Cours d’agriculture (Rozier)/PIPÉE

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PIPÉE, (Chasse aux oiseaux.) L’antipathie naturelle qui constitue tous les habitans de l’air en état de guerre contre l’espèce des oiseaux de nuit a du donner l’idée d’attirer les premiers à différens pièges, en leur présentant leur ennemi, ou en leur faisant entendre ses cris. De là est venue la chasse connue aujourd’hui sous le nom de pipée. Elle a l’avantage d’atteindre cette foule d’oisillons sur lesquels, malgré leur petitesse, notre insatiable domination a voulu s’étendre, et que le vague de leurs appétits, la mobilité de leurs habitudes, mettoient à l’abri d’une chasse régulière et suivie. L’histoire de la pipée, mieux que la fable du cheval et du cerf, donne à l’homme qui n’en profite pas une nouvelle preuve que la haine et la vengeance sont quelquefois de mauvais conseillers, et qu’il n’est pas toujours prudent de chercher à faire à son ennemi tout le mal qu’on lui désire.

Piper, c’est contrefaire principalement les cris de la chouette et ensuite ceux de différens oiseaux, tels que les geais, les merles, les pinsons, qui sont les plus hardis à attaquer la chouette, et dont la voix et l’exemple rassemblent tous les autres pour prendre part à ces sortes de querelles. Bien piper est un talent qu’un livre ne peut enseigner, et qui s’acquiert par l’exercice et par l’étude de la nature. Il ne reste à la théorie qu’à décrire les instrumens et les préparatifs requis pour assurer le succès d’une pipée.

J’ai déjà indiqué, dans l’article Appeau, tous les moyens artificiels dont on peut s’aider pour rendre plus imitatifs les cris qu’on doit chercher à produire à cette chasse : il suffit ici de renvoyer le lecteur à cet article, pour arriver de suite à la description du lieu qu’il devra disposer pour exécuter une pipée.

Il faut choisir dans un taillis de cinq à six ans une place abritée, non passagère, sans écho, et où il se trouve un arbre passablement touffu, médiocrement haut, et qui soit éloigné de tous les autres d’environ une soixantaine de pas. Si à toutes ces conditions on peut réunir le voisinage d’un abreuvoir, de vignes ou de vergers, ces circonstances devront être regardées comme très-propres à aider la réunion des oiseaux sur le point ainsi favorisé. La préparation de cet arbre et d’une loge qui lui soit voisine, devient alors la première opération dont il convient de s’occuper.

La loge, qui n’est autre chose qu’une cabane de feuillages où les chasseurs peuvent se tenir cachés, se construisoit autrefois au pied de l’arbre de pipée. L’auteur de l’Aviceptologie conseille, pour des raisons que j’approuve, de la construire plutôt au centre de la place qu’on veut occuper, parce qu’ainsi située, on voit mieux ce qui se passe sur l’arbre et tout autour de soi ; parce que les oiseaux englués ne risquent point de tomber de l’arbre sur la cabane où ils arrachent souvent leur gluau, qu’ils laissent parmi les broussailles ; parce qu’enfin la vue de ce buisson au pied de l’arbre où on cherche à les attirer, doit leur présenter un aspect extraordinaire et suffisant pour exciter la méfiance de plusieurs, et qu’enfin ainsi placée, la cabane empêche de monter aussi facilement à l’arbre. Ayant déterminé la place de la loge, on élague autour, pour faire un chemin libre et circulaire, qu’on appelle avenue. Cette première avenue peut avoir six pieds environ de large. On en pratique une seconde également circulaire autour de la première, et un peu plus loin ; celle-ci n’a que trois pieds de large, et une troisième enfin qui en a quatre ou cinq, et qui embrasse les deux autres. On coupe ces trois avenues concentriques, de cinq ou six routes droites qui vont du pieu de la loge jusqu’un peu au delà de la troisième enceinte ; la longueur de chacune de ces traverses, correspondantes à l’épaisseur des allées concentriques et des haies de taillis laissées entr’elles, peut être d’une trentaine de pas. Le long des routes droites et en dedans de la première enceinte la plus voisine de la loge, on se ménage, s’il est possible, des brins de taillis de grandeurs différentes ; on les distribue à peu près de six pas en six pas. Les plus hauts ne doivent guères passer six pieds ; les plus petits en auront au plus quatre. Ces brins de taillis, qu’on appelle perches et plians, s’inclinent sur les chemins ci-dessus mentionnés, et y présentent, de distance en distance, aux oiseaux, des espèces de juchoirs que l’on a soin de garnir de gluaux. Si les routes pratiquées n’offroient point naturellement de ces gaules, on auroit la peine d’en aller couper plus loin et de les enfoncer convenablement pour rendre le même service. Afin que ces plians s’inclinent sur le chemin, on est presque toujours obligé de leur donner par-derrière un coup de serpette au moyen duquel on les fait fléchir à la hauteur convenable. Il faut, de plus, essentiellement observer que, dans la disposition et direction de ses routes, l’arbre de pipée se trouve dans une allée, au croisement d’une circulaire et d’une droite, et bien en vue de la cabane, dont il peut être éloigné d’une quinzaine de pieds environ. En construisant la loge, on se proposera de n’y point affecter de forme extérieure qui puisse paroître trop singulière aux oiseaux. On enfermera l’enceinte, autant que possible, d’arbustes et broussailles végétant sur le terrain même, pour lui conserver une verdure plus naturelle. On la clora, autant que besoin sera, avec les débris des branchages élagués, pour faire les routes et les plians. On y ménagera des lucarnes ou jours sur les avenues, et deux ouvertures ou portes opposées, dont l’une sera vis-à-vis de l’arbre : ces portes ne sont autre chose qu’une espèce de claie faite de branches entrelacées. L’intérieur de la loge doit être uni et propre pour qu’on puisse s’y asseoir et s’y tenir commodément avec l’attirail dont on doit être muni. La loge disposée, c’est la préparation et l’ébranchement de l’arbre qui attirent l’attention du pipeur.

On abat toutes les pousses jusqu’à la naissance des grosses branches ; et, parmi celles qui font bien faire à l’arbre la pomme ou le parasol, on en choisit une douzaine des plus unies qu’on élague depuis leur naissance du tronc jusqu’à leur sommet, où on laisse un bouquet de feuillages. L’espace dégagé entre le tronc et ce bouquet peut être de trois à quatre pieds. On peut dépouiller entièrement deux ou trois branches vers le bas, pour les tendre tout du long. On laisse toute la cime de l’arbre bien touffue, en y disposant néanmoins deux ou trois autres branches qu’on élague pour recevoir les oiseaux plus méfians ou qui se posent naturellement au plus haut des arbres, tels que les corbeaux, pies, chouettes, etc. Il faut avoir soin que les branches élaguées ne s’étagent point exactement les unes au dessus des autres, mais que les supérieures correspondent aux intervalles des inférieures, pour qu’un oiseau qui se prend aux premières ne détende point les secondes en tombant dessus. Pour monter dans l’arbre, les uns en abattent un jeune, bien branchu, et dont toutes les branches, coupées à quelque distance du tronc, présentent dans leurs fourchons une espèce d’échelle naturelle. Les tronçons des grosses branches et un peu basses qu’on est quelquefois obligé d’élaguer rendent le même service, en laissant à ces tronçons environ six pouces de longueur. D’autres se servent d’échelles de corde ou simplement d’une corde à nœuds, que l’on jette au moyen d’une pierre attachée à un bout, par-dessus une des grosses branches de l’arbre de pipée. Ces échelles servent tant pour préparer les branches que pour y tendre et détendre les gluaux. C’est à l’effet de recevoir les gluaux qu’on commence par nettoyer une douzaine de branches comme je viens de le dire tout à l’heure : lorsqu’elles sont élaguées de tous leurs petits rameaux, on les entaille dans toute leur longueur en frappant en dessus des coups obliques d’une serpette bien tranchante. On fait ces entailles de deux pouces en deux pouces, couchées de droite à gauche ; en retirant sa serpette, on en relève un peu la lame, en tournant le poignet, pour forcer l’entaille faite à se tenir entre-bâillée ; on pratique des entailles pareilles sur les perches ou plians dont les avenues sont garnies ; un bon couteau suffit pour frapper sur ces perches quand elles sont un peu légères. Toutes ces ouvertures servent à engager, par leur extrémité taillée en coin, les baguettes couvertes de glu que l’on apporte à cette chasse, et décrites à l’article Gluaux. Tous ces gluaux, bien disposés, doivent présenter sur les branches et sur les perches qu’ils garnissent, une espèce de haie ou de dentelure que je ne puis mieux comparer qu’à la disposition des arêtes considérées sur un côté de l’épine dorsale de la plupart des poissons.

La disposition convenable des lieux n’est pas la seule chose nécessaire au succès d’une pipée ; il faut encore savoir choisir les saisons et les heures, et se bien servir des instrumens des pipeurs. La saison de cette chasse est courte : elle me dure guères que six semaines, de la fin des moissons à celle des vendanges, encore, pendant ce temps, ne peut-on revenir avant huit ou dix jours piper au même endroit. Plus souvent, l’instinct ou la mémoire avertiroit les oiseaux du piège, et ils se garderoient d’approcher. On peut cependant commencer les pipées dès la maturité des merises : mais ces premières chasses, dites pipées précoces, ne fournissent pas encore de gibier gras ; les dernières pontes sont alors à peine faites, et il s’y détruit beaucoup de pères et de mères, et par conséquent, avec eux, leur postérité. C’est dans les pipées dites de saison que tous les oisillons gorgés de grains et de fruits mûrs ont acquis toute la délicatesse dont chaque espèce est susceptible. On peut piper encore, s’il vient quelques jours doux, vers la fin de l’automne ; ces pipées, dites tardives, sont même recommandées en novembre pour le passage des grosses grives ou draines, qui d’ailleurs ne viennent pas seules, et attirent avec elles quelques geais ou merles, etc., dont la capture assure au pipeur une bonne récompense de ses soins.

Les heures consacrées à la pipée sont le matin et le soir : cette dernière heure est toujours préférable ; c’est le moment où les oiseaux repus abandonnent les champs et se portent naturellement vers les bois. Libres jusqu’au lendemain du soin de leur nourriture, ils s’occupent avec bien moins de distraction des objets qui peuvent, en cet instant, éveiller un autre instinct et exciter leur curiosité. Dans les pipées du matin, les gluaux doivent être tendus avant le lever du soleil, et détendus à huit heures ; plus tard, la chaleur sécheroit la glu, outre que les oiseaux sont appelés ailleurs par le besoin de chercher leur nourriture. Dans celles du soir, on peut s’arranger à avoir tout tendu environ une heure avant le coucher du soleil. Dans la pipée du soir, il ne faut pas commencer trop tôt à appeler les oiseaux, parce qu’ils viennent naturellement au bois pour se coucher, et que s’ils entendent long-temps, et de loin, l’appeau, ils se familiarisent avec ce son. Le matin, au contraire, il faut piper dès l’aurore, avant qu’ils ne se dispersent pour aller aux champs.

Tous les préparatifs extérieurs achevés, c’est alors que les chasseurs se retirent dans la loge. Ils éviteront d’avoir sur eux des couleurs éclatantes, qui sont plus facilement aperçues des oiseaux, et observeront le plus grand silence. Le pipeur commence à frouer avec la feuille de lierre, (Voyez Appeau) qu’on peut imiter avec une feuille de fer-blanc. Lorsque les oiseaux répondent, il hasarde quelques légers coups d’appeau, imitant la chouette ; il augmente ses tons à mesure qu’il en sent le succès. C’est alors que, si l’on a quelque oiseau vivant, on le fait crier pour exciter le courroux de ceux de son espèce, et les amener à son secours. Au défaut d’oiseaux, un pipeur habile sait contrefaire les cris de plusieurs, tels que merles, geais, etc. Quand ils sont bien rassemblés autour de la cabane, les tons de chouette doivent devenir plus rares, plus foibles, et plus lugubres. Si le pipeur entend un pic dans son voisinage, (et cet oiseau se fait toujours remarquer aux coups dont il frappe les arbres) l’on frappera en même temps que lui avec un manche de couteau pour le forcer d’approcher. Un oiseleur bien armé a parmi ses outils un petit instrument destiné à cet usage, et que l’on appelle masse à pic.

Il n’est pas indifférent de contrefaire le premier oiseau venu, ni ses tons ordinaires ; il faut, de plus, savoir que les plus foibles appellent les plus forts, et que les cris de plainte ou de colère ne ressemblent point aux gazouillemens habituels. Il faut donc, pour se perfectionner, qu’un bon pipeur, comme je l’ai déjà dit, étudie ses modèles dans la nature. La feuille de lierre dont j’ai parlé ci-dessus est un très-bon instrument, parce qu’en frouant, c’est-à-dire en soufflant dans la cavité que l’on y forme, on produit un son très-imitatif du cri de tout petit oiseau qui a rencontré le hibou ou la chouette, et appelle les autres à son secours. En frouant sur une lame mince comme celle d’un petit couteau, dont on applique le tranchant entre les deux lèvres, on contrefait le moineau. Enfin, on a de petits sifflets faits d’un tuyau de grosse plume, bouché de cire, qui imitent les cris de plusieurs espèces. (Voyez Appeau.) Les rouge-gorges, les roitelets, et les mésanges sont les premiers à paroître au simple frouement. Dès qu’ils approchent, on commence à donner des coups d’appeau. L’Aviceptologie recommande de piper d’abord doucement, augmenter avec mesure, et finir par les tons lugubres et tremblotans. On laisse entre les premiers coups d’appeau une demi-minute d’intervalle ; ensuite on pipe et on froue alternativement. Les rouge-gorges sont bientôt suivis des pinsons qui amènent les merles, les grives, les geais, les pies, progressivement. Dès qu’on a des grives et des merles, il ne faut plus faire crier le geai, mais bien les autres oiseaux qu’il est bien plus agréable d’attirer à ses gluaux. Il est très-peu d’espèces qui ne donnent dans les pipées. Ceux qu’on n’y prend que par accident sont les ramiers, les tourterelles, les étourneaux, les linottes, les chardonnerets et ceux en général qui ne viennent pas à l’appeau et ne perchent pas. Tous les autres, à commencer par les oiseaux de proie diurnes et nocturnes, les corbeaux, les geais, les pies, sur-tout ces deux derniers, s’y portent avec ardeur. Les roitelets, les rouge-gorges, les mésanges, les pinsons, les merles, les grives, les draines, y accourent en foule, ainsi que les piverts, les fauvettes, les verdiers, les bruans, les moineaux, les rossignols, les gros-becs, etc., etc.

Lorsqu’un oiseau englué tombe de l’arbre ou des plians, l’une des personnes cachées dans la loge et qui doivent avoir l’œil au guet, s’empressera d’aller le ramasser, en se traînant le plus bas et avec le moins de bruit possible. Il faut cependant être preste ; car plusieurs, notamment le merle, courent très-vite, emportant le gluau après leurs plumes. Plusieurs autres de ces captifs pincent très serré ; on leur casse alors une mandibule du bec ; on leur retrousse aussi les ailes en les croisant sur le dos. Par là, on les a à sa disposition pour les faire crier à propos.

L’habitude générale est de préparer un arbre, ainsi que je l’ai décrit, outre les plians ou perches, pour tendre ses gluaux. Cependant on réussit très-bien à des pipées où, à défaut d’arbres convenables, des chasseurs se contentent d’entourer leur loge de ces plians dont j’ai dit qu’il falloit garnir les routes, tant droites que circulaires, pratiquées autour de la cabane. Ce ne seroit donc point l’absence d’un arbre qui devroit faire renoncer à cette chasse dans un taillis où tout d’ailleurs indiqueroit qu’on pourroit la tenter avec l’espérance fondée du succès. Seulement, dans ce cas, il faudroit multiplier les avenues, afin de multiplier ses plians. De plus, il seroit à peu près inutile de s’attendre à y prendre de gros oiseaux qui ne perchent que sur de fortes branches ; mais au moins tous les petits, et ce sont les plus recherchés comme gibier, y viendroient avec le même empressement. (S.)