Cours d’agriculture (Rozier)/RÉFLEXIONS sur la diminution progressive des Eaux

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Libairie d’éducation et des sciences et des arts (Tome dixièmep. 493-499).


RÉFLEXIONS
Sur la diminution progressive des Eaux.


La diminution des eaux qui fertilisaient la vallée de Montmorency ne tardera pas à lui faire perdre ses épithètes de belle, de riche, que lui ont prodiguées les Tressan, les Jean-Jacques ; bientôt on doutera qu’elle ait pu leur inspirer ces descriptions poétiques dont ils ont embelli leurs romans, et auxquelles leur brillante imagination ne pouvoit rien ajouter.

Les nombreuses sources de ses coteaux nord, taries maintenant en grande partie, n’alimentent plus les ruisseaux dont elle étoit coupée ; celles même destinées à la boisson de ses habitans suspendent par intervalles leurs tributs ; les bestiaux vont chercher l’eau qui jadis se trouvoit sous leurs pas ; enfin, les puits se dessèchent, et le cerisier, l’ornement de cette vallée, qui, sur ce sol, ne demande que l’eau pour engrais, ne jouira bientôt plus de cette humidité bienfaisante à laquelle ne peut suppléer l’industrie du propriétaire : aussi le volume et l’étendue des eaux de l’étang de Montmorency sont-ils considérablement diminués[1] ; il ne subsisteroit même plus sans les coteaux sud, couronnés par la forêt de Montmorency et de Saint-Prix qui l’alimentent encore. Qu’on vende ces bois, ils seront bientôt abattus, ey l’on n’aura ni bois, ni sources, ni ruisseaux, ni étang, ni poisson, ni moulin ; et en place de tout cela en conquerra quarante hectares d’un sol bien aride[2] !

Cependant on avoit fait une loi sur le dessèchement des étangs ; on pouvoit s’en dispenser et attendre ; ils se dessécheront d’eux-mêmes, si on n’arrête enfin les causes de ces tarrissemens ; car cette diminution des eaux est générale là où les bois ont été abattus[3], et la fécondité du sol diminue dans les mêmes proportions.

Les vieillards, laudatores temporis acti, en comparant l’ancienne fertilité de la France avec l’état présent de ses récoltes, prétendent que les saisons sont interverties. Oui, elles le sont, et c’est l’ouvrage de l’homme. On ne connoissoit pas le vent de mistral en Languedoc avant l’existence de son canal, qui a occasionné un grand déboisement ; on ne le connoissoit pas à Marseille, lorsque les montagnes qui lui servent d’enceinte étoient couvertes de bois.

La nature avoit répandu par intervalles de vastes forêts dans les plaines ; elle en avoit sur-tout couronné le sommet des montagnes ; l’homme ne cesse d’y porter la hache sacrilège et ne replante pas.

On prétend que la chaleur de la terre diminue, ce seroit encore l’ouvrage de l’homme. Elle doit en effet diminuer là où elle est exposée à un grand déboisement. Une forêt dans laquelle tout est vie et mouvement, produit nécessairement beaucoup de calorique ; un arbre est un corps organique. L’air et les fluides ne circulent pas sans chaleur dans leurs canaux resserrés ; les feuilles, les reptiles, les insectes, enfin les animaux qui habitent les forêts et qui y meurent, ne forment-ils pas sur son sol une véritable couche sourde qui, toujours en fermentation, engendre le calorique et l’y entretient ?

Les eaux contenues dans ces grands réservoirs que l’éternel leur a destinés, les mers, les lacs, les étangs, les fleuves, se réduisent en vapeurs par l’ardeur du soleil et l’action des vents. Si ces vapeurs demeurent suspendues dans les régions plus voisines de la terre, elles donnent naissance aux météores aqueux, aux rosées, aux brouillards, aux pluies douces ; si ces météores trouvent des forêts, des bois, de grands végétaux, attirés par l’humidité même de la terre[4], et soutirés du sein de l’atmosphère, ils s’attachent à la surface des feuilles, d’où ils retombent en gouttes pour abreuver le sol, et alimenter les sources d’où naissent successivement les ruisseaux, les étangs, les rivières et les fleuves. C’est une restitution que les arbres font aux mers, en échange des vapeurs élevées de leur sein ; c’est ainsi que l’air est purifié par cet océan de vapeurs, et que la terre est fertilisée par cette multiplicité de canaux formés à sa surface.

Mais, si rien n’arrête ces météores, leur tendance à se condenser les fait se porter vers les régions plus élevées et plus froides, où ils forment des nuages, qui, charriés par les vents à de grandes distances, vont enfanter les orages ; et tandis que la contrée toute entière est privée du bienfait des météores aqueux, de pluies réglées et fécondantes, un seul point de sa surface est désolé par la foudre, la grêle et les inondations.

L’habitant des vallées couronnées de forêts, redoute peu la grêle et les orages. Sa cabane est à l’abri de la foudre. Les arbres font circuler par leurs racines profondes et par leurs cimes élevées, la matière électrique de la terre à l’atmosphère et de l’atmosphère à la terre ; en sorte qu’en même-tems qu’ils attirent à eux les nuages, ils sont de puissans conducteurs de la matière du tonnerre.

Bagnères, Plombières, cernés de forêts, avoient des saisons de pluies régulières ; on les a abattues, et l’on n’y connoît plus que torrens, lavanges. Combien donc est coupable celui qui sacrifie à des spéculations d’intérêt, la prospérité de toute une contrée ; qui la frappe à jamais de stérilité, pour une coupe de bois !

L’homme qui peut diriger la foudre, peut aussi diriger les pluies. Qu’il plante des arbres[5] : leur cime est à l’eau vaporisée, ce qu’est la pointe de métal à la matière du tonnerre. Toutes deux restituent à la terre ; l’une, les eaux, l’autre, le fluide électrique.

Si on ne remédie pas à la dévastation des forêts, à la dégradation partielle des bois, cette France, si orgueilleuse de sa fécondité et de sa population, deviendra stérile et dépeuplée. Cet anathème étonne ; mais la Phénicie et cent autres provinces de l’Asie et de l’Afrique, que l’histoire nous dit avoir été les greniers de l’Europe barbare et inculte, alors fertiles et peuplées, ne sont-elles pas aujourd’hui d’affreux déserts ? et les cent lieues d’un sol brûlant et aride que parcourt à présent le voyageur, sans y trouver une goutte d’eau, étoient il y a mille ans, arrosées de ruisseaux et de rivières qui entretenoient la fécondité. Choiseuil-Gouffier a inutilement cherché dans la Troade le fleuve Scamandre. Le lit en étoit dès long-temps desséché ; mais aussi dès long-temps les forêts du mont Ida, où il prenoit naissance, étoient abattues.

Les météores aqueux, les vents, la végétation : tels sont les moyens que la nature emploie pour salubrifier l’air. À Saint-Malo, l’homme parcourt la révolution d’un siècle, parce que cette ville est environnée aux marées d’une grande masse d’eau vaporisée qui y entretient une atmosphère pure ; tandis que c’est au sein des déserts que la peste s’engendre, qu’elle conserve son germe ; et les seuls climats où elle ne se propage pas, sont ceux où ces trois agens, les météores aqueux, les vents et la végétation, commandent la salubrité.

A-t-on à redouter ces épidémies, dont les eaux stagnantes deviennent autant de foyers ? qu’on plante des arbres ? l’air infect, qui s’élève de ces sols marécageux, bientôt absorbé par la végétation, se métamorphose et se répand en air vital dans l’atmosphère.

Il y a des maux sans remèdes, et de ce nombre est le déboisement d’une montagne : lorsque son sommet étoit garni d’arbres, elle protégeoit coteaux, vallée et la contrée à une grande distance. Ses ossemens, le rocher étoit recouvert d’un lit de terre végétale, dont la chute successive des feuilles épaississoit la couche. Les eaux pluviales entraînoient la surabondance de cette terre qui fertilisait les coteaux.

Hùc summis liquuntur rupibus amnes
Felicem qui traiunt limum.

Virg. Géorg.

En dépouillant une montagne des arbres qui en couvroient le sommet, vous ôtez à ses coteaux leur abri, vous les privez de cet engrais fécondant qu’aucun autre ne peut remplacer ; car vous n’avez rien à substituer à cette terre qui est le débris des végétaux, des reptiles et des insectes, qui est façonnée par les météores, et toute disposée à rentrer dans l’organisation végétale par sa ténuité et sa solubilité. C’est en vain que le penchant des collines redemande ses sources et la plaine ses ruisseaux ; vous les avez condamnées à la stérilité. Nous replanterons, direz-vous : non, vous ne savez pas même conserver, vous ne savez que détruire. D’ailleurs, à quoi s’attacheroit cette semence que vous y déposeriez ? Comment asseoir ce jeune plant que vous y transporteriez ? Où seroit son abri contre les vents ? Sa racine pourroit-elle espérer la moindre humidité ? Quand la forêt couronnait le sommet de la montagne, un arbre que le tems détruisait laissoit à sa place dix rejettons dont il avoit été le curateur.

Osez tenter cependant, rien n’est impossible à l’homme. Si cent arbres viennent à prendre racines dans les fentes du rocher, ils protégeront l’enfance de mille autres, et vous aurez bien mérité de la pairie. Que le sol que vous aurez ainsi régénéré, soit déchargé d’impôts pendant un demi siècle, et la république y gagnera du bois dont elle va manquer, et de l’eau dont elle manque déjà.

Que les riches de nos jours portent-là une partie de leur or ; qu’ils emploient à replanter, l’argent que leur a valu la coupe de cent milliers d’hectares en bois qu’ils ont abattus. Mais non, ils ne replanteront pas : la patrie leur est étrangère ; d’ailleurs, pour semer ainsi et ne point recueillir, il faut aimer sa postérité, et l’homme immoral n’en a point ; il ne sait pas étendre son affection au-delà des générations présentes.

Il n’y a de grands amas d’eau que là où il y a de grandes forêts ; témoins les Alpes, les Pyrénées, l’Amérique septentrionale ; et il n’y a de fertilité que là où le sol jouit du bienfait de l’humidité. La Normandie ne perd rien de son ancienne fécondité, parce que chaque habitation rurale est assise au milieu d’une petite forêt qui en ferme l’enceinte.

On s’occupe dans ce moment de lois pour multiplier les canaux ; mais point de canaux sans rivières, point de rivières sans ruisseaux, point de ruisseaux sans sources, point de sources sans montagnes couronnées de forêts. Les arbres sont aussi des canaux, la sève y coule par ruisseaux[6]. Ce sont les arbres qui font circuler l’eau de l’atmosphère à la terre ; c’est goutte, à goutte que la nature reprend les flots d’eau vaporisée dont, dans sa prodigalité, elle a inondé l’atmosphère. Imitons-là, et sachons qu’un arbre de dix ans soutire le matin du météore aqueux, vingt à trente livres d’eau qu’il distille sur la terre, sans compter la quantité infiniment plus considérable qu’il en absorbe par la force de succion de ses branches et de ses feuilles. Ainsi, le dépérissement des bois et ce tarissement d’eau croissant, le commerce sera privé de canaux et l’agriculture d’engrais, le cultivateur ne pouvant plus élever de troupeaux s’il manque de prairies ; car c’est ainsi que la nature a lié tous les anneaux de sa chaîne.

S’il est impossible de remédier au mal, au moins peut-on en arrêter les progrès. Législateurs, vous êtes les représentans du peuple, mais le physicien est le représentant de la nature, et c’est à ce titre qu’il provoque l’organisation forestière. Il est tems de s’en occuper : que le propriétaire de tant d’hectares soit tenu d’avoir tant d’arbres fruitiers ou forestiers ; qu’on plante les grandes routes, il n’y a pas un buisson sur celle de la Beauce ; aussi n’y a-t-il pas de pays plus dépourvu d’eau ; qu’on replante les routes qu’on a abattues ; la belle avenue de Versailles l’est depuis six ans, on l’oublie ; celle de Franciade se dégarnit annuellement et ne se répare pas. Mais pourquoi citer puisque toutes les routes de la république sont dans un état de délaissement ?

Nous venons d’abattre ces arbres qui bordoient nos voieries ; qui, placés autour des cimetières, servoient à en purifier l’air ; qui ombrageoient les porches de nos temples, et où l’enfance se déroboit à l’ardeur du soleil : qu’un décret vengeur de l’anarchie destructive ordonne à l’instant cette replantation[7]. L’Américain plante un arbre à la naissance de ses enfans : nous abattons une forêt pour doter les nôtres.

Mais ce ne sont pas seulement les forêts qu’on laisse dégrader ; les arbres fruitiers, dont l’intérêt sollicite plus particulièrement la culture, sont abattus, et ne sont pas replantés, faute d’une bonne organisation sur la garde rurale. Quel est en effet le propriétaire qui puisse hasarder un verger hors de l’étroite enceinte de sa propriété ?

Une prompte organisation forestière peut donc seule assurer à la France le bois dont elle manque, et remédier au tarissement de ses eaux. La prospérité de l’agriculture, celle de l’industrie et du commerce tiennent à cette prompte organisation, puisque c’est la régénération des bois qui rendra aux coteaux leur fertilité, aux vallées leur fraîcheur, aux campagnes leur fécondité, aux usines leurs ruisseaux, au commerce ses canaux et ses rivières qui cessent d’être navigables.

Et dubitant homines serere atque impendere çuram.

Virg. Géorg.

Mais les instans pressent : il faut le laps d’un siècle pour régénérer ce qu’un jour détruit ; car combien le temps n’est-il pas lent à reproduire ce que la hache est si prompte à abattre !

La guerre, la famine, la peste sont de moindres fléaux que ne l’est cette dégradation lente des bois et ce tarissement successif des eaux ; car les plus grandes crises ne sont pas les plus désastreuses. Tous ces fléaux dévastateurs sont momentanés : le temps les répare ; mais ici le temps mine. Oui, la France disparaîtra[8] ainsi qu’ont disparu tant de Républiques et d’Empires florissans, si elle n’est pas replantée comme l’Asie mineure le fut par Cyrus-le-Grand[9].




  1. Son moulin, qui, dans cette saison-ci, débitait par jour, il y a dix ans, 1000 kilogrammes de grains ; a eu moulage, depuis vingt-quatre heures, au moment où j’écris (28 messidor an 6), 60 kilogrammes seulement, qui sont le dernier qu’il moudra d’ici à l’hiver ; ce moulin entre demain en chômage.
  2. Détruisez-les ces forêts, éloignez-les de nos plaines, vous achevez d’arracher à la nature son plus bel ornement ; vous desséchez le climat, vous appauvrissez les ressources de l’agriculture ; vous énervez le commerce, affoiblissez l’industrie ; vous enlevez à l’homme le moyen de satisfaire à un de ses plus pressans besoins ; et d’un pays fertile, heureux et peuplé, vous en faites une terre aride, dont les sucs épuisés ne nourriront plus que des hommes rares, faibles, et des nations vieilles et malheureuses sur une terre sans fécondité. Bexon.
  3. Dans une commune de la vallée, un bois de quinze hectares a été converti en terres labourables, et cette commune a perdu la seule source qui l’abreuvait, source que ce bouquet de bois alimentait. Cet abattis est devenu un attentat à la propriété publique ; elle a le droit d’en exiger la replantation : replantes, ou soit maudit, peut dire à ce propriétaire chacun de ses concitoyens tu me refuses l’eau !
  4. Plus la terre est humide et plus il tombe de rosée dessus pendant la nuit ; et il tombe plus du double de rosée sur une surface d’eau que sur une égale surface de terre humide. Stat. rég de Haller.
  5. Mais ce n’est pas seulement le chêne et l’orme ; pour arrêter l’effrayante progression de ce tarissement, il importe de planter le laricio de Corse, pin qui s’élève à plus de 200 pieds ; le mélèze, qui donne la térébenthine, et dont le bois fait cependant des charpentes ininflammables. C’est des syphons qu’il uouc faut pour soutirer les nuages.
  6. En douze heures, par un jour sec et chaud : un chou perd de sept à huit hectogrammes (25 onces), par la transpiration.

    Un soleil de 120 centimètres (3 pieds et demi) perd plus de 9 hectogrammes (30 onces). Un hectare en houblon transpire 2400 pintes d’eau. stat. des vég. de Haller.

    À Argenteuil, une portion d’un cep de verjus, retranché il y a un an de son antique souche, a donné un dmi-muid de sève : on sait ce qu’en fournit la vigne, le bouleau, le palmier.

  7. Il faut des fêtes au peuple, et c’est avec raison qu’on veut en substituer, mais pour que ces fêtes puissent l’intéresser, qu’on célèbre la récolte des foins, celle des grains, la jeunesse dansera autour des meules et des tas de gerbes ; déjà la vendange, est consacrée à la joie ; que les semailles du printems, celles de l’automne, la replantation des arbres, la réparation des chemins vicinaux, l’échenillage, l’échardonnage soient également des jours de fêtes ; qu’on en institue sur-tout une pour la préparation des grains. Le Chinois ne confie pas à la terre une semence, qu’il n’ait favorisé le développement de son germe par une immersion dans un engrais liquide ; et en France la carie enlève annuellement le dixième des récoltes en froment, parce qu’on ne chaule pas ou qu’on chaule mal. Voilà des fêtes que le peuple des campagnes célébrera ; il négligeait la célébration de ses mystères, mais il quittait ses travaux pour suivre les processions des rogations, des quatre-tems, qui avaient pour objet la prospérité de ses récoltes. Ce n’est que quand il aura recouvré sa morale, qu’il célébrera la fête de la Vieillesse, à laquelle il insulte aujourd’hui.
  8. La caducité des natures arrive avec l’épuisement et le dessèchement de la terre. Bexon.
  9. Celui qui est ainsi devenu le réparateur de la nature dégradée, mérite le nom de grand, que la postérité lui a donné.

    L’empire de la Chine nourriroit-il plus de 300 millions d’hommes, sans cette abondance des bois et des eaux qui y entretiennent la fécondité ? mais en Chine on plante plus qu’on n’abat. On doit attendre d’un gouvernement républicain cette sorte de régénération dont des despotes nous offrent des exemples imposans. D’ailleurs, les individus ne replanteront pas ; il n’y a que les gouvernemens qui puissent et doivent régénérer les forêts, parce qu’ils sont impérissables, et que le bonheur des races futures devient pour eux une substitution sacrée.