Cours d’agriculture (Rozier)/ÉGRAINER, ÉGRAINOIR, ÉGRAPPER, ÉGRAPPOIR, DÉGRAPPER, DÉGRAPPOIR

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Hôtel Serpente (Tome quatrièmep. 154-169).


ÉGRAINER, ÉGRAINOIR, ou ÉGRAPPER, ÉGRAPPOIR, DÉGRAPPER, DÉGRAPPOIR. C’est séparer le grain du pédicule qui le soutient, & l’égrainoir est l’instrument avec lequel s’exécute l’opération. On égrappe le raisin ; &c. Doit-on égrainer ? Comment doit-on égrainer ? deux objets intéressans à examiner, principalement le premier.


CHAPITRE PREMIER.

Doit-on égrainer ou égrapper ou dégrapper ?


Je me servirai également de ces mots, parce que les uns & les autres sont reçus dans les différentes provinces du royaume ; & en pareille circonstance la coutume décide plus souverainement de leur valeur que le Dictionnaire de l’Académie. Le parallèle des principes constituans de la grappe & du vin, aidera à trouver la solution de ce problème.

Section première.

Des Principes de la Grappe.

La grappe est un prolongement du sarment, comme celui-ci l’est du cep ou tronc, & le tronc des racines. La direction des fibres ligneuses, corticales, la substance médullaire, y sont les mêmes, avec cette différence cependant, que le diamètre des canaux séveux & médullaires est infiniment petit, resserré, & s’écarte de la ligne droite.

Dans les provinces méridionales, où la végétation de la vigne est d’une force surprenante, & où il n’est pas rare de voir des sarmens de dix à douze pieds de longueur sur plus d’un pouce de diamètre, la grappe laissée sur le cep, dépouillée de ses grains, dès que le raisin change de couleur ou même un peu plutôt, devient un véritable sarment, puisque l’année suivante, si on conserve la partie du sarment qui la supporte, il s’y forme des yeux & ensuite des bourgeons.

Chaque espèce de vigne est-elle susceptible de produire dans le midi le même phénomène ? Je l’ignore, mais je l’ai observé sur deux espèces. Dans nos provinces du nord, où la végétation est foible, je doute de la possibilité de ce phénomène. Si on n’étoit pas déjà convaincu, par l’anatomie & par la dissection, que la grappe est une prolongation de toutes les parties constituantes du sarment, & qu’elle en diffère seulement par le diamètre & la spirale de ses canaux, le fait que je rapporte le démontreroit jusqu’à l’évidence. Or, si la grappe est en tout semblable au sarment, l’un ou l’autre sont-ils en état de produire du spiritueux par la fermentation ? On verra tout à l’heure le but de cette question.

Lorsque l’on mâche le sarment ou la grappe encore verte, le palais éprouve l’effet de l’astriction & d’une forte acidité ; à mesure que le bois & la grappe mûrissent, l’une & l’autre se dissipent en partie ; enfin, lorsqu’ils sont complétement mûrs, ce qui est annoncé par la couleur brune, si on les mâche, alors on reconnoît moins d’astriction, très-peu d’acidité, & peut-être un petit goût sucré, sur-tout dans ceux des provinces méridionales. D’après ces gustations très-souvent répétées, je fis ce raisonnement : La partie sucrée est la seule dans la nature, qui, aidée par la fermentation, produise le spiritueux, partie essentiellement constituante du vin quelconque. Or, si le goût me laisse soupçonner que dans le sarment & dans la grappe il existe un principe sucré, je puis donc, par le secours de la fermentation, retirer au moins une légère partie de spiritueux. Je pris, à cet effet, une certaine quantité de grappes de raisin, dont j’avois séparé chaque grain en coupant les péduncules avec des ciseaux, afin que le suc du grain n’imbibât pas la grappe. Je pris égale quantité de sarmens ; ils furent coupés en petits morceaux, & le tout jeté dans un vaisseau suffisamment rempli d’eau, pour qu’elle surnageât & les grappes & les morceaux de sarmens retenus au fond du vase par une planche chargée de pierres, qui recouvroit ce mélange. Il s’établit une fermentation dans cette espèce de cuve ; il s’en dégagea de l’air atmosphérique, & de l’air fixe ; enfin, après huit jours, le tout fut pressé, la liqueur mise dans un vaisseau presque fermé, & six semaines après, soumise à la distillation ; elle ne donna pas un atome d’esprit ardent.

Une égale quantité de grappes & de sarmens fut pilée dans un mortier, & lorsque le tout fut bien divisé, il fut mis à fermenter comme il a été dit ci-dessus ; une partie de cette liqueur, mise à évaporer dans une capsule, laissa un résidu pâteux, salin ; ce résidu lavé, la lessive passée au papier gris, mise ensuite à évaporer lentement, a donné pour dernier produit un sel, c’est-à-dire un véritable tartre, sel essentiel de la vigne comme du vin. Les grappes mises à fermenter d’un côté, & les morceaux de sarmens de l’autre, ont donné le même produit, & chacune à part, soumise à la distillation, n’a pas offert le moindre signe de spirituosité.

Si je ne me suis pas trompé dans ces expériences, il est donc démontré jusqu’à l’évidence que la grappe ne contient aucun principe du vin, sinon l’eau & le sel qui sont des principes très-accessoires, au moins le premier ; & ni l’un ni l’autre, ne sont constitutifs de l’esprit ardent.

Examinons actuellement d’où proviennent l’acidité & l’âpreté de la grappe & du sarment ; puisqu’il est démontré qu’ils se ressemblent en tous points.

Tant que le sarment & la grappe sont verts, l’eau de végétation est surabondante, elle tient en dissolution l’acide du tartre ; la charpente de l’un & de l’autre est encore molle, peu flexible, cassante au moindre choc ; les fibres sont peu liées, ou plutôt les interstices qui restent entr’elles ne sont pas remplis par les dépôts terreux, consolidés & réunis par le secours de l’air fixe. (Consultez les principes de la végétation, décrits au dernier chapitre du mot Culture.) Lorsque la vigne a cessé de pleurer, le bourgeon commence à pousser ; il est alors moins acide qu’il ne le sera bientôt après ; le bourgeon s’élance ; le raisin est formé, la grappe développée, la fleur épanouie, & l’acidité augmente. Déjà la chaleur de l’astre du jour est forte, le sarment prend de la consistance, l’acidité devient austère ; enfin, le raisin change de couleur, il mûrit ainsi que le bois ; l’acidité qui se manifeste alors est très-austère, affecte désagréablement le palais, tandis que, lorsque les vrilles ou mains de la vigne, sont encore tendres, on les mange avec plaisir, à cause de leur agréable acidité, très-différente de celle du sarment qui est toujours âpre ; les jeunes feuilles le sont moins que le sarment & plus que les vrilles. On voit, en suivant la marche de la nature, que lorsque l’acide est noyé par beaucoup d’eau, il est moins austère ; que la stipticité augmente à mesure que l’eau de végétation s’évapore par la transpiration ; alors le tartre, qui demande beaucoup d’eau pour sa dissolution, se dépose entre les fibres des plantes, les parties terreuses se déposent également, & le goût austère augmente à mesure que la charpente devient solide. S’il ne monte plus ou presque plus d’eau de végétation dans le sarment, l’âpreté diminue au goût, parce qu’il n’y a plus assez d’eau pour la faire sentir ; elle est trop amalgamée avec la partie terreuse ; mais si vous faites macérer ce morceau de sarment très-sec, dans une quantité d’eau convenable, l’austérité deviendra plus sensible. Si on répète sur la grappe les mêmes expériences que sur le sarment, les résultats seront les mêmes à très-peu de choses près. Ainsi l’identité est démontrée.

Section II.

Des Principes constituans du Vin.

Tout le monde convient que la grappe communique au vin un goût âpre, austère, & que le vin, provenant d’un raisin égrappé, est plus délicat. De cet aveu général, il en résulteroit que l’on devroit égrapper ou dégrapper, ou égrainer ; mais on dit : la grappe nourrit le vin, & lui communique des principes qui prolongent sa durée. C’est donc par son austérité ou par le principe acide qu’elle renferme, & non par le spiritueux qu’elle ne peut fournir, ainsi qu’il a été démontré.

Premier principe. Dans les années froides & pluvieuses, même dans nos provinces méridionales, le raisin est verd & acide ; à plus forte raison l’est-il dans celles du nord.

Deuxième principe. Dans les années chaudes & sèches, le raisin est doux, c’est-à-dire, que le goût doux masque l’acide contenu dans le suc & dans le parenchyme, comme le sucre, tiré de la canne à sucre, enveloppe son sel acide, de manière qu’il ne fait aucune impression sur le palais ; cependant cet acide très-fort n’existe pas moins dans le sucre le plus doux.

Troisième principe. Dans les années chaudes & sèches, lorsque le raisin est mûr, mais non pas complètement mûr, & tant que la grappe est encore verte, s’il survient une pluie un peu forte quelques jours après, il se reverdit, & son sel acide se développe, parce qu’il est tenu en dissolution par l’eau de végétation remontée du cep au raisin. Cette abondance d’eau ne permet plus à la partie sucrée de masquer la partie acide jusqu’à ce que la chaleur & la transpiration aient fait évaporer cette eau surabondante, & rapproché la partie sucrée.

Quatrième principe. Si dans les pays chauds, on laisse sécher les raisins sur le cep, & qu’il ne survienne point de pluie, on voit souvent la partie sucrée se cristalliser dans le raisin. Le temps & l’exsiccation opèrent sur lui le même effet que la préparation sur les raisins, vulgairement appelés de panse ou de carême ou raisins secs.

Cinquième principe. Plus les raisins sont complètement mûrs, chacun suivant son espèce, plus ils sont spiritueux & plus ils se conservent. On sait que les vins du Roussillon, par exemple, sont susceptibles d’être gardés pendant trente à quarante ans.

Sixième principe. Plus un vin contient de parties sucrées, & plus sa durée est longue ; les vins d’Espagne en fournissent la preuve.

Septième principe. Plus un raisin est éloigné du point de sa maturité, plus le vin qu’on en retire est vert & acide, & souvent il n’a du vin que la couleur. Suivant les cantons & l’espèce de raisins, ce vin se conserve quelquefois plus que si le raisin avoit mûri davantage ; mais ce phénomène dépend autant de l’espèce du raisin que de la proportion d’air fixe, (voyez ce mot) qui est le lien des corps, le nexus conectionis ; deux grandes vérités dont les œnologistes ne se sont pas encore apperçus, parce qu’ils généralisent trop leurs principes.

L’expérience force à conclure que les vrais principes constitutifs du vin sont, 1°. la partie sucrée qui crée le spiritueux par la fermentation ; 2°. la partie aqueuse qui la tient en dissolution, & la rapproche plus ou moins selon son abondance ; 3°. la partie tartareuse ou acide qui exige une très-grande quantité d’eau pour se dissoudre, & qui est insoluble dans l’esprit de vin, ce qui est prouvé par la précipitation du tartre à mesure que l’esprit se forme dans la futaille ; cependant il reste toujours une portion de ce sel dans le vin ; 4°. de la partie huileuse essentielle qui détermine l’aromate ou le bouquet ; 5°. de la partie terreuse & grossière qui forme la lie ; 6°. le goût de terroir ne dépend, en aucune manière, de ces principes essentiels ; c’est un principe sur-ajouté, & tenu en dissolution dans l’eau de végétation, & peut-être combiné avec l’huile essentielle du vin ; j’ose presque l’avancer, d’après quelques expériences faites sur les eaux-de-vie. Après avoir terminé ce parallèle abrégé des principes de la grappe & du vin, passons au fond de la question.

Section III.

Est-il avantageux d’égrainer ?

Les œnologistes ne sont aucunement d’accord sur ce point ; les uns prétendent que, dans aucun cas, on ne doit supprimer la grappe ; d’autres, qu’elle peut l’être quelquefois sans inconvéniens ; ceux-là, que sa quantité totale est nuisible ; & ceux-ci, qu’elle est non-seulement inutile, mais encore préjudiciable à la quantité & à la qualité du vin : peut-être ont-ils tous raison jusqu’à un certain point ; il s’agit de les concilier. À cet effet, distinguons-les en deux classes ; la première contiendra les positifs, c’est-à-dire, ceux qui conseillent de conserver la grappe ; la seconde, les négatifs ou ceux qui décident qu’on doit la supprimer.

I. Des positifs. Voici en substance leurs assertions, & principalement celles de M. Maupin, qui a beaucoup plus écrit sur cet objet que les autres. « La grappe ne durcit pas toujours les vins, ne les rend pas toujours austères & âpres ; ainsi, il ne faut donc pas toujours égrapper. »

1. « La grappe ne durcit le vin lorsqu’on le laisse trop cuver. »

2. « Elle le rend beaucoup plus susceptible de se conserver : c’est l’opinion universelle de tous les vignobles. »

3. « Si l’alun. (Voyez ce mot, & ce qu’on doit en conclure) retarde la défection des vins, pourquoi l’acide végétal & terreux du bois de la grappe, ne l’auroit-il pas aussi ? Pourquoi, par son affinité avec l’eau, & par sa vertu astringente, ne se combineroit-il pas avec l’eau du vin, n’en affoibliroit-il pas la propriété dissolvante & son action continuelle sur les principes du vin, dont par-là elle hâte la destruction ? Pourquoi, en communiquant son astriction à la partie aqueuse du vin, cet acide n’auroit-il pas le pouvoir de resserrer les substances auxquelles elle sert de menstrue, & de les y retenir, soit par l’effet de sa combinaison avec ce menstrue, soit même par sa combinaison directe & intime avec une partie des principes qu’elle tient en dissolution ? (Il falloit démontrer toutes ces assertions) ; car elles sont précisément le nœud de la question.) »

» Non-seulement la grappe contribue à la durée du vin, mais encore, dans beaucoup de cas, elle contribue à les améliorer & à leur donner plus de qualité. »

4. » Dans les années pluvieuses, & même toutes les fois que, par une cause ou par une autre, il y a, par proportion aux autres principes, surabondance d’eau dans les raisins, elle en améliore les vins & les relève, en leur donnant, par le mélange de son acide avec les autres substances du mixte, plus de fermeté & un certain caractère vineux qui leur manque toujours dans les années & dans les cas dont on vient de parler. »

5. » Elle aide à la fermentation ; une cuve non égrappée fermente plus que celle qui l’est, & on prouve cette assertion par ce raisonnement. La raffle seule, sans raisins & sans marc, peut opérer ébullition & chaleur dans l’eau pure qui la contient ; pourquoi n’auroit-elle pas la même propriété dans le mout, composé d’eau & de principes avec quelques-uns desquels son acide a des affinités, & est capable de se combiner ? »

6. De ces raisonnemens, dont je ne diminue en aucune manière la force, M. Maupin conclut, « qu’on doit la laisser dans toutes les années de bonne & pleine maturité, parce que les vins étant d’ailleurs bien faits & bien fermentés, elle prévient leur filage, c’est-à-dire, les empêche de tourner à l’huile ou à la graisse. »

7. « On doit la laisser dans les années & les vendanges pluvieuses ; dans toutes les années où il y a pourriture & moisissure, & toutes fois qu’il y a surabondance d’eau dans les raisins, soit à raison de la grossièreté de leur espèce, soit à raison du peu d’âge du plant. »

8. « Il faut la laisser dans tous les cantons & dans toutes les provinces ou les vins ont encore, plus qu’ailleurs, le défaut de ne pouvoir se garder ou se transporter ; & principalement dans tous les pays, ou à raison de laitière des lieux, du peu de profondeur des caves, ou pour toute autre cause, les vins sont habituellement sujets à se corrompre ou à débouillir : dans tous ces cas, il est important, il est absolument nécessaire de conserver la grappe. »

« Il faut encore la laisser, quelles que soient les années, à tous les vins destinés à être transportés au loin, & plus particulièrement à ceux que leur réputation ou la faveur de la situation des lieux, appèlent au-delà des mers. »

9. « Laissons-la dans toutes les années abondantes, afin de pouvoir réserver une partie des récoltes pour les années suivantes. »

10. « Laissons-la encore toutes les fois que, par un motif ou par un autre, nous décuvons avant que la fermentation ait achevé son dernier période, & que le vin soit parfaitement fait : à propos de quoi, en ce cas, ôteroit-on la grappe ? »

11. « Laissons-la, en un mot, parce qu’indépendamment de ce que son extraction est une opération de plus, il est prouvé qu’en bien des cas, elle contribue à l’amélioration des vins, & qu’elles les rend beaucoup plus propres à se conserver.

12. « Quant aux défauts qu’on lui reproche, ils proviennent uniquement de la mal-façon des vins, & de ce qu’on les laisse cuver trop long-temps ; c’est donc à tort charger la grappe. La preuve que ces défauts n’en proviennent pas, du moins essentiellement & nécessairement, c’est que, si on excepte quelques curieux, & peut-être quelques cantons, tous les vins, en général, ne sont point égrappés, & que cependant il y en a assurément un très-grand nombre qui ne sont ni durs, ni grossiers, ni âpres, ni tardifs, & qui, au contraire, sont très-délicats, très-fins & très-agréables. La grappe rend les vins plus fermes, & souvent elle leur donne plus de qualité ; mais elle ne les rend pas durs, quand d’ailleurs ils sont bien faits. »

13. « Il y a plus, c’est que quand il seroit vrai qu’elle leur donneroit de la dureté, il ne faudroit pas moins l’employer, si cette dureté étoit une condition inséparable de la conservation : qu’est-ce que cette dureté passagère en comparaison de la durée, au moins à l’égard des vins qu’on veut conserver, ou pouvoir conserver ? »

14. « Ce n’est pas que des vins égrappés ne puissent se conserver ; mais souvent aussi ils ne le peuvent pas ; c’est pourquoi beaucoup de personnes qui, dans des vignobles de réputation, avoient pris l’usage d’égrapper, y ont entièrement renoncé : d’ailleurs, les vins qui peuvent se conserver, quoique égrappés, se conserveroient encore davantage, s’ils ne l’étoient pas : ainsi, à l’égard de ces vins mêmes, on pourroit encore les faire avec la grappe. »

15. « J’en dis autant à l’égard du goût du terroir : on impute communément ce goût à la grappe, qui effectivement peut bien l’augmenter ; mais qui ne le donne pas, puisque les vins égrappés le prennent de même que ceux qui ne le sont pas. La cause générale du goût, qu’on appelle goût de terroir, est bien moins dans le terroir même & dans la grappe, que dans la grossièreté des espèces de raisins, & encore dans la mauvaise manière de les employer. Le moyen le plus sûr, sinon de l’emporter entièrement, du moins pour le diminuer de beaucoup, c’est de bien faire cuire le vin, & non de rejetter la grappe, qui, de l’aveu de tous les vignobles, a la propriété d’affermir & de conserver les vins. »

« Elle a encore, comme on l’a vu, beaucoup d’autres propriétés ; mais n’eût-elle que celle de prolonger la durée des vins, j’en conclurois, & tout le monde doit conclure qu’il ne faut point égrapper les raisins, & qu’au contraire il est absolument nécessaire de ne pas les égrapper, ou autrement dit, de conserver la rafle ».

Tel est l’avis de M. Maupin, consigné dans son ouvrage intitulé, La richesse des vignobles, dont je viens d’extraire cet article.

II. Des négatifs ou de ceux qui regardent la grappe comme préjudiciable aux vins. J’ai été, je suis & serai toujours de ce sentiment contradictoire avec celui de M. Maupin.

Le public cependant doit de la reconnoissance à cet auteur ; son zèle, ses talens & ses lumières n’ont pas peu contribué à perfectionner la manière de faire les vins. Si je ne suis pas de son avis en ce point, je le prie de m’excuser ; mais il n’est pas possible de parler contre ma façon de penser. Nous plaidons chacun notre cause devant le public, dont nous ambitionnons l’estime & les suffrages ; il sera notre juge & se décidera d’après les expériences qu’il aura faites suivant les deux méthodes comparées, en supposant toutes les circonstances égales ; venons au fait.

La grappe, ainsi qu’il a été démontré dans la première section, ne contient aucune partie sucrée, donc elle ne peut produire de spiritueux.

Les principes constituans de la grappe sont spécifiquement les mêmes que ceux du sarment ; ainsi, il n’est pas plus absurde de dire qu’il est avantageux de mettre du sarment fermenter avec le raisin, que de laisser la grappe. Cette proposition me paroît énoncée assez clairement, cependant M. Meunier, dans son ouvrage intitulé, Essais sur l’Angoumois, me fait dire que je conseille de mettre le sarment, fermenter avec le raisin ; il faut au moins lire avant de rapporter l’opinion des autres, afin de ne pas induire en erreur ceux qui lisent nos ouvrages.

Si la grappe contribue à l’amélioration du vin ou à sa conservation, c’est donc par son sel acide & par sa portion terreuse, âpre & austère, ou enfin par l’air fixe qu’elle contient & dont elle se dépouille en partie dans la fermentation, & qui s’unit au vin : j’examinerai ces assertions en répondant aux différens articles de M. Maupin. Je cherche la vérité de bonne foi, & ce n’est pas pour avoir le froid plaisir de critiquer, que je discute ses opinions. Les numéros suivans correspondent à ceux des assertions de l’auteur.

1. Il faut convenir avec M. Maupin, que la grappe ne durcit pas toujours le vin : par exemple, dans une année de pleine maturité, lorsque sa couleur, semblable à celle du sarment, annonce son exsiccation, on peut, absolument parlant, ne pas égrainer. Cependant, l’amateur de la qualité observera que ce bois sec ou presque sec, se renfle pendant la fermentation, qu’il se pénètre de la matière du vin, & qu’il absorbe une certaine quantité de spiritueux. Le pressoir le plus énergique ne sauroit entièrement extraire l’un & l’autre ; une preuve bien simple confirme cette assertion : séparez toutes les pellicules de raisins, &c. ne laissez que la grappe, faites-la même sécher au soleil, afin d’enlever la partie fluide qu’elle s’est appropriée ; dans cet état jettez-la dans une cuve avec une quantité d’eau proportionnée, la fermentation vineuse ne tardera pas à s’établir ; enfin, vous obtiendrez ce qu’on appelle communément petitvin, revin, piquette, buvande ; &c. distillez ce petit vin, & vous aurez de l’esprit ardent ; distillez ces grappes sans les avoir soumises à cette expérience, & vous retirerez de l’esprit ardent d’une qualité bien inférieure au premier. (Voyez le mot Distillation) Je dis plus : on obtiendra, proportion gardée, plus d’eau-de-vie des grappes que du vin même. Voilà donc une perte réelle, une soustraction de principes faite au vin, quand même cette grappe supposée sèche dans le commencement, étant ensuite pénétrée par le fluide en fermentation & par la chaleur qui l’accompagne, ne lui auroit pas communiqué son astriction. On ne dira pas que le principe sucré qui forme l’esprit ardent, étoit, avant la fermentation, contenu dans la grappe, & que c’est le même que l’on retire par la distillation. Les expériences citées plus haut, prouvent le contraire, & pour s’en convaincre il suffit de les répéter.

2. L’opinion de tous les vignobles est que la grappe conserve le vin. Si les cultivateurs étoient véritablement instruits, s’ils connoissoient la manière dont les principes des corps se combinent, les moyens que la nature emploie pour les conserver & les détruire, certainement leur opinion seroit d’un grand poids ; mais M. Maupin sait mieux que moi combien peu les lumières sont répandues, & combien sont grandes les entraves qu’il a été obligé de forcer afin de dessiller les yeux de ceux qui sont aveuglés par la coutume. Une opinion générale n’est souvent qu’une erreur, & les antipodes ou la sphéricité du globe que nous habitons, conduisirent Galilée dans les prisons de l’inquisition, parce qu’il combattoit l’opinion générale & du peuple & des philosophes.

M. Maupin me permettra de lui représenter que l’égrainage n’est pas une pratique à laquelle se livrent simplement quelques curieux. Dans presque tout le bas-Languedoc, par exemple, & dans une infinité d’autres endroits que je pourrois citer, on égraine rigoureusement, non pour perfectionner les vins (on n’y songe pas) mais par économie. Comme les vignobles sont immenses, & que toutes les habitations ou celliers sont dans les villages ou dans les villes, on dépenseroit beaucoup trop en frais de voitures ; on égrappe dans la vigne même, & cette grappe est ensuite étendue sur le sol. Aussi, abstraction faite de la chaleur du climat & des autres causes qui influent sur la qualité des vins, ils ne sont jamais âpres ; mais si on laisse la grappe, si elle fermente avec le grain, le vin est dur & très-dur.

3. M. Maupin n’approuve point avec raison la méthode d’aluner les vins ; mais de l’action de l’acide de l’alun & de la terre qui lui sert de base, il en conclud par comparaison avec l’acide de la grappe & sa saveur styptique ; cette comparaison ne paroît pas exacte. L’alun est composé d’acide vitriolique & d’une terre presqu’argileuse, & sa stipticité dépend de ce que la base de cet acide n’est pas aussi exactement saturée que celle des autres sels vitriolique à base terreuse : cet acide se dissout dans l’eau, parce qu’il contient la moitié de son poids d’eau. Le tartre est beaucoup plus acide que l’alun, il est uni à une portion huileuse qui empêche, jusqu’à un certain point, sa solubilité dans l’eau ; il faut au moins dix-sept parties d’eau pour en tenir une en dissolution. Enfin, sa base est une terre grossière, & le tout est rendu concret par une grande quantité d’air. Le tartre contenu dans la grappe, diffère un peu de celui renfermé dans la pulpe du grain ; il seroit trop long de suivre cette analyse chymique, peut être hors de la portée du commun des lecteurs.

Il est donc clair que l’acide de l’alun combiné avec l’eau-de-vie, ne peut presque point absorber de son eau, puisqu’il est déjà uni avec moitié de son poids d’eau, & que l’acide du tartre s’y unit très difficilement, à cause de la partie huileuse qu’il contient ; enfin, parce qu’il est insoluble dans l’esprit de vin qui précipite le tartre contre les parois des futailles à mesure que la fermentation insensible perfectionne cet esprit de vin. Est-ce donc à raison de la base argileuse ou vitriolique de l’alun qu’il resserre les principes constituans du vin ? c’est ce qu’il faudroit prouver, & je n’entrevois pas comment on y parviendroit. (Voyez ce qui est dit au mot Aluner)

Si l’alun peut produire quelque effet, étant dissous dans le vin, c’est par son air de composition qui se dissémine dans le fluide, & cet air est le modérateur de la décomposition ou de la désagrégation des principes des corps. Ainsi, en supposant que l’acide tartreux de la grappe s’unisse au mout dans la cuve, il sera bientôt précipité lorsque le spiritueux sera formé, & il se déposera dans les barriques.

On confond mal à propos les vins verts avec les vins âpres ou durs : ils sont verts lorsque le raisin n’a pas acquis la maturité convenable ; ils sont âpres & durs, lorsque le vin a fermenté avec la grappe, & cette rudesse & cette âpreté ne dépendent point de l’acide, proprement dit, de la grappe, mais du suc austère qu’elle contient ; & il tire cette austérité du suc même de la végétation, de la sève de la vigne.

Pour peu qu’on connoisse la statique des végétaux, les moyens employés par la nature pour modifier & perfectionner les sucs destinés à former les fruits & les semences, on verra que le grain du raisin tient à la grappe par un pédicule très petit & très-délié ; que la grappe raffine les sucs qui lui sont envoyés par le cep ; que ce petit pédicule raffine à son tour ceux qui lui sont communiqués par la grappe ; enfin, que l’enveloppe herbacée qui recouvre l’enveloppe presque ligneuse des pépins, absorbe le peu qui reste de cette astriction végétale dans le suc du raisin : il suffit de mâcher ces pépins pour s’en convaincre ; moins le raisin est mûr & plus ils sont âpres, & l’amande qu’ils contiennent est douce. L’industrie de l’homme a su tirer un grand parti de ce fruit ; mais la nature songeoit bien plutôt à la formation & à la perfection de l’amande qui devoit reproduire la plante ; ce pépin est, en dernière analyse, la quintessence de tous les sucs, & la partie qui recèle le plus d’air inflammable.

4. Lorsque, par une cause quelconque, il y a surabondance d’eau dans les raisins, la grappe améliore les vins. &c. Rien ne peut améliorer une liqueur, que la bonne combinaison de ses principes ou l’addition des principes qui lui manquent. Comme je le dirai à l’article Vin, la grappe ne contient aucune partie sucrée ; elle ne produit donc aucun spiritueux. Dans les années pluvieuses, l’acide surabonde dans le vin, parce qu’il y a peu de parties sucrées & pas en quantité suffisante pour le masquer ; il est donc inutile d’ajouter un acide qui ne constitue pas le vin & ne lui fournit aucun principe ; autant vaut-il ajouter des sarmens coupés en morceaux. Le goût vineux est certainement bien éloigné du goût âpre, & le meilleur de tous les vins est celui qui ne porte aucune impression d’astriction sur le palais. Je ne doute pas du fait rapporté par M. Maupin, lorsqu’il dit qu’on a donné la préférence à un vin non égrappé, sur celui qui l’avoit été ; mais j’ose dire que cette comparaison dépend d’une multitude de circonstances : quant à moi, j’ose lui certifier que par-tout où l’on égrappe les vins, on préfère ceux qui l’ont été.

5. La grappe aide à la fermentation, &c. Oui, en apparence, & non en réalité. Je conviens que la vendange non égrappée paroît beaucoup plus fermenter que l’autre. En effet, le sifflement est plus fort, plus bruyant ; le marc s’élève beaucoup plus, mais ces deux signes extérieurs dépendent, l’un, de ce que la grappe laisse plus de facilité à l’air fixe pour s’échapper par les interstices qui restent entre les grappes ; l’autre provient de ce que la grappe, plus légère que le fluide, est 1°. soulevée par lui lorsque la chaleur de la fermentation le dilate ; 2°. par l’air qui se développe. Une cuvée, au contraire, bien égrappée, & dont les raisins ont été bien foulés, soulève petit-à-petit leurs pellicules, les colle les unes contre les autres, & forme ce qu’on appelle un chapeau très-pressé, très-serré, très-épais, & qui empêche en grande partie l’échappement de l’air, & par conséquent diminue son sifflement. À ces raisonnemens ajoutons l’expérience. Que l’on compare le produit de deux cuvées, toutes circonstances bien égales, l’une égrappée & l’autre ne l’étant pas, & on verra, lorsque la fermentation sera à son période, que le vin de cette dernière sera plus épais, & moins dépouillé de son mucilage, de son parenchyme, que celui de la cuve dont on aura égrappé le raisin. Il ne faut que des yeux pour juger du fait. La conséquence qui résulté de cette expérience, est que la fermentation a été plus complette dans l’un que dans l’autre.

L’exemple de la rafle seule qui fermente dans l’eau n’est pas concluant : elle éprouvera la fermentation vineuse, si elle est imprégnée du suc du raisin ; si elle ne l’est pas, elle éprouvera une fermentation putride & non vineuse, telle que la subiroient les sarmens ou tous autres végétaux. Dans ce sens la grappe n’aide donc pas la fermentation vineuse, & si elle fermente vineusement, elle le doit au suc dont elle est imprégnée.

6. La grappe empêche les vins de tourner à l’huile & à la graisse. Cette assertion exige des preuves. Peu de vins sont sujets à cette maladie, & je la regarde 1°. comme un vice de l’espèce de certains raisins, par exemple, toute la famille des pineaux est de ce genre ; 2°. de la nature du sol dans lequel le cep est planté ; 3°. de ce que le vin qui en provient n’a pas assez fermenté. Tout le monde sait qu’un vin qui graisse ou coule, à la manière des huiles, en filant, se remet de cette maladie, soit en roulant la barrique, soit en la transportant de la cave à l’air, & en l’y laissant quelques heures, soit en y ajoutant quelque acide & encore mieux un peu d’air fixe. Le vin graisse ou huile parce que son air fixe s’en est séparé, & un pareil vin dans nos provinces méridionales, seroit bientôt décomposé. Toutes ces opérations ont pour but d’y ramener l’air, & non pas d’opérer sur le vin, comme acide. Si on coupe ces vins tirés du pineau ou morillon, avec du vin d’une autre espèce de raisin du même crû, quoique fait sans la grappe, il ne graissera plus ; la grappe n’empêche donc pas le filage. Retenez l’air de combinaison dans le vin, voilà le grand secret. Les vins qui filent ont un goût doux, pâteux, sont dans ce moment très-indigestes ; c’est que l’air fixe ne les assaisonne pas. En général, tous les vins sujets à cette maladie sont peu spiritueux, sur-tout quand elle n’est pas produite par un défaut dans la première fermentation.

7. On doit laisser la grappe dans les années de pourriture, de moisissure, &c. C’est suppléer à un mal par un autre mal. L’acidité & la dureté n’ont jamais constitué le vin : c’est le cas d’aider la nature, de lui rendre ce que la pourriture à détruit, par l’addition d’un corps sucré quelconque, comme il sera dit au mot Vin, & si le besoin l’exige, d’y ajouter un peu d’air fixe, afin de donner une forte cohésion & une adhérence entre les principes. Le vin ne se conserve que par ses parties vineuses, & non par les parties étrangères ; il n’est jamais venu dans l’esprit des normands, des picards, des bretons, des habitans de la Biscaye espagnole, de soutenir leurs cidres par l’addition des feuilles, des bourgeons de pommiers ; cependant la parité seroit parfaite.

8. Il faut la laisser dans les vins qu’on veut transporter ; pas plus que dans les autres. Plus un vin sera doux, & mieux il passera les mers ; le trajet transformera cette douceur, en spiritueux. Une pinte ou deux de bonne eau-de-vie, réussira & produira plus que toutes les grappes de l’univers si le vin est foible & n’a pas assez d’ame. Le sucre ou le miel en petite quantité, donneront au vin, 1o. l’air fixe qu’ils contiennent ; 2o. la partie sucrée qui lui manque pour assurer le trajet.

Je suis bien éloigné d’approuver ces petites supercheries ; je ne les rapporte ici que pour faire connoître les principes auxquels le vin doit sa conservation. Tout homme qui les met en usage est un fripon ; il doit ne point expédier de vin, s’il n’est pas sûr plus que moralement de sa durée.

9. Dans les années abondantes, faites bien le vin ; soutirez-le à propos, ayez de bonnes caves, & vous n’aurez pas besoin de la grappe.

10. Aucun motif ne doit obliger l’amateur à laisser la grappe, quand même il décuverait avant le complément de la fermentation. Je conviens qu’elle produira, dans ce cas, des effets moins désagréables ; mais la grappe s’appropriera, autant qu’elle pourra, la partie sucrée dans laquelle elle nage, & le spiritueux, à mesure qu’il se forme. Pourquoi cette perte & cette soustraction ?

11. Il faut la laisser, parce que l’égrainage augmente les frais, puisque c’est une opération de plus. J’ai trouvé la pratique du bas-Languedoc plus expéditive & plus économique que tout ce que je connoissois en ce genre : on en trouvera la description dans le chapitre suivant. Je réponds, par ma propre expérience, que l’égrainage d’une cuve qui contient seize barriques de deux cent vingt à deux cent trente bouteilles chacune, ne me revient pas à plus de trente sols. Si on compare actuellement ce qu’il en auroit coûté pour transporter la vendange non égrappée de la vigne au cellier, cette dépense sera au-dessous de zéro.

12. Les défauts qu’on lui attribue, ne viennent uniquement pas de la façon des vins. Mettez ces grappes tremper dans de l’eau simple, pendant douze ou vingt-quatre heures, & vous trouverez cette eau imprégnée d’un goût désagréable, âpre, styptique ; le même effet a lieu dans le vin & il y est plus marqué, puisque très-peu de vins ne restent que vingt-quatre heures à compléter leur fermentation, & que cette fermentation agit sur la grappe, aidée par la chaleur qu’elle acquiert.

13. La dureté causée par la grappe n’est en aucune manière, une condition inséparable de la conservation. En 1761, je fis du vin à Côte-rotie, & il a toujours été rigoureusement égrappé ; & lorsque je passai à Lyon, au mois de juillet 1780, je le trouvai délicieux. Si on avoit de bonnes caves, dans le bas Languedoc, si on prenoit la peine de bien faire le vin, il y seroit, pour ainsi dire, éternel, quoiqu’on y égrappe ; & ceux qui ne le sont pas, ne conservent pas mieux leurs vins que les autres.

14. Je ne vois aucun motif capable de faire renoncer à l’égrainage, & pourquoi ceux qui avoient commencé à en faire usage, s’en sont lassés. Je dirai, au contraire, que cet usage gagne de proche en proche, & que si les méthodes que l’on suit sont coûteuses, il est très-facile d’adopter celle du bas-Languedoc, très-économique & très-expéditive ; elle n’est pas particulière à cette seule province.

15. La grappe augmente le goût de terroir, parce qu’elle est imprégnée, ainsi que le suc du raisin, de l’eau de la sève, ou du principe odorant de certaines plantes qui fourmillent dans les vignes ; tels sont, par exemple, les soucis, les aristoloches, &c. Je sais que chaque espèce de raisin a son goût particulier ; mais la preuve la plus complète, qu’il ne faut pas lui attribuer le goût de terroir, c’est que transporté dans un autre sol, dans un autre climat, il cesse de l’avoir. Les vins blancs de Saint-Péray en Vivarais, ont un goût de violette ; ceux de Seyssuel près de Vienne en approchent beaucoup, & cependant ces vignes sont plantées en espèces de raisins bien différentes. Les vignes qui avoisinent l’un ou l’autre de ces endroits, sont composées des mêmes plants, & cependant les vins qu’on y récolte, n’ont pas le même parfum. Cinq vignes se touchent au territoire, proprement dit de Côte-rôtie, elles sont plantées de la même cépée, & cependant il est aisé de distinguer au goût le vin de chaque vigne. Que d’exemples pareils il seroit facile de citer ! Le goût de terroir est propre à chaque sol, & je conviens que quelques espèces de raisins ont par elles-mêmes un goût désagréable ; on auroit tort de le confondre avec le premier.

D’après ces observations, je conclus 1°. que, dans aucun cas quelconque, on ne doit conserver la grappe ; 2°. qu’elle communique au vin toutes ses mauvaises qualités sans lui en communiquer une bonne ; 3°. qu’elle ne contient pas plus que le sarment, les principes constitutifs du vin ; 4°. qu’elle s’approprie en pure perte beaucoup de spiritueux & de parties sucrées ; 5°. enfin, que loin d’enrichir le vin, elle l’appauvrit.

Je le répète, dans tout ce que je viens de dire je n’ai nullement cherché à mortifier M. Maupin, à diminuer l’impression que ses ouvrages ont faite ; il mérite de la reconnoissance de la part du public ; mais je vois différemment que lui. J’ai fait égrapper des vins dans le Beaujolois, aussi légers que ceux de Bourgogne ; dans l’Orléanois, dans le Gâtinois & dans le Vexin françois, où ils sont pauvres & plats ; dans le Dauphiné, le Lyonnois, la Provence, le Languedoc, & partout ces vins se sont soutenus & ont été plus délicats que ceux qui n’avoient pas été égrappés : au surplus, comme cette diversité d’opinions porte sur des points de fait ; je prie les personnes instruites de juger par comparaison, & de conduire leurs vins de la manière indiquée au mot Vin.


CHAPITRE II.

Des Égrainoirs, Égrappoirs ou Dégrappoirs.


Ils varient suivant les provinces. Ici, c’est un filet à mailles larges, formé avec de petites cordes d’une forte ligne de diametre, tendu & assujetti sur un cadre de bois placé sur la superficie de la cuve ; là, c’est une large maye ou table en plan incliné dont la base correspond à la cuve. Sur cette table, & à la hauteur de trois pouces, est placé un treillis en bois, les ais formés par des tasseaux de la longueur de la maye, & placés les uns à côté des autres, en laissant entr’eux un vide de demi-pouce. Dans le premier cas, la vendange, telle qu’on l’apporte de la vigne, est jetée sur le filet, & des hommes armés de râteaux en passent & repassent le dos sur les raisins, jusqu’à ce que les grains soient séparés de la grappe ; ensuite, retournant le râteau du côté de ses dents, ils retirent la grappe égrainée : par cette méthode, le grain, il est vrai, est séparé de la grappe, mais il n’est pas assez écrasé, & tombe presqu’en entier dans la cuve. On remédie autant qu’on le peut à cet inconvénient, en piétinant ces grains dans la cuve, & malgré cela, ils ne sont jamais bien foulés. Dans le second, des hommes marchent sans cesse sur les tasseaux, foulent les grains, & lorsqu’ils le sont assez, ils enlèvent la grappe restante ; on perd beaucoup de vin par ce procédé. Le mucilage, le suc du raisin se logent entre les pédicules de la grappe & y restent. Cette grappe ainsi pénétrée, est jetée dans un vaisseau à part contenant de l’eau, & y fait du petit vin qui sent beaucoup plus la grappe que celui fait avec la grappe même, après qu’elle a subi la fermentation vineuse avec le reste de la vendange, parce que cette vendange s’est appropriée sa dureté, son striction &c. Je réponds de ce fait d’après l’expérience. L’espace entre les barreaux de cet égrappoir, est souvent rempli par les grappes foulées aux pieds des ouvriers, quelquefois à un tel point que la liqueur s’écoule avec beaucoup de peine, & souvent point du tout. Alors on soulève le grillage, on le nettoie & on le remet sur la maye, ce qui entraîne la perte du temps, dérange ou ralentit l’opération. Il en faut bien moins pour distraire ou dégoûter les ouvriers. L’avantage de cet égrappoir est de servir en même temps de fouloire, assez imparfaite, à la vérité. Il est des cantons où l’on foule la vendange simplement sur la maye, & on rassemble la grappe dans un des coins après qu’elle est bien foulée, afin qu’elle laisse couler une partie du suc qu’elle contient, & ensuite on l’enlève pour en placer de nouvelles dans le même endroit ; quelques-uns enfin, si la maye est assez grande, laissent toute la grappe jusqu’à ce que l’opération soit finie. Communément l’extrémité de ces grandes mayes correspondantes à la cuve, est garnie d’une espèce de petit râtelier ou grillage assez serré, afin que la liqueur seule coule dans la cuve & que les grains non foulés soient retenus sur la maye. Je préférerois cet égrappoir au premier, malgré la quantité de mucilage & de vin qui reste dans la grappe, parce que par la même opération on égrappe & on foule. Je dirois encore que par ce piétinement la grappe est plus froissée, plus meurtrie, & par conséquent elle communique plus son acerbe & son âpreté au mout.

J’avois proposé, en 1770, un égrappoir que je regardois alors comme excellent, & que plusieurs personnes ont fait exécuter d’après mon modèle ; alors je n’en connoissois pas d’autres, ni de plus parfaits, & je le répudie aujourd’hui. Il étoit placé sur la partie supérieure de la cuve, en remplissoit toute la capacité, & ne s’élevoit pas au-dessus de ses bords : il formoit un encaissement d’un pied de profondeur environ, & son fond étoit garni de tringles de fer assujetties avec dès fils de fer sur des traverses, également en fer, qui passoient par-dessous, soutenoient & assembloient toutes les tringles ou traverses de six à sept lignes d’épaisseur ; la distance des unes aux autres étoit d’un pouce. Avec des râteaux à dents très-courtes, on fouloit le raisin, la grappe retenoit peu de suc, mais le grain tomboit presqu’entier dans la cuve. On verra au mot Fermentation, le vice qui résulte de la conservation de ces grains entiers ; toutes ces méthodes sont abusives & longues ; celle adoptée & suivie dans le bas-Languedoc, me paroît infiniment préférable.

Pour avoir une idée de cette opération, il est nécessaire de consulter les figures de la Planche XVII, tome 3, page 607. La Figure 13 représente ce qu’on appelle dans ce pays une comporte, nommée dans d’autres Banne, Benne, Banneau, &c. (Voyez le mot Banne) la Figure 14 représente l’égrappoir, proprement dit : c’est un morceau de bois d’un pouce environ de grosseur, long de dix-huit à vingt quatre pouces, divisé à-peu-près dans son milieu en trois parties, & qui forme une fourche triangulaire ; la femme, Fig. 15, destinée à égrapper, prend la banne, la soulève d’un côté, & la maintient dans cet état entre ses deux genoux au quart ou au tiers pleine de raisins non foulés. D’une main elle tient le manche de la fourche, & de l’autre une de ses cornes, & avec les deux autres cornes elle foule le raisin, en sépare la grappe & la jette. De cette banne elle passe à une autre, fait la même opération & les suit toutes les unes après les autres. Si la banne est trop remplie, l’ouvrière a beaucoup plus de peine, l’opération est mal faite ; si elle est remplie dans la proportion convenable, c’est un jeu pour elle. Des hommes viennent ensuite, rassemblent ce qui a été égrappé, en remplissent des bannes & les chargent sur les charrettes : les bannes sont placées sur les lisières de la vigne, & une égrappeuse suffit à dix ou douze vendangeuses. On paie sa journée de plus que celles des autres femmes, c’est-à-dire, dix sols, & on ne nourrit personne.

La vendange quoique séparée de la grappe, n’est pas en état d’être jetée dans la cuve. Il faut que le grain soit bien écrasé, afin que la pulpe nage dans un grand véhicule, & que l’écorce intérieure qui contient seule la partie colorante, présente le plus de surface possible à l’esprit ardent, à mesure qu’il se forme, afin qu’il en dissolve une plus grande quantité. En parlant de la fermentation, cet article sera traité plus en détail.

Les bannes arrivées au cellier sont jetées les unes après les autres dans la fouloire. C’est un vaisseau ressemblant par la forme à une paîtrière à pain, & ses bords relevés de dix-huit à vingt-quatre pouces. Si elle est placée sur la cuve, ce qui vaut infiniment mieux que de la placer à côté, un simple grillage formé de tasseaux de bois, bien lisses, suffit pour son fond, & chaque barreau ne doit être espacé que de six lignes, afin qu’aucun grain ne puisse passer à travers sans être écrasé.

Si on la place à côté de la cuve, elle exige nécessairement 1°. un fond solide, percé sur le devant, afin que la liqueur coule dans un vaisseau destiné à la recevoir : 2°. à six pouces au-dessus du fond fixe est placé un fond mobile & en grillage soutenu par des tasseaux & par des traverses ; du fond mobile la liqueur coule sur le fond solide, &c. Lorsque les grains sont bien piétinés, bien écrasés dans l’une ou l’autre de ces fouloires, lorsque la liqueur est suffisamment écoulée, les hommes qui ont fait l’opération, armés de pelles, jettent dans la cuve la pulpe restée dans la fouloire ; alors on remet de nouvelle vendange, & ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Moins on met de vendange à la fois dans la fouloire, & mieux le grain est écrasé, & l’opération va plus vite ; car un homme piétineroit presque pendant une journée entière une fouloire trop remplie, qu’elle le seroit mal.

Je regarde la division du grain, comme un point des plus essentiels à la bonne fermentation, & indispensable pour assurer la couleur parfaite du vin.

Il est aisé de construire des égrappoirs différens de ceux dont je viens de parler ; je doute si on en trouvera un plus simple & plus expéditif que ce dernier.