Cours d’agriculture (Rozier)/CHEVREUIL

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Marchant (Tome onzièmep. 366-369).


CHEVREUIL, (Cervus Capreolus Lin.) quadrupède du même genre que le Cerf. (Voyez ce mot.)

Si le cerf est le plus beau, le plus noble des quadrupèdes qui animent la solitude de nos forêts, le chevreuil est le plus joli et le plus agile. Sa taille est fort au dessous de celle du cerf, mais ses formes sont plus arrondies et plus élégantes ; ses yeux sur-tout ont plus de feu et de vivacité ; et si nous voulons le comparer à quelque animal connu, il faut quitter nos climats, et se reporter, par la pensée, dans ces plaines nues et râlantes de l’Afrique et de l’Asie, où la nature a placé, comme un dédommagement de l’aridité du sol, la svelte et agréable gazelle qui fournit aux Orientaux les images les plus gracieuses, lorsqu’ils veulent peindre la beauté dans tout son éclat.

Un instinct supérieur, des qualités sociales, et la constance en amour, ajoutent de nouveaux charmes à l’élégance des formes du chevreuil. Poursuivi par une meute menaçante, ses ruses se multiplient davantage que celles du cerf ; et, comme il bondit sans effort, et avec autant de force que de légèreté, il se déroberoit aux attaques de ses ennemis, s’il ne laissoit après lui de fortes émanations que les chiens chassent avec beaucoup d’ardeur. Le mâle et la femelle de cette espèce, communément frère et sœur d’une même portée, unis par la plus douce et la plus durable affection qui ne cesse que par la mort de l’un d’eux, vivent ensemble et ne se quittent jamais. Ils montrent le même attachement pour les auteurs de leurs jours ; ils restent avec leurs père et mère, jusqu’à ce que ceux-ci soient en état de produire de nouveau ; ainsi, l’on voit toujours les chevreuils dans une union successive de frères et d’amans, ou bien en famille, c’est-à-dire, le père et la mère avec deux ou trois petits. Et ce qui prouve que ces réunions n’ont point d’autre motif qu’une affection réciproque, c’est qu’ils ne peuvent se servir mutuellement en rien pour les besoins communs de la vie. Ceux de l’amour sont de trop peu de durée pour influer sur d’aussi intéressantes associations ; les chevreuils ne ressentent les ardeurs du rut que pendant environ quinze jours par année, et cette époque a lieu, depuis la fin d’octobre jusqu’à la mi-novembre. La chevrette porte cinq mois et demi, et elle met bas à la fin d’avril ou au commencement de mai, ordinairement deux petits, quelquefois trois, et plus rarement quatre ou cinq. Elle les dépose dans l’endroit le plus fourré de la forêt, pour les mettre à l’abri de la dent du loup et de la recherche de l’homme. Au bout de dix à douze jours, les jeunes faons ont déjà pris assez de force pour suivre leur mère qui ne cesse de les surveiller, et de montrer pour eux l’inquiétude la plus tendre et la plus courageuse. Si quelque danger les menace, la tendresse maternelle l’emporte sur la foiblesse et le manque de moyens de défenses ; la chevrette court au devant des chiens ameutés, pour les écarter de sa progéniture, leur.fait face, se laisse chasser par eux dans une fuite simulée, et revient dès que le péril est éloigné.

Les chevrotins portent la livrée pendant les six premiers mois de leur vie, de même que les faons de la biche et les marcassins. Vers la fin de leur première année, leur première tête commence à paroître sous la forme de deux dagues, et on les nomme daguets ou jeunes brocards ; à leur troisième année, ils prennent le nom de vieux brocards, et chaque perche jette un andouiller en avant, à environ trois pouces au dessus de la meule ; ensuite elles ont chacune un second andouiller en arrière, à deux pouces, pour l’ordinaire, au dessus du premier. Dans les années suivantes, il paroît encore d’autres andouillers. Quand il y en a huit à dix, c’est-à-dire quatre ou cinq sur chaque perche, on donne à l’animal le nom de chevreuil de dix cors ; alors il est vieux, mais, quoique vieux, il n’a souvent pas le nombre complet de dix andouillers ; dans ce cas, on reconnoît son âge par la grosseur des perlures, la largeur et l’épaisseur des meules, etc. Il y a plus de gouttières sur le bois du chevreuil que sur celui du cerf, et ce bois est moins grand à proportion de la taille de l’animal. Le chevreuil n’a point de larmiers, et sa queue n’est point apparente à l’extérieur.

C’est au printemps que le cerf met bas sa tête, et il la refait en été ; le chevreuil, au contraire, la met bas à la fin de l’automne, et la refait pendant l’hiver ; aussi ne se recèle-t-il pas comme le cerf, pour éviter les mouches, mais il marche la tête baissée et avec précaution, afin de ne pas rencontrer des branches ; lorsqu’il l’a refaite, il la touche au bois, communément dans le mois de mars.

Moins rare en France que celle du cerf, l’espèce du chevreuil n’y est cependant pas commune ; toutes les forêts ne lui sont pas propres, et elle se rencontre plus fréquemment dans les pointes des bois environnés de terres cultivées, que dans l’épaisseur des grandes forêts. Les chevreuils changent de demeure deux fois par année. En hiver, les endroits élevés des taillis les plus fourrés leur servent d’abri contre les froids ; ils y vivent de ronces, de genêts, de bruyères, de chatons de coudrier, de glands, etc. Au printemps, ils passent dans les taillis plus clairs, pour y brouter les bourgeons et les feuilles naissantes des arbres ; cette nourriture qu’ils prennent avidement les enivre de manière qu’ils ne savent où ils vont, et qu’ils sont aisés à surprendre. En général, les chevreuils mangent avec moins d’avidité que les cerfs ; ils ne broutent pas indifféremment toutes sortes d’herbes, et ils vont rarement aux gagnages, parce qu’ils préfèrent la bourgène et la ronce aux grains et aux légumes. Dans les pays du Nord où ces animaux sont en bien plus grand nombre que dans nos contrées, ils sont très-friands d’une substance minérale et bitumineuse, que les Russes nomment beurre de pierre ; et l’on est assuré d’en trouver beaucoup dans le voisinage des montagnes qui produisent cette matière. Leur poil est toujours lustré, parce qu’ils ne se roulent jamais dans la fange comme les cerfs.

Le cri des chevreuils est moins fort, et se fait entendre moins fréquemment que celui des cerfs. Les jeunes poussent une voix foible et plaintive, que l’on imite avec un appeau fait exprès, pour les attirer dans les pièges ou à la portée du fusil. La durée ordinaire de la vie de ces animaux est de douze à quinze ans au plus ; ils vivent moins long-temps en domesticité, même dans les parcs spacieux.

Buffon a distingué deux races ou variétés de chevreuils, les bruns et les roux ; cette distinction copiée et répétée sans examen, selon l’usage, est une méprise. Ce n’est pas que l’on ne voie des chevreuils sous ces deux couleurs ; mais ce ne sont pas des animaux différens, tous les chevreuils étant roux pendant l’été et devenant bruns lorsqu’ils prennent leur pelage d’hiver. Le chevreuil roux est donc le chevreuil avec son habit d’été, et le chevreuil brun est le même animal revêtu de sa fourrure d’hiver ; c’est un fait dont je me suis assuré et que tous les chasseurs pourront vérifier. Un de mes amis a nourri pendant cinq ans, dans un petit parc, deux chevreuils mâle et femelle ; on les voyoit, à l’approche de l’hiver, prendre une teinte brune avec un pelage plus fourré ; et, au printemps, leur poil se dégarnissoit et se coloroit d’un roux très-voisin du rouge ; cette couleur étoit alors si peu adhérente qu’en caressant ces animaux la main se teignoit en rouge. Pour mieux établir la distinction entre les chevreuils roux et les bruns, Buffon dit que les derniers ont une tache blanche au derrière, laquelle manque aux premiers. Cependant, en y regardant bien, l’on trouvera que les chevreuils roux ont aussi cette tache appelée le miroir par les chasseurs ; et si elle est moins apparente, c’est que le poil d’été est plus clairsemé que celui d’hiver. Enfin Buffon ajoute, comme une autre dissemblance, que les chevreuils bruns ont la chair plus fine que les roux ; il est aisé de juger que cela doit être ainsi, puisque toute espèce de gibier a la chair plus savoureuse et plus délicate dans la saison des froids.

Quoique le chevreuil fournisse un excellent mets, la qualité de sa chair varie suivant l’âge et les localités. Celle des jeunes brocards est parfaite, sur-tout lorsqu’ils ont vécu dans des pays secs, élevés, tranquilles et entrecoupés de terres labourables. Les peaux de chevreuils se préparent comme celles des daims, pour être employées en vêtemens, en ceinturons, etc. Dans les pays du Nord où ces animaux sont en très-grand nombre, on fait avec leurs peaux des fourrures communes, mais légères, et qui résistent longtemps à l’humidité.

Chasse du chevreuil. Les bons veneurs qui n’attaquent jamais les biches, font également grâce aux chevrettes. Les connoissances du mâle et de la femelle par le pied, sont les mêmes que pour l’espèce du cerf ; elles présentent néanmoins plus de difficultés, parce que le chevreuil étant très-léger, ne laisse que de foibles empreintes de son passage. Si l’on rencontre un endroit où un chevreuil, pour s’égayer, a gratté la terre avec ses pieds, l’on peut juger que c’est un mâle, la femelle ne faisant que très-rarement ces sortes de fouilles superficielles, auxquelles les veneurs donnent le nom de regalis. Les fientes qui, pour le cerf, s’appellent fumées, reçoivent pour l’ordinaire la dénomination de moquettes pour les chevreuils.

Le limier dont on se sert pour détourner le chevreuil, doit être très-discret ; le moindre coup de voix feroit percer la bête en avant, et si le limier veut seulement siffler, on doit lui donner des saccades et le gronder. Il faut, au reste, pour cette chasse, une meute moins considérable que pour celle du cerf ; elle est aussi moins fatigante. (Voyez l’article Cerf, aussi bien que celui de Vénerie.)

On tire le chevreuil au traque et à l’affût. Dans la première de ces chasses, l’on doit savoir que le chevreuil franchit ordinairement de plein saut les chemins dont les forêts sont entrecoupées, ce qui le rend fort difficile à tirer. On l’attend pour le surprendre, pendant les chaleurs de l’été, près des mares et des ruisseaux où il vient se rafraîchir. L’on a vu qu’au moyen d’un appeau on imite le cri doux et plaintif des faons, et que l’on attire ainsi le père ou la mère, mais plus souvent la mère, qui vient se présenter sous le fusil du chasseur, croyant accourir au secours de ses petits. Les ouvriers qui travaillent dans les bois de quelques parties de la France, se livrent souvent à celle espèce de chasse, ou plutôt de braconnage.

En Sibérie, ou les cavités des montagnes schisteuses renferment en abondance du beurre de pierre, dont j’ai parlé plus haut, les chasseurs transportent cette matière dans les cantons qui en sont dépourvus, pour servir d’appât aux pièges qu’ils tendent aux chevreuils. Ce sont ordinairement des fosses profondes, couvertes d’une espèce de bascule qui fait trébucher ces animaux dans le trou, dont le fond est hérissé de pieux pointus ; et il arrive quelquefois que d’autres chasseurs y tombent eux-mêmes. (Nouveau Dictionnaire d’Histoire naturelle. Paris, Déterville ; article Beurre de Pierre, par M. Patrin.)

Aussitôt que l’on a tué un brocard, il faut lui couper les daintiers ou testicules, sans quoi sa chair contracte un goût désagréable de sauvagine qui répugne lorsqu’on veut la manger. (S.)