres institutions, ayant pour objet de vaquer aux oeuvres de miséricorde et de charité chrétienne, institutions dont la loi catholique se glorifie d’avoir recueilli une multitude d’avantages. Entre toutes, on doit mettre au premier rang l’éducation religieuse et civile des enfants, garçons et filles, parce que rien ne saurait être imaginé ni établi de plus efficace pour accroître, perpétuer et embellir la foi catholique. À cette fin, rien ne doit être négligé pour se procurer les meilleurs maîtres, instituer les associations des femmes pieuses, afin d’ouvrir des écoles et des cours autant qu’il sera possible pour l’éducation de la jeunesse. La sollicitude doit veiller surtout à ce que les missionnaires, en développant aux fidèles les devoirs de la vie civile, ne négligent jamais de diriger leur caractère, leurs travaux et leurs arts suivant les voies de la doctrine évangélique. Parmi les moyens propres à avancer la propagation de la religion catholique, et à en consolider l’établissement, tous doivent comprendre qu’un des plus efficaces, sera de faire surgir des lieux mêmes les ressources temporelles des missions, afin que, dans l’occurrence où des événements imprévus amèneraient la diminution ou même la suppression des secours extérieurs, elles puissent suffire à leur entretien. Enfin, tous les supérieurs des missions devront faire leurs efforts pour célébrer souvent des assemblées synodales, car c’est le moyen le plus propre à conserver l’unité de foi et de discipline, et à établir surtout une parfaite uniformité de conduite et d’administration parmi les ouvriers, ainsi qu’un zèle ardent pour l’union entre tous les esprits. Enfin, il ne faudra pas craindre les travaux propres à rendre plus prompts et plus faciles les moyens de communication entre les missions et le Saint-Siège, pour maintenir ce lien si essentiel.

Cette instruction de la sacrée Congrégation, ayant été soumise à notre très saint Père le Pape, Grégoire XVI, par le soussigné, secrétaire de cette même Congrégation, dans une audience obtenue le 12 novembre, Sa Sainteté a daigné l’approuver dans tous ces points, et a ordonné qu’elle fût absolument observée.

Donné à Rome dans le palais de la sacrée Congrégation, le 23 novembre de l’an 1845.

J. Ph. Cardinal FRANSONI, Préfet.
Place du sceau.
JEAN, Arch. De Thessalonique, secrétaire.


FIN.

TABLE DES CHAPITRES


Lettre de Mgr Fourcade.

Lettre au Saint Père, le pape, PIE IX.

Remarques préliminaires.


CHAPITRES


I. Grandeur et en même temps peu de résultat des efforts faits pour la conversion des peuples de l’Asie.

— Discussion sur les raisons qu’on en donne : le temps n’est pas venu. — Corruption et dégradation des peuples infidèles. — Sagesse de ces nations. Persécutions. — Pauvreté des missionnaires. — Leur petit nombre. — Conclusion. 19


II. Véritables raisons qui empêchent les progrès de l’Évangile parmi les peuples de l’Asie. 27


III. Contestations entre les missionnaires.

— Leurs funestes effets. — Persécutions. — Conclusion. 29


IV. Sources des contestations.

— Application de M. Humpierres à les faire cesser. — Moyen d’y couper court. — Conclusion. 33


V. Seconde cause du peu de fruits des missions, absence d’un clergé indigène.

Nécessité d’un clergé indigène.

— Dommages qui résultent pour les missions de l’absence d’un clergé indigène. — Privation de culte. — La religion ne se nationalise pas. — Discussion des motifs qu’on allègue contre la formation d’un clergé indigène. — Incapacité administrative. — Antipathie nationale. — Attachement à leurs usages. — Conclusion. 37


VI. Troisième raison du peu de succès des missions.
— Nécessité d’apprendre la langue. — Funestes conséquences pour la religion de l’ignorance de la langue. — Obligation de savoir la langue lorsque le missionnaire paraît devant tes tribunaux. — Conclusion générale. 47


VII. Réflexions.
Sur la question quels sont ceux qui sont plus capables de travailler à l’oeuvre des missions étrangères. 51


VIII. Réflexion sur le temps de la conversion d’un peuple 53


IX. Considération sur la manière dont le Christianisme a coutume de s’établir chez une nation. 55


X. De la prédication et de la formation d’un clergé indigène. 59


XI. Instruction de la sacrée Congrégation de la Propagande adressée aux archevêques, évêques, vicaires apostoliques et autres supérieurs des missions. 67


FIN DE LA TABLE
  1. Cette instruction de la sacrée Congrégation est à juste titre considérée comme présentant l’idée la plus complète qu’on puisse voir de la voie suivant laquelle doit s’établir une mission : de plus elle donne surtout à la question de la nécessité d’un clergé indigène l’autorité nécessaire pour vaincre tous les préjugés et couper court à toutes les réclamations qu’on pourrait élever sur ce sujet.