Cours d’agriculture (Rozier)/MÉRINOS

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MÉRINOS. On donne ce nom à une race de moutons indigène en Espagne, qui, depuis un siècle, a été introduite en diverses parties du globe.

L’éducation de ces animaux est devenue, depuis quelques années en France, et même dans les autres parties de l’Europe, un objet d’un si grand intérêt, que nous croyons nécessaire d’entrer dans quelques détails sur cette branche importante de l’économie rurale.

Nous traiterons non seulement ce qui regarde l’éducation des mérinos, mais encore la partie historique de leur introduction dans divers États, afin de prouver aux cultivateurs les avantages qu’ils peuvent retirer de cette race précieuse. Nous exposerons enfin la méthode de trier et de laver les laines, telle qu’elle est en usage en Espagne. Voici le plan de notre travail.

PLAN DU TRAVAIL.
§. Ier. Origine de la race des mérinos.
§. II. Des laines les plus estimées.
§. III. Des lieux où se trouvent les mérinos ; de leurs voyages.
§ IV. variétés dans la race des mérinos.
§. V. Prééminence des mérinos sur les autres races de moutons.
§. VI. Préjugés qui nuisent à leur éducation.
§. VII. Avantages qu’elle procure aux fabriques et au commerce.
§. VIII. Époques où les mérinos ont été introduits en divers pays ; succès qu’on a obtenus dans leur éducation. :§. IX. Historique de l’introduction des mérinos en France, etc. ; des établissement de Rambouillet, de Perpignan, d’Alfort et de Pompadour.
§. X. Du choix et de l’amélioration des races.
§. XI. Logement des bêtes à laine,
§. XII. De l’accouplement.
§. XIII. De l’allaitement et du sevrage.
§. XIV. De l’amputation des cornes ; de la castration.
§. XV. Des pâturages, et des alimens propres aux moutons.
§. XVI. De l’engrais des moutons.
§. XVII. De l’inoculation du claveau.
§. XVIII. Manière de numéroter les animaux d’un troupeau.
§. XIX. De la tonte.
§. XX. Manière dont se fait le triage des laines en Espagne.
§. XXI. Avantages qu’on peut retirer, en France, du lavage des laines, selon la méthode espagnole.
§. XXII. Description des lavoirs espagnols.
§. XXIII. Procédés du lavage.

§. I. Origine de la race des mérinos. La dénomination de mérinos vient, selon un auteur espagnol, de marinos, à cause que cette race a été tirée d’outremer. Cette opinion, qui n’est fondée sur aucuns documens historiques, ne nous paroît pas vraisemblable. On prétend que ces animaux ont été transportés des côtes d’Afrique en Espagne ; cependant nous, nous sommes assurés, par des renseignemens exacts, et par l’inspection de différens échantillons de laines que nous avons reçus d’Afrique, que toutes les races qui existent sur les côtes, au nord de ce continent, ont des laines bien inférieures à celles des mérinos.

On doit croire que cette race existe depuis long-temps en Espagne ; peut-être y a-t-elle été apportée de Syrie par les anciens Carthaginois, ou par les Arabes, à une époque moins reculée.

Les laines de Syrie, vantées par les anciens, sont encore estimées de nos jours. Il est probable que les Arabes, maîtres de cette contrée, auront transporté ces moutons en Espagne, ainsi qu’ils le firent pour les chevaux d’Arabie. Ces genres d’améliorations ne doivent point surprendre, lorqu’on considère l’état florissant de l’agriculture en Espagne, sous la domination des Mores. Les belles races dont parlent Strabon, et d’autres anciens, auront dégénéré sous le régime des Barbares qui envahirent et ravagèrent l’Espagne dans le sixième siècle.

Il est cependant à remarquer que Abu-el-Awam, auteur agronome qui a écrit au douzième siècle, ne parle point des mérinos ; il étoit More et habitoit Séville. Les formes qu’il recommande dans le choix des moutons, et les qualités de laine auxquelles il attache le plus de prix, indiquent qu’il ne connoissoit pas la race des mérinos, ou que du moins elle étoit peu recherchée de son temps. Il se peut au surplus qu’elle n’ait commencé à se propager que depuis le douzième siècle.

§. II. Des laines les plus estimées. Quelle que soit l’origine de la race précieuse des mérinos, nous devons la regarder comme celle qui donne les plus elles laines, si l’on en excepte quelques races de moutons que l’on trouve dans l’intérieur de l’Asie, en Perse, au Thibet et au Cachemire. Il existe pareillement des laines qui, par le triage, donnent des brins extrêmement fins, et qui sont propres à la fabrication des étoffes les plus déliées et les plus fines ; telles sont celles de Schetland en Écosse, avec lesquelles on fait des bas qui ont le brillant et la souplesse de la soie. M. Jacobi fabrique, à Aix-la-Chapelle, avec le triage de nos laines communes, des draps qui imitent parfaitement ceux de Vigogne.

Il est à remarquer que presque tous les animaux produisent deux espèces de laines ou de poils, les uns plus gros, plus roides, plus longs que les autres ; et ceux-ci courts, souples, fins et cotonneux. Les premiers paroissent extérieurement, les seconds sont cachés et ne peuvent être apperçus que lorsqu’on ouvre la fourrure de l’animal. Il est des races d’animaux chez lesquelles ce poil délié et fin pousse seulement durant les froids de l’hiver, et tombe dans le cours de la belle saison. Il semble même que le froid est la cause de cette croissance, puisque certaines espèces qui, dans les pays chauds ou tempérés, portent dans chaque saison de l’année un poil homogène, se couvrent, durant l’hiver, lorsqu’ils vivent dans les régions glacées, une autre espèce de poil plus fin et plus doux. Nous avons observé, en Norwège, ne les cochons se couvroient en hiver d’une espèce de laine frisée qui diffère essentiellement des soies longues et roides dont est revêtue communément la peau de ces animaux[1].

§. III. Des lieux où se trouvent les mérinos, de leurs voyages. La race des mérinos est répandue dans plusieurs provinces de l’Espagne ; on la trouve dans la Galice, les Asturies, le royaume de Léon, les deux Castilles, la Manche, l’Aragon, le royaume de Valence, de Murcie, l’Andalousie, l’Estramadure, et même dans la Catalogne. La presque totalité de ces moutons est continuellement en voyage, c’est-à-dire qu’elle habite pendant l’hiver les plaines et les parties méridionales de l’Espagne, où le degré de chaleur est suffisant pour donner, dans cette saison, une végétation non interrompue, de sorte que la campagne se trouve couverte de verdure. Les mêmes moutons passent sur les montagnes et dans les provinces du Nord, avant que les pâturages du Midi n’aient été entièrement desséchés par l’ardeur du soleil. Cette transition d’un lieu à un autre leur procure des pâturages frais et abondans, ce qui contribue à les maintenir en bonne santé, et favorise la reproduction des belles laines. Ces deux avantages sont pareillement l’effet de l’exercice habituel qu’ils prennent, et du grand air auquel ils sont exposés ; ils passent jour et nuit dans les champs, et ils supportent, sans aucun abri, les chaleurs du soleil et les autres intempéries de l’air. Il est vrai que ce genre d’existence leur occasionne souvent des maladies. Si les froids de l’hiver sont rigoureux, si la neige est abondante, alors les pâturages manquent, la mortalité se déclare, et produit de grands ravages parmi les troupeaux.

Le nombre des mérinos sédentaires est peu considérable ; on en trouve quelques troupeaux dans le royaume de Léon, aux environs de Ségovie, de Buitrago, de Burgos. Ils sont disséminés sur divers points de l’Estramadure : on croit généralement, en Espagne, que les troupeaux sédentaires produisent des laines inférieures à celles des transhumants ou voyageurs. Cette opinion est le résultat de l’ignorance et des préjugés. Elle est maintenue par l’intérêt des fabricans, et par celui des propriétaires de grands troupeaux voyageurs. Nous avons vu aux environs de Ségovie et même de Madrid, dans la Sierra-Morena, et dans plusieurs lieux de l’Estramadure, des troupeaux sédentaires qui produisoient des laines aussi fines que celles de la majeure partie des moutons voyageurs. Mais ce préjugé commence à se dissiper ; l’intérêt a dessillé les yeux à quelques propriétaires qui envoient les laines de leurs troupeaux sédentaires à Ségovie, où elles sont lavées et vendues aux mêmes prix que les laines connues dans le commerce sous le nom de Ségoviennes.

§. IV. Variétés dans la race des mérinos. On remarque dans la race des mérinos plusieurs variétés qui diffèrent entr’elles par des signes ou des propriétés caractéristiques. Les troupeaux sont ordinairement composés d’individus qui se distinguent par une qualité particulière ; tels sont ceux des troupeaux de l’Escurial, de Guadeloupe, de Paular, du duc de l’Infantado, du comte de Montarco, et de celui de Negrette. La race de l’Escurial est regardée, sous le rapport de la finesse des laines, comme la plus parfaite de toutes celles qui constituent les nombreux troupeaux voyageurs d’Espagne. Les animaux du troupeau de Guadeloupe sont remarquables par les belles proportions de leur corps, et par l’abondance et la finesse de leurs laines. La variété de Paular est également douée de ces deux dernières qualités ; et elle diffère des races précédentes par un chanfrein fortement busqué, et par un fanon long et ridé ; les brebis ont le corps un peu allongé. Les agneaux de cette race, et ceux de la race de l’Infantado, naissent ordinairement avec un poil grossier qui se change en laine très-fine. Le troupeau de Negrette est composé des individus les plus corpulens et les plus forts en taille de toute l’Espagne.

La variété, à peau plissée, que l’on trouve dans plusieurs troupeaux de mérinos, est vraisemblablement la seule de ce genre qui existe dans l’espèce du mouton ; elle a ordinairement un fanon pendant et allongé, dont les plis s’étendent au dessus du cou. Les plis couvrent dans quelques individus, non seulement le cou, mais ils s’étendent encore sur les épaules, sur les cuisses, et même sur les côtés et au dessous du ventre. Ils sont dirigés du haut en bas dans un sens vertical, et leur ampleur est plus considérable dans les parties inférieures. Cette multiplicité de plis donne un air particulier à ces animaux. Nous en avons vu un assez grand nombre dans les troupeaux sédentaires de l’Estramadure ; on les préfère aux autres, par la raison qu’à taille égale ils donnent beaucoup plus de laine. Si l’on développe la toison de deux moutons de taille et de grosseur égale, on trouvera que celle qui provient d’un mouton à peau plissée occupera une plus grande surface, et donnera une quantité de laine plus considérable.

Nous conseillons aux cultivateurs de donner la préférence à cette variété, lorsqu’ils pourront se la procurer ; elle est presque inconnue en France. Il est fâcheux qu’on n’en ait pas fait entrer un certain nombre dans les dernières extractions de mérinos qui ont eu lieu pour la France.

Un caractère qui distingue les mérinos, c’est d’avoir la peau unie et légèrement teinte en rouge ; les filamens de leur laine, contournés en spirale, sont très-rapprochés les uns des autres, et imprégnés d’une grande abondance de suint. C’est par cette raison que la laine des mérinos se charge facilement de poussière et d’autres ordures, et qu’elle conserve habituellement un coup d’œil grisâtre et une saleté qui disparaissent ou lavage. Elle acquiert, après cette opération, un grand degré de blancheur. La toison des mérinos est tassée de manière qu’il s’y forme des interstices, lorsque l’animal fléchit le corps. Leur taille, qui varie beaucoup, est communément de six décimètres ; ils ont le corps ramassé, les jambes courtes, la tête grosse, les cornes longues et en spirale, le museau peu allongé et le chanfrein arqué, leur laine, d’une longueur médiocre, est frisée, très-fine, douce, élastique, couvre presque toute la tête, et descend jusque sur le sabot.

§. V. Prééminence des mérinos sur les autres races de moutons. La prééminence des mérinos sur les autres races est bien décidée, lorsqu’on considère ces animaux sous les rapports de la beauté et de la quantité de leurs laines. Le mérinos, à taille égale, produit le triple de laine, et même dans des proportions bien plus considérables, comparativement aux autres races.

L’extraction des mérinos est un bienfait du siècle dernier, qui aura une grande influence sur la prospérité du siècle où nous entrons. Elle procurera aux hommes des vêtemens plus sains et plus commodes ; elle fera naître une plus grande quantité de travail pour la classe indigente ; elle augmentera le nombre des fabriques, donnera plus d’extension au commerce, et occasionnera l’avancement de l’agriculture.

C’est au temps et aux expériences multipliées à nous démontrer tous les avantages que peut procurer à l’agriculture et aux fabriques l’éducation des mérinos. Il suffit, pour le présent, de faire connoître aux cultivateurs qu’il est de leur intérêt de remplacer leurs mauvaises races de moutons par celle des mérinos.

Nous citerons pour exemple le troupeau de Rambouillet, puisque les faits qui le concernent sont publics et bien constatés. On sait que le prix moyen de ces animaux a été, depuis plusieurs années, porté, dans les ventes publiques qui ont lieu dans cet établissement, à 200, 300 et 400 francs par individu, et que plusieurs animaux ont été vendus jusqu’à 500 ou 600 francs, et même au delà.

Les laines de cet établissement ont obtenu, dans le commerce, un prix égal à celui des laines superfines d’Espagne.

La réputation bien méritée dont jouit Rambouillet doit nécessairement donner aux produits de son troupeau une plus haute valeur qu’à ceux des particuliers ; aussi les bénéfices de ceux-ci sont-ils inférieurs ; on doit néanmoins les regarder comme très-considérables, puisqu’il n’existe dans ce moment, en France, aucune branche d’économie rurale aussi lucrative, et qui donne aux capitaux un intérêt plus élevé. Les propriétaires des départemens où l’éducation des mérinos commence à s’étendre, vendent communément les agneaux de deux ans, de 100 à 150 francs ; et le prix de leurs laines égale à peu près celui des laines ordinaires d’Espagne. Que l’on compare, d’après ces données, la différence entre les bénéfices d’un troupeau de mérinos et ceux d’un troupeau ordinaire, et l’on se convaincra facilement des grands avantages qu’offrent les premiers.

§. VI. Préjugés qui nuisent à l’éducation des mérinos. Il est vrai que les cultivateurs, qui élèvent des mérinos dans les départemens où les anciens préjugés contre cette race existent encore, se voient forcés de céder leurs animaux et leurs laines à des prix bien inférieurs ; mais les bénéfices auxquels on est réduit, dans ce cas, sont néanmoins assez considérables pour attirer l’attention de tout cultivateur qui sait spéculer. D’ailleurs, cet inconvénient sera moindre de jour en jour : l’exemple, l’intérêt et l’instruction ne tarderont pas à le détruire en totalité.

On pourra objecter, en outre, que ces bénéfices cesseront lorsque le nombre des mérinos se sera accru dans de certaines proportions ; ils diminueront, sans doute ; mais cette diminution n’empêchera pas que la race des mérinos ne soit préférable aux autres, par la raison que la laine fine aura toujours, dans le commerce, un prix très-supérieur aux laines communes ; et que les mérinos donnent au moins deux ou trois fois plus de laine que nos moutons indigènes.

Les personnes qui ont une aversion irréfléchie pour tout genre de nouveauté ont fait naître depuis long-temps une foule de difficultés, capables d’affoiblir l’intérêt que tout patriote éclairé doit prendre à la propagation d’une race aussi précieuse que celle des mérinos. Cette opposition a existé, et existe encore dans tous les lieux où l’on a tenté d’introduire ces animaux ; mais les faits qui détruisent, sans réplique, les assertions et les faux raisonnemens avancés sur cette matière, ne permettent plus de doute à cet égard. Il seroit trop long de réfuter en détail toutes les objections. Nous avons rempli cette tâche dans les deux ouvrages que nous avons publiés sur les mérinos[2]. Nous nous contenterons d’ajouter quelques observations à ce que nous venons de dire plus haut.

On a prétendu que la chair des mérinos étoit moins bonne que celle des autres races de moutons.

Le contraire est cependant bien prouvé, non seulement en Espagne, mais encore en France, en Suède, en Angleterre, etc. Si le mouton qu’on mange en Espagne est en général maigre, coriace et d’un mauvais goût, cela provient de ce qu’on livre les animaux à la boucherie, lorsqu’ils commencent à dépérir de vieillesse, et même sans leur avoir fait subir la castration.

Nous ayons cependant mangé, en Espagne, du mérinos dont la chair étoit très-délicate, sur-tout en Estramadure, où elle est assez généralement préférée à celle des races à grosse laine. On a reconnu ses bonnes qualités en France et ailleurs, soit par des expériences faites à dessein, soit par une consommation habituelle. La facilité que les mérinos ont à prendre l’engrais a été constatée de la même manière ; et leur utilité, considérée sous ce rapport, ne le cède à aucune autre race.

§. VII. Avantage qu’elle procure aux fabriques. Après avoir prouvé qu’il est de l’intérêt du cultivateur de se livrer à l’éducation des mérinos, nous croyons devoir exposer les avantages qui en résulteront pour nos manufactures et notre commerce.

Il n’est aucun genre de fabrication qui convienne mieux à la France, que celui des lainages, soit que l’on considère la nature de notre sol, soit que l’on ait égard aux genres de travaux et de préparations qu’exige la fabrication des laines.

En effet, nul pays de l’Europe n’est plus propre à l’éducation des moutons, que la France. La température de notre climat leur est très-favorable ; notre sol ni trop humide, ni trop sec, se couvre de verdure, une grande partie de l’année, et paroît être adapté à la nature et aux besoins de ces animaux. Il ne se trouve peut-être pas un seul district en France, où il ne soit facile de les élever, en leur donnant les soins qu’ils exigent. Non seulement leur éducation s’allie parfaitement à un bon système d’agriculture, mais elle donne en outre les moyens de réparer les pertes du sol, d’accroître les autres produits ; et, par suite, elle favorise la population, l’industrie et le commerce.

La France est un pays essentiellement agricole ; et c’est à tort qu’on s’efforce, d’après l’exemple de quelques puissances voisines, de lui faire jouer, en Europe, un rôle uniquement commercial. Son commerce doit être fondé sur l’agriculture, et non sur des systèmes hypothétiques, et toujours ruineux. Une expérience de plus d’un siècle auroit dû nous guérir de la manie de vouloir coloniser. La France doit s’attacher à augmenter la quantité des productions si variées que lui offre son sol ; elle doit fabriquer elle-même ses produits bruts ; et c’est alors que son commerce prendra un accroissement prodigieux, sans être le jouet des vicissitudes désastreuses auxquelles il n’a cessé d’être exposé jusqu’à ce moment.

Nulle matière brute exportée de l’étranger, ou produite sur notre sol, n’est susceptible de donner, dans quelque circonstance que ce soit, une fabrication plus étendue et plus lucrative que celle des laines produites par les mérinos, et par conséquent plus propre à augmenter et à enrichir notre commerce.

Quelle est en effet la matière qui peut recevoir des préparations aussi variées, et des usages aussi divers ? Les vêtemens qui servent aux riches et aux indigens sont fabriqués en très-grande partie avec la laine du mouton ; cette même matière est employée dans nos ameublemens, ainsi que dans une quantité prodigieuse d’arts et de fabriques. Des applications et des usages aussi variés supposent l’emploi d’une quantité prodigieuse de bras, et par conséquent une source intarissable de population, de prospérité et de richesses. On dit qu’un tiers de la population de l’Angleterre est occupé dans les fabriques de lainage ; ce fait même, en supposant qu’il soit exagéré, peut nous faire concevoir jusqu’à quel point il seroit facile d’accroître l’industrie nationale, en la dirigeant vers l’éducation des mérinos, et vers la fabrication des lainages.

Les avantages dont jouit la France dans ce genre de fabrication, relativement à l’Angleterre et aux autres nations, sont immenses : une plus grande étendue de territoire, un sol plus favorable à l’éducation des moutons, la facilité de trouver, dans quelques années, sur son propre sol, la quantité de laines fines nécessaires à la fabrication des beaux draps, enfin des fabricans plus habiles, et une population plus considérable des deux tiers.

La fabrication des laines en Angleterre, crée annuellement un capital de quatre cent quatre-vingts millions de francs. L’éducation des moutons, et la mise en œuvre de leurs laines, peut facilement créer un capital double en France, si l’on donne à ce genre d’industrie les soins et les encouragemens nécessaires. Une considération non moins importante, c’est qu’il n’est pas sujet aux caprices de la mode et du goût ; et si la guerre peut lui porter quelques atteintes, elle ne sauroit le renverser. Si l’on calcule les sommes énormes que le gouvernement et les particuliers ont enfouies depuis un siècle dans nos colonies, et les bénéfices qui en sont résultés pour le public ou pour les particuliers, on se convaincra qu’avec beaucoup moins d’éclat, et infiniment moins de dépenses, la France eût trouvé, dans le genre d’industrie dont nous parlons, une source de richesse plus abondante, et qui eût été intarissable pour les générations présentes et à venir.

La France qui, chaque année, importoit d’Espagne, avant la révolution, pour la valeur de vingt à vingt-cinq millions tournois de laines fines, sera bientôt dispensée de payer ce tribut au commerce étranger, si l’on continue de se livrer à l’éducation des mérinos, ainsi que tout porte à le croire ; et nous ne verrons plus les Anglais importer en France les draps de leurs fabriques. Cette nation, qui cherche à envahir le commerce du monde, avoit trouvé, plusieurs années avant la révolution, le moyen d’en faire passer annuellement, sur nos marchés, pour la valeur d’un million de francs.

§. VIII. Époques où les mérinos ont été introduits en divers pays ; succès qu’on a obtenus dans leur éducation. Les raisons d’intérêt public et particulier, que nous avons exposées, suffisent pour faire sentir au lecteur combien il importe de se livrer à l’éducation des mérinos. Mais, comme beaucoup de personnes tiennent encore aux anciens préjugés, sur-tout dans les départemens, où l’instruction est plus difficile, nous croyons utile d’exposer sous les yeux du lecteur une courte analyse de ce que nous avons dit dans notre Histoire de l’introduction des moutons à laine fine d’Espagne, relativement aux époques où ces animaux ont été introduits en divers pays, et aux résultats heureux qu’on a obtenus dans leur éducation.

À l’époque où une cour corrompue ne s’occupoit, en France, qu’à fomenter les arts de luxe, qui ruinent les nations, et sont les précurseurs de leur décadence, la Suède, moins brillante, mais plus sage que la France, s’efforçoit à améliorer son agriculture, et introduisoit, en 1715, les moutons d’Espagne, pour relever ses propres races. On fit venir, en 1723, un troupeau de mérinos ; et l’on parvint à naturaliser et à propager sous un climat austère une race qui sembloit ne pouvoir se maintenir hors des pays chauds. Le gouvernement suédois encouragea cette introduction ; il donna des primes et institua une école de bergers. L’éducation des mérinos s’est accrue en Suède, depuis cette époque, et elle a pris toute l’extension que les besoins du pays, ont exigée, ou que les circonstances physiques et politiques ont pu permettre. Nous avons vu plusieurs troupeaux de mérinos en Suède, et nous nous sommes convaincus que leurs laines possédoient toutes les qualités exigées pour la fabrication des beaux draps. Il s’y trouve cependant quelques troupeaux dégénérés ; mais cette dégénération tient à des causes qui ne sont pas particulières à la Suède, et dont nous parlerons plus bas.

Les Norwégiens tirèrent d’Espagne, vers 1750, quelques béliers qui ont servi à améliorer les races indigènes. Les Danois s’occupèrent plus tard de ce genre d’industrie. Ils commencèrent par faire venir de Suède quelques mérinos ; le succès qu’eut l’éducation de ces animaux, engagea le gouvernement danois à tirer, en 1797, trois cents mérinos d’Espagne, qui étoient en très-bon état lorsque nous les avons vus, et qui n’ont cessé de prospérer depuis cette époque.

La Haute-Saxe est, après la Suède, le pays où l’introduction des mérinos a eu lieu le plus anciennement ; et c’est en Saxe où cette naturalisation a obtenu les succès les plus marqués, et produit les résultats les plus avantageux. La première époque a été en 1765, et la seconde en 1770. Le gouvernement, aux frais duquel elle fut faite, tira chaque fois trois cents mérinos ; il forma divers établissemens où l’on devoit soigner l’éducation de cette nouvelle race. Le nombre des moutons de race pure s’élevoit, dans ces établissemens, à l’époque où nous voyagions en Allemagne, à trois mille quatre cents individus ; c’est de là qu’ils se sont répandus dans le reste de la Saxe. On trouve, dans ce pays, peu de cultivateurs qui ne possèdent un troupeau de mérinos, ou qui n’aient amélioré les races indigènes par des croisemens.

Ces animaux produisent non seulement la quantité de laines nécessaires à la fabrication des draps fins du pays, mais ils fournissent en outre un superflu égal à la consommation intérieure.

Frédéric II, qui ne s’est pas uniquement rendu célèbre par ses talens militaires, mais qui avoit aussi le bon esprit de protéger l’agriculture, fit venir d’Espagne, en 1786, trois cents mérinos : les animaux ayant été mal soignés, ont insensiblement dégénéré de leur primitive beauté. Il s’est trouvé néanmoins, dans les États prussiens, plusieurs cultivateurs qui se sont livrés avec beaucoup de succès à l’éducation des mérinos ; de sorte que cette race s’y est assez multipliée pour fournir, avec le temps, aux besoins des manufactures du pays. Le roi de Prusse a fait extraire d’Espagne, en 1802, un troupeau de mérinos ; ce qui va donner une nouvelle extension à l’industrie rurale et manufacturière du pays.

L’impératrice Marie-Thérèse fit l’acquisition, en 1775, de trois cents moutons espagnols qui furent placés dans un établissement public. Mais différentes causes politiques s’opposèrent aux succès de cette première tentative. L’on a fait de nouvelles extractions dans ces derniers temps ; l’une, il y a vingt-quatre ans, et l’autre, en 1802. Les mérinos commencent à se propager dans quelques parties de la domination autrichienne.

On s’est occupé, depuis un certain nombre d’années, de l’amélioration des races, dans plusieurs États de l’Allemagne, en y introduisant celle des mérinos. Ces États sont les margraviats d’Anspach et de Bayreuth, le duché de Wurtemberg, l’électorat de Hanovre, le duché de Brunswick, le Palatinat, la Souabe, Bade, etc.

On avoit introduit en Hollande des mérinos, avant 1789 ; mais les beaux individus qui existent aujourd’hui dans ce pays descendent des animaux qui vinrent d’Espagne à cette dernière époque. Nous avons vu, en Hollande, quelques troupeaux dont la laine est douée de toutes les qualités de celle d’Espagne. Ils se maintiennent en bonne santé dans un pays humide, froid, marécageux, et dont le sol et le climat contrastent si fortement avec celui d’Espagne.

S’il est nécessaire de citer de nouveaux faits, afin de prouver que la race des mérinos s’accommode de tous les sols et de tous les climats, je parlerai de sa naturalisation qui a eu lieu au Cap de Bonne-Espérance. On y a envoyé en 1782 un certain nombre de moutons de l’Estramadure, qui se sont bien acclimatés, et dont les toisons ont plutôt gagné que perdu en finesse. On a déjà fait un convoi de ces laines à Amsterdam, où elles obtiendront indubitablement le même prix que celles d’Espagne.

Quoique les laines de Padoue, et quelques-unes de celles du royaume de Naples, soient recherchées pour la fabrication des draps fins, on a cependant pensé, en Italie, que l’introduction des mérinos offriroit de grands avantages. C’est d’après ces vues que le roi de Sardaigne introduisit dans le Piémont, peu de temps avant la révolution française, un beau troupeau de mérinos. Ces animaux, en se propageant, ont conservé toutes les qualités qui les rendent recommandables.

L’Angleterre qui a beaucoup perfectionné, dans ces derniers temps, les diverses parties de la culture, avoit négligé, jusqu’à ce moment, l’amélioration des races à laine superfine, soit qu’il lui fût plus facile d’alimenter ses manufactures avec les laines d’Espagne, soit que les circonstances n’eussent point dirigé l’attention des cultivateurs vers ce genre d’amélioration. Mais l’exemple de la France a attiré l’attention de l’Angleterre ; cette nation a commencé à reconnoître que le sol et le climat de la Grande-Bretagne ne s’opposoient pas à la naturalisation des mérinos, et que l’éducation de cette race pouvoit avoir une influence avantageuse sur la prospérité de ses fabriques, et dans la balance de son commerce. Les Anglais, qui savent calculer, ont compris qu’il étoit d’une grande importance de retenir chez eux les vingt-cinq millions de francs qu’ils emploient, chaque année, à l’achat des laines nécessaires à la fabrication de leurs draps. Il n’y a que treize ans environ qu’on a introduit des mérinos en Angleterre ; mais les efforts des sociétés et des particuliers prouvent que l’esprit public se porte vers ce nouveau genre d’industrie ; les succès qu’on a obtenus font croire que les mérinos s’y multiplieront ainsi qu’ils l’ont fait ailleurs. Le roi d’Angleterre a un beau troupeau de race pure d’Espagne, qui lui appartient en propre ; il seroit à désirer que les chefs des autres nations imitassent cet exemple. Ce seroit le moyen de donner un grand encouragement à l’une des branches les plus importantes de l’économie rurale. Il nous reste à parler de l’introduction des mérinos en France.

§. IX. Historique de l’introduction des mérinos en France, et des établissemens de Rambouillet, de Perpignan, d’Alfort et de Pompadour. On avoit pressenti depuis bien long-temps les avantages que devoit procurer à notre agriculture et à notre commerce l’amélioration des bêtes à laine. Colbert est le premier qui se soit occupé de cette branche importante de l’économie nationale. Ce ministre avoit formé le dessein d’améliorer les races françaises, en tirant d’Espagne ou d’Angleterre des races plus parfaites que celles qu’on élevoit dans le royaume à cette époque. Si les vues de Colbert étoient utiles et réfléchies, elles étoient neuves ; et, par conséquent, elles trouvèrent des contradicteurs qui s’opposèrent à leur exécution.

Le projet de l’amélioration des races a été repris à différentes époques, ainsi qu’on le voit par les écrivains du temps.

On fit, vers le milieu du siècle dernier, dans le parc de Chambord, des essais qui eurent des résultats heureux, ou qui, du moins, excitèrent l’attention du public, et préparèrent les moyens qui nous ont conduits au point d’amélioration où nous sommes enfin arrivés.

On s’occupa, depuis lors, de l’amélioration des laines, avec un nouveau zèle et un plus vif intérêt. Il parut enfin un observateur habile et judicieux, Daubenton, qui s’est livré avec autant de succès que de persévérance à l’éducation des races à laine fine. Ce fut par son conseil que M. de Trudaine fit venir des béliers et des brebis d’Angleterre, de Maroc, du Thibet et d’Espagne.

Les améliorations que Daubenton obtint par le croisement de ces différentes races avec les races communes, engagèrent M. de Trudaine à tirer d’Espagne, en 1770, un troupeau de mérinos. Ce troupeau, le premier de race espagnole venu en France, étoit composé de deux cents bêtes, qui furent réparties entre plusieurs particuliers de différentes provinces. Les individus provenus de ce troupeau ont presque tous dégénéré par la raison qu’on ne leur a pas donné les soins nécessaires.

Quelques propriétaires ont, depuis cette époque, tiré des moutons d’Espagne. Mais en 1786, M. d’Angivilliers, gouverneur de Rambouillet, fit venir 367 mérinos qui furent placés dans le parc de cette ancienne maison royale, où leurs descendans existent dans ce moment. C’est de ce troupeau, choisi avec beaucoup de soin, qu’est provenue la majeure partie des mérinos, ou des métis qui se trouvent aujourd’hui en France.

Le troupeau de l’établissement de Rambouillet est composé de cinq cent trente individus. Les cultivateurs qui désirent de former des troupeaux de race choisie ne peuvent mieux se pourvoir qu’à la vente publique qui a lieu, chaque année, dans cet établissement,

On a formé à Rambouillet une école de bergers, où l’on instruit des jeunes gens dans l’art de soigner les troupeaux. Une partie des élèves y est envoyée aux frais des départemens, l’autre y est entretenue aux frais des particuliers qui doivent payer une pension de trente-six francs par mois.

C’est ici le lieu de parler de trois établissemens nationaux qui existent en France, outre celui de Rambouillet. Le premier est situé à Perpignan ; il est composé d’environ sept cents bêtes, dont la majeure partie provient de l’extraction qui fut faite par Gilbert en l’an 6. Le gouvernement a senti la nécessité de placer à portée des cultivateurs la précieuse race des mérinos, afin que sa propagation pût s’effectuer plus promptement. C’est pour la même raison qu’on a formé un troupeau de mérinos à Pompadour, département de la Corrèze.

Le troisième établissement est celui d’Alfort, à deux lieues de Paris, où l’on élève trois cents et quelques moutons de différentes races, au nombre de huit ou neuf ; savoir : la race valaisanne, béarnaise, beauceronne, boulonnaise, anglaise, solognotte, roussillonne, et espagnole. Ce troupeau a été formé dans la vue de suivre l’effet du croisement des races, et d’obtenir les variétés de laines si nécessaires pour nos draps et nos étoffes.

On a institué à Alfort une école de bergers, où l’on élève les sujets envoyés par les départemens et par les propriétaires de troupeaux. Les propriétaires paient une pension alimentaire de vingt-deux francs par mois, plus, les frais de l’entretien.

Il se fait annuellement, dans les établissemens dont nous venons de parler, des ventes publiques auxquelles on se rend, même des départemens les plus éloignés ; et cet empressement indique que le goût pour cette branche importante d’économie rurale fait chaque jour de nouveaux progrès, et que le moment n’est pas éloigné où la France produira la quantité de laines nécessaire à la fabrication des draps fins.

On peut en effet évaluer à plus d’un million le nombre d’animaux de race pure, ou améliorée au dernier degré de finesse, qui existent dans ce moment sur divers points de la république.

L’importation de mérinos la plus considérable, et la seule qui se soit faite en France, depuis l’époque où l’on a formé le troupeau de Rambouillet, est celle qui a eu lieu en vertu du traité de Bâle. Le directoire s’étoit réservé la faculté de tirer d’Espagne cinq mille brebis, et cinq cents béliers. La majeure partie de ces animaux est entrée en France ; le reste y arrivera l’année prochaine. Ainsi la France a acquis un fonds de richesse qu’aucune circonstance ne sauroit lui ravir, et qui accroîtra de plus en plus notre industrie agricole, manufacturière et commerciale.

C’est en vain que le gouvernement espagnol regrette d’avoir laissé sortir quelques mérinos. Si les puissances étrangères avoient été mieux éclairées sur leurs intérêts, il y a long-temps qu’elles auroient ravi à l’Espagne, malgré ses prohibitions, la race précieuse qui va enrichir l’agriculture et les fabriques de l’Europe. Deux millions de moutons de races pures ou améliorées qui prospèrent hors de l’Espagne, doivent réveiller l’attention de son gouvernement. Heureux si cet événement peut le décider enfin à changer le système vicieux qui ruine de jour en jour son agriculture !…

§. X. Du choix et de l’amélioration des races. Les propriétaires qui veulent former des troupeaux de race pure, ou ceux qui se contentent d’améliorer les races indigènes par les croisemens, doivent se procurer des animaux, soit dans les établissemens publics, soit dans les bergeries des particuliers. Si le premier de ces moyens est le plus dispendieux, il sera aussi le plus sûr ; car l’on court souvent le risque d’être trompé en achetant chez des particuliers, qui vendent des métis pour des animaux de race pure, et des animaux de la première et seconde génération pour ceux de la quatrième. Une supercherie de ce genre nuit d’autant plus à l’amélioration d’un troupeau, qu’on ne peut s’apercevoir de la fraude que lorsqu’il est trop tard pour la réparer, ou qu’on ne peut le faire qu’après avoir perdu beaucoup d’argent et de temps. Quelques personnes même se persuadent, lorsqu’elles ont éprouvé cet accident, que les races espagnoles dégénèrent sur notre sol, et que c’est inutilement que l’on s’efforce de poursuivre ce genre d’amélioration. C’est pour cette raison qu’il sera prudent de ne se pourvoir chez les particuliers, que lorsqu’on connoîtra le troupeau où l’on veut acquérir, et la personne avec laquelle on traite.

Les soins doivent être les mêmes, soit que l’on veuille créer un troupeau de race pure, soit que l’on se borne à la possession d’un troupeau de métis. La dépense, il est vrai, sera bien plus considérable dans le premier cas, et l’on arrivera plus lentement à la formation complète d’un troupeau. Les propriétaires qui ont des fonds considérables à leur disposition agiront sagement, s’ils ne composent leur troupeau que de race pure. Ils seront amplement dédommagés de la mise première de fonds, par les bénéfices qu’ils retireront de la vente des laines, et de celle des animaux.

Il est, dans tous les cas, indispensable de bien choisir les individus qui doivent former la souche d’un troupeau. Il vaut mieux prendre ce qu’on trouve de plus beau, lors même qu’il est nécessaire de faire quelques sacrifices pour cette acquisition. Nous avons indiqué les qualités que doit avoir un mérinos ; nous exposerons plus bas les signes auxquels on reconnoît la beauté et la bonté des laines. Ces indications pourront guider dans le choix des animaux.

Un cultivateur doit considérer, avant d’acheter des moutons, quelle est la nature du sol et des pâturages qu’il leur destine. S’il exploite un terrain aride, où les productions sont foibles et peu succulentes, il donnera la préférence aux petites races qui, dans ce cas, lui coûteront moins à nourrir, et lui seront plus profitables que les races corpulentes et de taille élevée. Il évitera d’acheter des animaux qui aient été nourris habituellement sur de gras pâturages, ou avec des fourrages et des alimens substantiels, tels que le froment, l’avoine, etc. ; ils affoibliroient promptement, et diminueroient en taille et en grosseur, si on ne les tenoit pas toujours au même régime ; l’on préférera au contraire les fortes races, toutes les fois que la nature du sol que l’on exploite permettra de leur donner une nourriture forte et succulente.

Nous ne parlerons pas ici des autres précautions à prendre dans le choix des moutons ; on trouvera ce qu’il est nécessaire de connoître à cet égard dans le sixième volume de cet Ouvrage, à l’article Mouton. Nous ne devons traiter ici que ce qui regarde particulièrement les mérinos, ou les objets qui auroient été omis dans le corps de l’Ouvrage.

Une attention qu’on doit avoir lorsqu’on cherche à améliorer les races, ou à les maintenir au plus haut degré de perfection, c’est de choisir, pour la propagation, les individus qui possèdent au plus haut degré les qualités qu’on désire. Cette méthode, que l’on a suivie depuis long-temps pour le perfectionnement des races de chevaux, et par le moyen de laquelle les Anglais ont obtenu de nouvelles races de bœufs, de vaches et de moutons, doit être soigneusement observée par les personnes qui cherchent à donner un haut degré de perfection à leur troupeau de bêtes à laine. Une race s’améliore d’autant plus promptement, que ses laines primitives sont douées d’un plus haut degré de finesse. On maintient les métis au point d’amélioration où on les a portés, en les alliant entr’eux, sans avoir besoin de recourir aux béliers espagnols, dès qu’on est parvenu à la quatrième génération.

Si l’on accouple un bélier espagnol avec une brebis à laine longue, la laine du métis sera plus longue que celle du père ; elle sera au contraire plus longue que celle de la mère, si l’accouplement a lieu avec une brebis à laine courte : la longueur diminue dans le premier cas ; et elle augmente dans le second, à mesure que les individus s’éloignent de la première génération, de sorte que la différence est ordinairement peu considérable à la quatrième génération.

Un métis produira une laine d’autant plus abondante, que la mère dont il proviendra aura une toison plus tassée.

L’abondance des laines dépend surtout de la grosseur des animaux, de la quantité et de la qualité des alimens qu’on leur donne. On ne doit pas s’attendre à voir de riches récoltes en laine, lorsque les animaux n’ont pas été nourris copieusement.

Une mauvaise nourriture, ou une nourriture insuffisante, nuit à la santé de l’animal, et par conséquent à la bonté des laines.

Les races acquièrent de la grosseur et de la taille, lorsqu’elles sont habituellement nourries avec des alimens succulens ; c’est ce qui a eu lieu à Rambouillet, et dans d’autres endroits.

Les métis provenus de l’alliance d’un bélier espagnol avec une brebis d’une race quelconque gagnent ou perdent en taille et en grosseur, selon que la femelle est d’une race plus ou moins grande. Ainsi les propriétaires qui recherchent les grandes races de métis, doivent donner aux béliers espagnol des brebis plus fortes que ceux-ci ; tandis que les personnes qui tiennent aux petites races, à raison de la nature de leurs pâturages, doivent choisir des brebis d’une taille inférieure à celle des béliers. L’influence du mâle étant plus grande dans la génération que celle de la femelle, il est important de choisir des béliers de haute ou de petite taille, ou doués de telles ou telles qualités, selon l’espèce de troupeau qu’on se propose de former.

Les métis sont, ainsi que toutes les races d’animaux, susceptibles d’acquérir de nouvelles qualités, soit relativement à la toison, soit relativement à la chair, aux formes, etc. On ne pourra atteindre la perfection qu’en choisissant, à chaque génération nouvelle, ainsi que nous l’avons dit, les individus qui possèdent à un plus haut degré les qualités recherchées, et en les employant exclusivement à la procréation.

On a remarqué que l’air est favorable à la bonne qualité des laines, et que les moutons qui ne séjournent pas longtemps dans les étables durant l’hiver, donnent des laines plus propres a la fabrication, que ceux qui sont enfermés pendant toute la mauvaise saison. Les moutons que l’on élève par fantaisie dans les écuries, à Madrid, perdent insensiblement la finesse de leurs laines, ce qui tient principalement au défaut d’air, et peut-être aussi au genre d’alimens avec lesquels on les entretient.

On rendroit un grand service à l’économie rurale, en faisant des expériences pour constater si cette race donne, à hauteur égale, une égale ou une plus grande quantité de chair ; si elle donne plus ou moins de graisse ; si elle prend la graisse avec plus ou moins de nourriture, et dans un temps plus ou moins long ; si l’abondance se suint qu’elle produit doit lui faire donner la préférence sous le rapport du parcage, etc.

Nous exhortons les propriétaires de troupeaux mérinos à suivre les expériences que nous indiquons, ou celles qui tendent à constater les avantages que peut offrir l’éducation de cette race. Ce n’est pas en suivant les vieilles routines qu’on parviendra à connoître quels sont les animaux que l’on doit préférer dans l’exploitation d’un bien rural. On sait qu’il existe dans les diverses espèces d’animaux des variétés formées par la nature, ou par l’art, qui sont douées de qualités que l’homme peut approprier plus ou moins à ses besoins : ce n’est que par l’expérience, et par la comparaison, que nous pouvons connoître avec exactitude ces avantages ; ce n’est qu’après avoir obtenu des résultats exacts, que nous pourrons adopter ce qui nous convient le mieux. C’est à ce genre d’observations que les Anglais doivent le perfectionnement de leur agriculture. On sait, par exemple, en Angleterre, que de toutes les races de moutons que l’on élève dans ce pays, celle de Leicester, connue sous le nom de New Leicester breed, produit à la fois, sur un espace de terrain donné, la plus grande quantité de chair et de laine.

Les cultivateurs français n’ont pas jusqu’ici combiné ces deux genres d’amélioration. Comme il importe cependant beaucoup de tirer des animaux tout le parti possible, on ne doit négliger aucun des avantages qu’ils peuvent nous offrir. Ainsi l’on s’attachera de préférence aux races qui présentent des formes plus avantageuses, à celles qui parviennent à leur croissance dans le plus court espace de temps, à celles qui se maintiennent ou qui prennent l’engrais avec une moindre quantité d’alimens, etc. L’observation et le temps feront découvrir, dans la race des mérinos, des variétés qui réuniront au plus haut degré de perfection les qualités les plus recommandables.

Comme il est fort à désirer que l’attention des cultivateurs se porte vers l’amélioration des races, nous donnerons une idée des tentatives que les Anglais ont faites en ce genre, et des succès qu’ils ont obtenus. Leurs expériences ont été dirigées non seulement sur différentes espèces d’animaux, mais aussi sur la majeure partie des races qui se trouvent dans les divers comtés de l’Angleterre. Nous nous bornerons à parler ici de la race de bêtes à laine du comté de Leicester.

La race primitive ou indigène de ce comté donne une laine à peigner fort longue. Elle se distingue par sa grosseur et sa haute taille. On améliore cette race en la croisant avec des béliers qui avoient les os plus petits et la laine plus fine. On a obtenu une nouvelle race qui a la tête petite, les yeux remplis et proéminents, le cou long, le poitrail ouvert, le dos large, et formant une ligne droite avec le cou, les os très-petits, le corps épais, mais allongé, les fosses larges, les jarrets tournés en dehors. Cette formation artificielle présente quelque chose de monstrueux. On ne peut s’en former une idée juste qu’en voyant l’animal, ou sa représentation ; c’est pour cette raison que nous donnons, à la Planche IV, une gravure faite d’après celle qui a été insérée dans la description de l’agriculture du comté de Staford.

Cette race a été de nouveau améliorée par un surcroisement avec l’ancienne race du pays. On lui a donné ainsi le degré de perfection auquel il falloit arriver, pour en obtenir le plus grand nombre d’avantages possibles. Elle est aujourd’hui répandue en divers endroits de l’Angleterre.

La croissance totale des individus est effectuée, lorsqu’ils sont parvenus à l’âge de deux ans. Ils donnent alors sept à dix livres de laine, et pèsent quatre vingts à cent livres. C’est aussi à cet âge qu’on les envoie à la boucherie. Cette précocité offre de grands avantages pour le fermier, puisqu’il peut renouveler tous les deux ans son troupeau, et que ses bénéfices se réitèrent plus fréquemment. Un autre avantage, c’est que les brebis mettent bas avec beaucoup de facilité ; effet qui doit être attribué à la forme de la tête, du cou, et des épaules, dont les dimensions sont moins fortes chez les individus de cette race, que parmi les races d’une stature et d’une grosseur égale.

§. X. Logement des bêtes à laine. La manière de loger les bestiaux forme un objet important de l’économie rurale. Cependant, la négligence des propriétaires, et l’insouciance des fermiers, sont portées, sous ce rapport, à un excès dont il est difficile de se rendre raison. C’est une partie qui auroit besoin d’une réforme totale.

On a fait sentir, dans cet Ouvrage, la nécessité de tenir les bêtes à laine exposées au grand air. Cette méthode ne contribue pas moins à la finesse de leur laine, qu’à la conservation de leur santé. On peut sans doute tenir un troupeau constamment exposé au grand air ; l’expérience que nous avons acquise dans un grand nombre de bergeries, nous a prouvé cependant que la méthode la plus avantageuse, et la moins sujette à toute espèce d’inconvéniens, est de loger les moutons dans des bergeries bien aérées, vis-à-vis desquelles on forme des enceintes où les moutons peuvent aller selon qu’ils y sont portés par leur instinct. On voit en effet, dans les bâtimens ainsi disposés, que les animaux se tiennent tantôt dans les étables, tantôt en plein air. Si la chaleur, l’odeur ou l’air suffoqué des étables les incommodent, ils se portent dans la cour par le seul instinct qui leur apprend à éviter ce qui leur nuit. Si l’humidité, si le soleil, ou le grand froid leur occasionnent des sensations pénibles, aussitôt ils se retirent sous le couvert qui leur est préparé.

La cour destinée aux moutons doit avoir une pente tournée vers l’orient ou vers le midi ; on évitera ainsi l’humidité du sol toujours préjudiciable aux bêtes à laine. On pratiquera une rigole dans laquelle se rendront l’urine et l’eau des pluies. Ce mélange propre à donner de l’activité aux substances qui doivent servir d’engrais, sera reçu dans une fosse à fumier. En Espagne, où les moutons restent toujours en plein air, on a soin, dans le temps des pluies, de les rassembler, durant la nuit, sur un terrain un peu élevé et en pente ; lorsque les localités le permettent, on les abrite contre le vent, en les plaçant auprès d’un bois, d’un buisson, ou d’une muraille.

Pour aérer une bergerie, il ne suffit pas, ainsi qu’on le pratique ordinairement, même dans les constructions les moins défectueuses, d’ouvrir quelques fenêtres sur toutes les faces du bâtiment. L’air ne peut bien circuler, et entraîner avec lui les miasmes qui s’élèvent de la litière, ou du corps des animaux, que lorsqu’on ouvre plusieurs fenêtres sur chacune des faces de la bergerie, et qu’elles sont assez larges, et assez rapprochées, pour que la masse de l’air soit continuellement renouvelée dans toutes ses parties. Ce renouvellement ne pourroit même avoir lieu, si l’on ne pratiquoit de petites ouvertures au pied des murs, et au niveau du sol. Lorsque le vent est trop impétueux ou trop froid, que l’air est imprégné d’une trop grande humidité, il sera nécessaire de fermer les ouvertures inférieures, ou même les fenêtres placées vers la partie d’où vient le vent. On prendra cette précaution, sur-tout pour les animaux nouvellement tondus, ou pour les brebis qui viennent d’agneler. On emploîra les mêmes précautions, afin d’empêcher que les rayons du soleil ne pénètrent dans l’intérieur de la bergerie, lorsque la chaleur du jour est trop active. Il sera nécessaire, hors des circonstances dont nous venons de parler, de laisser les fenêtres ouvertes, non seulement afin de faciliter la circulation de l’air, mais encore afin de donner accès à la lumière. La lumière n’est pas moins utile aux animaux qu’aux plantes. On observe que l’instinct des moutons les conduit vers les portes et les fenêtres des bergeries, où ils trouvent plus d’air et de lumière ; toujours les plus forts s’emparent de ce poste, et ils en chassent les plus foibles.

Il existe enfin dans nos bergeries un usage aussi commun que pernicieux aux animaux. Dans la crainte que le froid ou les vicissitudes de l’atmosphère ne nuisent à la santé des moutons, on ne pratique aucune ouverture aux bergeries, ou l’on ferme habituellement celles qui s’y trouvent. De là, l’origine d’une foule de maladies qui ravagent nos troupeaux. Les moutons suffoqués, dans leurs étables, par l’effet d’une chaleur excessive, et par les miasmes qui s’exhalent de leur corps et de leurs excrémens, passent subitement dans un air frais et élastique, qui les saisit, arrête une transpiration forcée, et occasionne un désordre total dans l’économie animale.

On choisira, pour la construction des bergeries, un terrain sec et un peu élevé, afin que les eaux des pluies aient de l’écoulement, et que les moutons puissent rentrer les pieds secs dans leur bergerie.

§. XII. De l’accouplement. Si l’on veut conserver ses races fortes et vigoureuses, il me faut, dans aucun cas, employer les individus des deux sexes à la reproduction, avant qu’ils aient atteint l’âge de dix-huit mois. On peut même sans inconvénient différer leur réunion jusqu’à l’époque où ils seront parvenus à la troisième année de leur âge. On donnera vingt-cinq brebis à un bélier ; on peut même porter le nombre des brebis jusqu’à cinquante, pourvu qu’on ait soin de nourrir le bélier, avant et durant la monte, avec des alimens sains et substantiels.

La méthode la plus avantageuse de combiner l’accouplement des bêtes à laine, consiste à tenir le bélier dans un petit enclos ou dans une basse-cour, et de lui présenter une à une, ou deux à deux, les brebis qu’on veut faire couvrir. On retire les brebis aussitôt qu’elles ont été couvertes, sans permettre que le bélier réitère l’acte une seconde fois avec la même brebis. Cette attention doit sur-tout avoir lieu, lorsqu’on emploie de jeunes béliers. Si l’on met un ou plusieurs béliers parmi un certain nombre de brebis, ils se fatiguent inutilement, et ils se mettent hors d’état de couvrir un aussi rand nombre de femelles. En prenant la précaution et les soins que nous venons d’indiquer, on pourra, au besoin, donner cent brebis à un seul bélier.

§. XIII. De l’allaitement et du sevrage. On ne laissera qu’un seul agneau à une brebis qui aura mis bas deux jumeaux. L’un des deux sera nourri par une chèvre : cette attention est nécessaire pour maintenir la beauté des races, et pour les faire prospérer. On a observé que le lait de la chèvre est salutaire aux agneaux malades ; on agira prudemment d’avoir un certain nombre de chèvres qu’on donnera aux agneaux languissans, ainsi que cela se pratique dans quelque troupeaux, en Allemagne.

Il arrive quelquefois, dans les troupeaux, qu’un certain nombre de brebis perdent leurs agneaux, et que celles qui les ont conservés sont foibles et malades. On ôte alors les agneaux à ces dernières pour les donner à nourrir aux autres. Lorsqu’une mère refuse de prendre le nourrisson qu’on lui présente, on attache l’un et l’autre à un piquet, ou contre une muraille, aussi long-temps que la mère fait des difficultés pour se laisser téter. Le berger doit le tenir au commencement, afin d’empêcher qu’elle ne repousse l’agneau les premières fois qu’il veut téter. Cette méthode est en usage parmi les bergers espagnols.

Lorsqu’on sèvre les agneaux, on doit leur donner une nourriture substantielle, et leur réserver les meilleurs pâturages. Il importe beaucoup de les bien nourrir dans leur jeunesse, si l’on veut fortifier leur constitution, et les mettre à l’abri des maladies qui dévastent trop communément nos bergeries. C’est par le défaut de nourriture dans les premières années, que souvent les races s’affoiblissent et dégénèrent. Les bergers espagnols ont soin de placer les agneaux sur les meilleurs pâturages ; ils réservent sur-tout les herbages les plus succulens pour les agneaux tardifs, afin que ces animaux délicats puissent croître et se fortifier avant la mauvaise saison.

§. XIV. De l’amputation des cornes, et de la castration. On doit couper aux agneaux la queue et les cornes. Ces deux opérations se font dans la belle saison, lorsque les animaux ont trois ou quatre mois. Il suffit de laisser à la queue une longueur de quatre à cinq pouces. Les Espagnols coupent les cornes à sept ou huit doigts de leur origine, en se servant d’un instrument tranchant, ou d’une scie ; cette dernière méthode est préférable. On coupe les cornes de nouveau, lorsqu’elles repoussent, et qu’elles se dirigent vers la tête de l’animal de manière à le blesser.

Plusieurs cultivateurs français préfèrent de laisser croître les cornes. On a exposé, dans le cours de cet Ouvrage, les raisons qui doivent engager à les amputer. C’est un vain ornement qui n’a aucune utilité pour l’animal, et qui souvent peut lui être funeste. C’est pour cette raison que, toutes choses égales d’ailleurs, on doit préférer les races sans cornes.

Il arrive quelquefois qu’il naît dans les troupeaux des agneaux à laine noire ou tachetée, quoique le père et la mère portent une toison entièrement blanche. Cet accident, qui peut être l’effet d’un jeu de la nature, provient souvent de ce qu’il y a eu dans les générations antérieures un mélange de quelque individu à toison noire. On doit châtrer ces animaux, puisque leur laine a moins de valeur dans le commerce, et que les draps noirs qui en sont fabriqués perdent leur couleur, et deviennent d’une teinte roussâtre, désagréable à la vue.

§. XV. Des pâturages et des alimens propres aux moutons. Nous avons peu de chose à dire ici sur ce qui concerne le régime, la nourriture, les pâturages, qu’on doit donner aux bêtes à laine. Ces objets ont été traités en détail à l’article Mouton.

Il sera nécessaire d’avoir des pâturages ou des prairies artificielles situées sur des terrains secs et élevés, afin d’y conduire les bêtes à laine aux époques de l’année où l’air et le sol se trouvent chargés d’une grande humidité. On divise par portions, avec des claies ou avec des barrières, les prairies artificielles qu’on destine aux troupeaux. On les fait passer successivement d’une portion à l’autre, ayant soin de ne les laisser que peu de temps dans les divisions où les plantes sont parvenues à une certaine élévation ; on les conduit de là à une autre division dont l’herbe est courte ; les animaux trouvent, par cette disposition, la quantité d’alimens qui leur est nécessaire ; et l’on ne craint point qu’ils soient incommodés, ainsi qu’il arriveroit, si on les faisoit paître dans des herbages trop forts et trop succulens, sur-tout lorsqu’ils n’en ont pas contracté l’habitude. Si l’on a un nombre de chiens proportionné à celui des moutons, on pourra se dispenser de former des divisions ; un berger surveillant, avec le secours de quelques chiens bien dressés, parviendra facilement à empêcher que les moutons ne franchissent les limites qu’on veut leur assigner.

C’est ici le lieu de prévenir les propriétaires de troupeaux qu’ils doivent consacrer une certaine quantité d’arpens en prairies artificielles, s’ils veulent maintenir leurs bêtes à laine saines et vigoureuses, et en retirer tous les avantages qu’ils peuvent s’en promettre.

On conduira, durant l’hiver, les troupeaux sur des champs de froment ou de seigle, aussi long-temps qu’il gèle, et que la terre n’est pas couverte de neige : on se contente alors de leur donner, une seule fois par jour, de la paille, pour les amuser dans l’étable, ou pour leur servir de litière. Cet usage, que nous avons vu pratiquer dans plusieurs parties de l’Allemagne, apporte une grande économie dans les provisions de l’hiver.

Quoique les plantes qui croissent dans les bois ne soient pas très-bonnes pour les bêtes à laine, on peut cependant, sans inconvénient, leur permettre de temps à autre ces espèces de pâturages, lorsque les arbres sont assez grands pour que la dent du mouton ne puisse leur nuire. Les jeunes agneaux n’attaquent pas les boutons ; c’est pour cette raison qu’on pourra les introduire, pendant l’hiver, dans les taillis d’un ou deux ans. Il suffit de les en retirer lorsque les bourgeons commencent à grossir : non seulement ces bois fournissent un pâturage abondant, mais ils mettent les agneaux à l’abri des vents froids de l’hiver.

On nourrit généralement les moutons avec de la paille, pendant la mauvaise saison ; cette méthode doit être proscrite. Il est nécessaire de leur donner des racines ou des légumes frais, si l’on veut les maintenir en bonne santé, et en retirer de grands profits.

Les moutons demandent à être entretenus constamment avec des alimens frais, et sur-tout en hiver, époque à laquelle ils ne trouvent plus de verdure dans les champs, et où ils ont besoin d’être bien nourris pour supporter les rigueurs de la saison. On leur donne du regain, lorsqu’on se trouve dans l’impossibilité de les affourrager avec des racines ou des plantes analogues.

Il seroit très-avantageux de leur donner la paille coupée et mélangée avec du foin, ou avec d’autres alimens plus substantiels. Nous recommandons cette méthode que nous avons vu pratiquer avec profit. L’usage de faire manger aux bestiaux la paille hachée est généralement usité dans le nord, et même dans le midi de l’Europe, et mérite d’être imité par les cultivateurs français : il est économique, et ne nuit point aux bestiaux, ainsi qu’on l’a avancé.

Nous conseillons aussi de ne point donner, ou de donner très-peu de grain aux moutons. Cet aliment, quoique nourrissant et salutaire, est beaucoup trop dispendieux, et peut être avantageusement remplacé par les fourrages verts, et sur-tout par les pommes de terre et par les betteraves, ainsi que l’expérience l’a prouvé. Les Anglais qui entretiennent parfaitement leurs troupeaux de moutons, ne leur donnent jamais de grains.

C’est d’ailleurs une erreur de croire que les moutons ont besoin, pour donner de belles laines, d’être largement nourris. Les Ostiaques rompent une jambe aux renards qui leur fournissent les fourrures si appréciées dans les contrées du Nord. Ils emploient ce moyen cruel, afin que l’animal souffrant prenne moins de nourriture ; ce qui donne à sa fourrure un plus grand degré de finesse.

On a souvent observé que des moutons foibles ou malades donnent une laine plus fine, quoique d’une qualité moins bonne, que celle qu’ils portent en état de santé.

Mais il est un milieu dans tout. Un cultivateur doit donner une nourriture suffisante à ses animaux, afin de les maintenir en bonne santé, afin d’en retirer des toisons abondantes, et de prévenir la dégradation des races. L’économie prescrit d’une autre part de ne point prodiguer la nourriture, sur-tout lorsque cette prodigalité n’est pas compensée par les bénéfices.

On peut, il est vrai, augmenter par ce moyen la taille et la grosseur des races. Mais ce perfectionnement artificiel tourne souvent au détriment du cultivateur, sur-tout lorsque la nature du sol qu’il exploite, et la qualité de ses fourrages ne sont pas favorables à ce genre de métamorphose. Les Anglais, qui se sont beaucoup occupés du perfectionnement des races, étoient parvenus à créer des individus monstrueux en taille prix et en grosseur ; mais ils ont reconnu que ces nouvelles races coûtoient, en général, plus qu’elles ne rendoient.

On peut suppléer aux fourrages verts, en donnant aux bêtes à laine des gâteaux de graines oléagineuses, du son, ou de la farine de différentes graines, telles que pois, haricots, seigle, orge, maïs, etc. ; on délaie ces substances dans des tonneaux ou dans des baquets remplis d’eau. On ne sauroit trop recommander ce genre de breuvage qui contribue à maintenir les animaux en bonne santé dans une saison où il est difficile de se procurer des alimens frais : il sera sur-tout utile aux béliers, dans le temps de la monte, aux brebis qui ont mis bas, et aux agneaux qu’on vient de sevrer. On donne ces gâteaux ou ces farines dans la proportion de six ou sept livres pour cent montons. Le résidu qui reste au fond des auges après que les animaux ont bu, fournit une bonne nourriture. Ces substances se donnent en plus grande quantité, lorsqu’il s’agit d’engraisser les moutons.

§. XVI. De l’engrais des moutons. L’engrais des bêtes à laine peut être porté à un degré extraordinaire, ainsi que cela a lieu en Angleterre, où l’on obtient souvent jusqu’à quatre ou cinq doigts de graisse sur le corps de ces animaux. Mais ou ne doit pas les amener à ce degré d’embonpoint, lorsqu’on les destine aux usages ordinaires de la boucherie. Le mouton est alors un aliment fastidieux et malsain. Il seroit impossible de manger dans un repas une livre, et même une demi-livre d’une chair aussi grasse ; les forces du meilleur estomac ne seroient pas assez puissantes pour digérer une aussi grande quantité de matière grasse. Cependant la viande de mouton engraissé à ce point est d’une grande ressource sur la table des gens peu fortunés. Elle peut remplacer le lard, et elle a l’avantage d’être d’un prix bien inférieur, c’est-à-dire dans une proportion de cinq à huit. Une très-petite quantité suffit pour donner une bonne soupe, et pour assaisonner une grande quantité de légumes, ou de substances farineuses ; l’on trouve ainsi un moyen facile de fournir à la classe indigente de la société une nourriture saine et succulente.

On a éprouvé en Angleterre que le mouton gras, étant salé et conservé quelque temps dans la saumure, acquiert une saveur semblable à celle du lard. L’habileté de quelques personnes est si grande dans cette préparation, qu’on ne sauroit trouver aucune différence entre ces deux espèces de graisse. Le moyen alimentaire dont nous parlons nous paroît assez important pour mériter d’être adopté par les fermiers. Ils pourront ainsi donner à leurs ouvriers une nourriture saine, succulente, et économique.

§. XVII. De l’inoculation du claveau. Nous ne devons pas passer sous silence une opération pratiquée par les cultivateurs allemands, et dont les heureux effets ont été bien constatés : c’est l’inoculation de la maladie désignée sous le nom de claveau. Cette inoculation produit sur les moutons le même effet que l’inoculation de la petite vérole chez les hommes. Les animaux inoculés contractent la maladie, mais les symptômes en sont légers, et la guérison est prompte et assurée. Les expériences qui ont lieu chaque jour prouvent que les troupeaux inoculés sont à l’abri de toute contagion. On a accouplé des béliers atteints de la pourriture avec des brebis inoculées. Les brebis, ainsi que les agneaux qui ont été le résultat de ces accouplemens, n’ont offert aucun symptôme de pourriture.

On inocule le mouton, en faisant une incision à la face intérieure de la cuisse, dans la partie qui est dénuée de laine, à quatre doigts de l’anus. L’incision doit pénétrer la peau ; mais il faut prendre garde qu’elle n’attaque les muscles, ou qu’elle n’occasionne une effusion de sang. On presse avec les doigts un bouton d’un animal infecté de la maladie ; et après avoir enlevé, par le moyen d’une lancette, le virus qui en sort, on le porte dans la plaie de l’individu qu’on veut inoculer.

On s’occupe dans ce moment, à Alfort, d’inoculer la vaccine aux moutons. On a fait quelques expériences qui semblent promettre des succès heureux. (Voyez Vaccination.)

§. XVIII. Manière de numéroter les animaux d’un troupeau. Comme la formation d’un troupeau ne doit pas être abandonnée au hasard, mais qu’elle doit être dirigée par les notions de l’expérience, et d’après des observations et des calculs, il est nécessaire que le cultivateur reconnoisse chaque individu de son troupeau, et qu’il puisse remonter à la souche primitive, en suivant graduellement chaque génération.

Celle connoissance est utile, soit qu’on veuille former un troupeau de race pure, soit que l’on veuille améliorer des races communes, soit enfin que l’on combine par des croisemens variés différentes races les unes avec les autres.

On doit chercher, dans le premier cas, non seulement à soutenir sa race, mais encore à l’améliorer de plus en plus, tant sous le rapport de la finesse et de la longueur des laines, que sous d’autres rapports, tels que ceux de la taille, de la chair, de l’engrais, etc. Il faut donc savoir quels sont les individus qui sont doués des qualités désirées, ou ceux qui donnent les plus beaux produits, etc. Il sera facile, par ce moyen, de diriger et de combiner les accouplemens, de manière à obtenir des races plus parfaites que celles par lesquelles on aura d’abord commencé.

Le numérotage ne sera pas moins utile, lorsqu’on voudra combiner deux ou plusieurs races les unes avec les autres. Il fixera les choix, en indiquant quels sont, dans chaque race, les animaux dont les croisemens sont le plus avantageux ; quels sont les nouveaux produits qui offrent les plus belles espérances, quels sont ceux qui doivent être rejetés ; il servira à faire connoître la source des vices qui se reproduisent à chaque génération, ou à certains intervalles, dans une suite des générations ; il mettra à l’abri de toute méprise, il facilitera les moyens de parvenir à des résultats positifs et toujours utiles aux progrès de l’art.

Peu importe quel moyen on emploie lour numéroter les animaux d’un troupeau, il suffit qu’il soit facile dans exécution, et qu’il puisse mettre le propriétaire à l’abri de toute erreur. Je vais donner ici le système de numérotage que j’ai conçu ; chacun pourra le changer, ou le modifier à son gré.

On a coutume de marquer les chevaux, et quelques autres espèces d’animaux, avec un fer rouge appliqué sur la cuisse. La toison dont le mouton est revêtu, ne permet pas d’employer ce moyen, si ce n’est lorsqu’on applique le fer sur le chanfrein, sur les joues, ou sur les cornes du mouton, et dans le cas seulement où l’on voudroit donner une marque commune à un certain nombre d’animaux. Mais il faut, en outre, désigner chaque animal par une marque distinctive. Quelques personnes emploient des plaques de métal, sur lesquelles sont gravés les numéros ; on perce ces plaques, et on les attache avec une ficelle au cou de l’animal, ou, à ses oreilles, avec un fil d’archal ; ce moyen, un peu coûteux, ne peut être exécuté dans certaines circonstances. Il arrive d’ailleurs que les numéros se détachent quelquefois, ce qui est sujet à inconvénient. Lorsqu’on veut avoir un compte exact de l’état de son troupeau et du résultat de ses expériences, le moyen le plus facile, et celui qui atteint le but, est celui de faire des entailles aux oreilles des moutons.

Si l’on élève sur la même ferme un troupeau de race pure, et un troupeau de métis, il sera nécessaire, pour éviter les méprises, de donner à tous les individus du premier troupeau, une marque différente de celle qu’on emploîra pour reconnoître les animaux du second.

On se servira, dans ce cas, d’un fer qu’on appliquera, après l’avoir fait rougir, sur la face des animaux. Ce fer, qui portera l’empreinte d’une lettre ou d’un numéro, doit avoir environ cinq ou dix millimètres (trois à cinq lignes) de diamètre.

On marquera ensuite chaque individu du troupeau, d’un numéro formé par des entailles faites sur les oreilles. Il suffira d’employer deux chiffres romains, savoir, I et V, pour former une série de numéros, jusqu’à cent quatre-vingt-dix-neuf. On recommencera une nouvelle série, lorsqu’on sera parvenu à ce nombre, en marquant les animaux de la seconde, troisième, quatrième série, etc., avec un fer rouge, portant une empreinte différente de celle qu’on aura déjà employée, ou en plaçant ce fer sur des parties différentes de la face. On parviendra ainsi à numéroter les troupeaux les plus nombreux.

On forme les marques en taillant les deux chiffres romains sur le bord supérieur ou inférieur des oreilles ; l’oreille gauche portera les dizaines, et l’oreille droite les unités. Il vaut mieux tailler le bord inférieur de l’oreille, par la raison que le bord supérieur garantit mieux cet organe de la pluie et des autres intempéries de l’air. Le numéro I (Voyez la planche IV}, désignera autant d’unités qu’il sera marqué de fois, jusqu’au nombre de quatre inclusivement. On enlèvera une petite portion du bord de l’oreille, dans cette forme V, pour marquer le N°. 5. On indiquera le numéro suivant, jusqu’à neuf inclusivement, des moutons. de cette manière :

N°. 6, indiqué par VI.
N°. 7, VII.
N°. 8, VIII.
N°. 9, IX.

Les marques qui expriment sur l’oreille droite les unités, exprimeront sur l’oreille gauche un nombre correspondant de dizaines.

On pourroit se servir d’un autre système de numérotage, par lequel il seroit facile de connoître, au premier aspect du numéro, la généalogie des individus. Si l’on a un troupeau dont on veuille tirer race, on numérotera les animaux, ainsi que nous venons de le dire, et l’on mettra à chaque nouvel agneau le numéro de sa mère sur une oreille, et celui se son père sur l’autre ; le bord supérieur serviroit, dans ce cas, à marquer les unités, et le bord inférieur les dizaines. Il seroit facile de remonter a la série des générations de fils en père, en examinant aux dents l’âge de chaque individu. Cette méthode a ses avantages, sur-tout dans le cas où l’on ne tiendroit pas un registre de son troupeau.

Il est à propos d’avoir un registre sur lequel on inscrit les numéros de chaque individu : c’est là où l’on notera les observations qu’il importe de retrouver au besoin, non seulement celles qui sont relatives à l’accouplement et au croisement des races, mais encore celles qu’on fera pendant le cours des expériences auxquelles on voudra soumettre les animaux. Un cultivateur soigneux, et celui qui cherche à perfectionner son art, notera les vices ou les qualités des animaux, leur état de santé et de maladie, la nature de leurs laines, les bénéfices qu’il en retire, etc. Ou reconnoîtra alors facilement les individus dont il est à propos de se défaire chaque année, ceux qu’il est bon de propager ; l’on obtiendra enfin le but qu’on doit se proposer, celui de perfectionner les races et d’en retirer le plus grand bénéfice possible.

§. XIX. De la tonte. La tonte doit se faire dans le mois de mai, lorsque les froids ou les pluies ne s’y opposent pas. Le printemps et l’été sont les saisons où la laine croît avec le plus de force ; et, si on la laisse alors sur le corps de l’animal, elle profite moins que si elle eût été coupée.

Un autre inconvénient qui résulte du délai de la tonte, c’est que la laine tombe lorsque les animaux ont souffert, ou qu’ils n’ont pas été bien nourris durant la mauvaise saison. Cette chute a lieu sur-tout dans les pays chauds. On a observé en Espagne, que, lorsque quelques circonstances forçoient à retarder d’un mois la tonte des troupeaux, la laine se détachoit de quelques parties du corps de l’animal.

Il en est des laines comme des plantes ; la pousse des unes et des autres est plus vigoureuse lorsqu’elles ont été coupées. On gagneroit même sur la quantité, si l’on faisoit deux tontes annuelles, ainsi que cela se pratique en Espagne dans la province de Galice, et dans quelques parties de l’Italie et du nord de l’Europe. On tond les moutons jusqu’à trois fois par an dans la Norwège. On a adopté cet usage, par la raison qu’on a reconnu que le produit étoit alors bien plus considérable que lorsqu’on ne fait qu’une tonte. Mais cette pratique ne peut avoir lieu que pour les races à laine longue, et lorsqu’il s’agit de fabriquer certaines étoffes.

On a essayé à Rambouillet de laisser la toison à quelques mérinos pendant deux années consécutives. Cette pratique présente trop d’inconvéniens pour être appliquée avec avantage sur des troupeaux entiers, ainsi que nous l’avons exposé dans notre Histoire de l’introduction des moutons à laine fine d’Espagne. Le même essai a été tenté en Estramadure, et il a été abandonné par la raison qu’une portion de laine se perdoit dans les pâturages. Il peut arriver aussi que, dans cet état, les animaux fassent une plus grande consommation de fourrage, que leur engrais soit plus difficile et plus dispendieux ; on doit enfin calculer l’intérêt de l’argent qui rentreroit dès la première année, si l’ou ne différoit pas la tonte.

Il faut tondre les agneaux dès la première année de leur naissance. On obtient, en faisant deux coupes aux deux premières années, une laine de qualité meilleure et plus homogène, que lorsqu’on diffère la tonte. La laine de deux ans est inégale, et elle casse facilement.

On a l’habitude, dans presque toute l’Espagne, de faire suer les moutons avant que de les soumettre à la tonte. On les enferme pour cela dans des cours, ou dans des bâtimens où ils se trouvent pressés les uns contre les autres sans pouvoir se remuer. On prétend que la sueur attendrit la laine, et la rend plus facile à être coupée ; mais cette méthode doit être proscrite, puisqu’elle occasionne des mortalités parmi les troupeaux, lorsque le temps est froid ou pluvieux, ou qu’elle est l’origine de plusieurs maladies plus ou moins graves. On doit abriter les animaux avant la tonte, afin de pouvoir enlever leurs toisons sans qu’elles soient mouillées ; elles s’échaufferoient et se détérioreroient, si on les entassoit, et si on les conservoit dans cet état.

$. XX. Manière dont se fait le triage des laines en Espagne. On est dans l’usage, en Espagne, de faire le triage des laines avant de procéder à leur lavage. Cette opération, inusitée en France, est cependant d’une grande importance, soit qu’on la considère sous des rapports commerciaux, soit qu’on l’envisage relativement aux fabriques. On sait que les différentes parties du corps d’un mouton ne donnent pas des laines d’une nature semblable ; les unes sont plus longues que les autres, plus ou moins fines, plus ou moins élastiques, etc. ; elles diffèrent par conséquent dans leurs qualités, et ne sauroient être employées indistinctement aux mêmes usages ; il est donc nécessaire de les séparer avant qu’elles soient soumises au lavage. Le triage devient, après cette opération, impossible à exécuter ; ou bien il ne peut se faire qu’avec beaucoup d’imperfection. Il importe donc au fabricant que les laines soient triées lorsqu’il les reçoit ; et par conséquent le cultivateur s’en défait avec plus d’avantage, lorsqu’il peut les vendre dans cet état.

Le triage s’exécute, dans quelques cantons de l’Espagne, aux endroits où se fait la tonte : mais le plus communément il est différé jusqu’au moment du lavage, et il a lieu dans les lavoirs mêmes. On pèse les toisons à mesure qu’on les reçoit ; on les place ensuite dans de grands magasins, d’où on les retire à mesure qu’on veut les laver. On les transporte premièrement dans un long bâtiment ou hangar, sous lequel se fait le triage. Les ouvriers, placés en file le long de la partie du hangar qui est à jour, prennent les toisons entassées derrière eux ; ils les posent sur une table à treillage dont nous donnerons plus bas la description ; ils les développent et les étendent sur la table. Ils enlèvent alors d’une main les différentes qualités selon qu’elles se présentent au premier coup d’œil, ou selon que l’habitude les y porte, et ils jettent chacune de ces qualités dans une place différente. Les crottins sont jetés sous la table, la troisième qualité sur l’emplacement qui se trouve derrière l’ouvrier ; la seconde, dans un espace formé en pierre, et situé vis-à-vis la table ; la quatrième enfin est jetée au delà de cet espace et hors du hangar. Un ouvrier fait ordinairement, par jour, le triage de mille livres de laine.

Comme l’opération du triage est difficile, et qu’il est très-important qu’une bonne qualité ne soit pas confondue avec une mauvaise, on demande de la part des ouvriers une grande habitude et beaucoup d’habileté : c’est du soin avec lequel elle est faite que dépendent la réputation d’une pile, et les bénéfices de sa vente : aussi exige-t-on de ces ouvriers cinq ans d’apprentissage. Un commis dirige et surveille la division des laines. Pour faciliter l’intelligence de ce que nous venons de dire sur le partage des laines, nous avons donné, Planche IV, la représentation d’un mouton, sur le corps duquel on trouvera indiquées, par des lignes ponctuées, les parties de l’animal qui donnent les différentes qualités de laine : les espaces numérotés 1 indiquent la première qualité ; le numéro 2, la seconde ; le numéro 3, la troisième ; et le numéro 4, les crottins.

Le tact et l’habitude nécessaire pour faire un triage parfait ne s’acquièrent que par une longue expérience. Il ne faut donc pas s’attendre que, dès les premiers essais, on puisse exécuter cette opération avec exactitude : le plus sûr seroit de faire venir d’Espagne un ouvrier intelligent. Un particulier que nous avons connu à Valence, ayant fait construire un lavoir dans cette ville, ne put trouver dans le pays aucun ouvrier en état de trier les laines ; il a été contraint de faire venir de Séville, des ouvriers habitués à ce genre de travail. Nous conseillons aux personnes qui auront le projet de construire un lavoir, de prendre le même parti : ce sera le moyen le plus sûr d’atteindre au but qu’on se propose.

On peut, sans doute, exécuter le lavage sans faire un triage des laines ; mais ce triage, en assimilant nos laines fines à celles d’Espagne, doit en faciliter la vente, soit en France, à l’époque présente, soit chez l’étranger, lorsqu’une quantité surabondante en permettra l’exportation. Il seroit donc bien important que le gouvernement fît construire un lavoir, et qu’il fît venir d’Espagne un ouvrier exercé dans l’art du triage. Ce seroit une école qui serviroit à propager insensiblement cet art dans les départemens.

§. XXI. Avantages qu’on peut retirer en France du lavage des laines, fait selon la méthode espagnole. C’est une coutume générale parmi nous de laver les bêtes à laine avant de les soumettre à la tonte. Cette méthode, qu’on nomme laver à dos, est bonne pour les races ordinaires, et dans les pays où l’on a l’usage de ne vendre la laine qu’après qu’elle a subi cette sorte de lavage ; mais il est de l’intérêt des propriétaires de troupeaux mérinos de faire laver leurs laines à la manière espagnole. On sait que les marchands et les fabricans déprécient les laines superfines du crû de France, et que les cultivateurs sont forcés de les abandonner à un prix au dessous de celui qu’elles valent intrinsèquement. Si ces mêmes laines étoient lavées en Espagne, et qu’elles fussent émises dans le commerce à la manière ordinaire, il est hors de tout doute que le prix auquel on pourroit les porter, et celui auquel on les vendroit, ne fussent beaucoup plus élevés. Si les commerçans profitent d’un préjugé, ou de certaines circonstances pour rabaisser le mérite et la valeur d’une denrée, il est de l’intérêt de celui qui produit cette denrée, de la soutenir à sa juste valeur. Le moyen le plus efficace que puissent employer les cultivateurs, afin de se soustraire aux astuces du commerce, c’est de ne mettre en vente leurs laines qu’après les avoir lavées à la manière espagnole. Lorsqu’elles paroîtront ainsi sur les marchés, l’acquéreur sera forcé de les apprécier d’après leur qualité réelle, et le vendeur cessera d’être dupe ; et, si les laines du crû de la France sont aussi bonnes et aussi fines que celles d’Espagne, elles seront payées le même prix que celles-ci.

L’introduction en France de la méthode espagnole ne seroit pas moins utile aux intérêts de l’agriculture et des fabriques, qu’à celui de chaque individu qui se livre à l’éducation des mérinos. Ce seroit un bon moyen de propager avec rapidité sur toute la surface de la France cette race précieuse, et par cela même de donner un grand essor au genre de fabrication qui a le plus d’étendue, et qui doit occuper le premier rang parmi nous.

D’ailleurs, cette méthode est simple et facile, et à portée des gens de la campagne qui seront en état de la pratiquer, lorsqu’on leur aura donné l’instruction nécessaire. Elle est même économique, puisqu’elle exige beaucoup moins de temps et de bras que le lavage à dos. Il y a des lavoirs en Espagne, dans lesquels on lave dix mille livres de laine par jour ; et il suffit d’employer trente à trente quatre ouvriers pour l’exécution de ce travail. Que l’on compare le temps et le nombre de personnes nécessaires pour laver à dos une pareille quantité de laine, et l’on n’hésitera pas à donner la préférence au lavage espagnol.

Ce sont ces motifs qui nous avoient portés, dans notre premier voyage en Espagne, à examiner avec soin les opérations du lavage, d’autant qu’elles étoient inconnues en France, et que personne n’en avoit donné la description. C’est ce que nous avons fait dans notre Traité des bêtes à laine, cité plus haut. Comme nous avons observé de nouveau ces opérations dans un second voyage, et que leur importance exige n’elles soient exposées dans un Cours complet d’Agriculture, nous allons remplir ici cette tâche.

Nous croyons devoir observer, avant d’entrer en matière, que la construction d’un lavoir étant une chose inconnue en France, elle demande des soins et des dépenses auxquels les particuliers d’une fortune médiocre ne se livreront pas facilement. D’ailleurs, les laines fines ne sont pas encore assez communes, et les avantages du lavage espagnol ne sont pas assez appréciés, pour qu’un particulier qui voudroit construire un lavoir pût espérer de trouver un dédommagement sur la quantité de laines qu’on lui donneroit à laver. Ce n’est qu’avec le temps qu’une entreprise de cette nature peut être lucrative ; il n’y a donc que des propriétaires riches, ou qu’un gouvernement promoteur de l’industrie, qui puissent l’entreprendre. Malheureusement les propriétaires aisés dédaignent parmi nous de se livrer aux travaux de l’agriculture.

Nous devons donc former des vœux pour que le gouvernement prenne en considération un objet si important pour l’agriculture, l’industrie et le commerce.

La localité la plus favorable pour la construction d’un lavoir seroit aux environs de Paris. C’est dans les départemens voisins de cette capitale que se trouve la majeure partie des troupeaux de mérinos, élevés sur le sol de la république. Paris est d’ailleurs, en ce moment, la ville de France où il se fait le plus grand commerce de laines fines. Les acquéreurs habitent cette capitale, et les vendeurs y sont attirés par mille circonstances.

Mais, quel que soit le lieu que l’on choisisse, il est nécessaire d’y établir en même temps un marché où les cultivateurs, qui ont des parties de laine trop peu considérables pour mériter les frais et la surveillance qu’exige un lavage, trouvent un débouché auprès des marchands qui se présenteront sur les lieux ; de manière que les laines pourront être vendues soit avant, soit après le lavage[3].

§. XXII. Description des lavoirs espagnols. Lorsqu’on se propose de faire construire un lavoir, on doit choisir un emplacement avec des eaux abondantes et de bonne qualité. Les eaux limpides, et celles qui dissolvent bien le savon, sont les meilleurs pour le lavage des laines. On préfèrera donc celle des rivières, des ruisseaux, ou des fontaines. On peut même se servir des eaux de puits, ainsi que cela se pratique dans tous les lavoirs aux environs de Séville ; mais alors le lavage ne peut être aussi parfait.

L’étendue de l’emplacement doit être proportionnée à la quantité de laine qu’on se propose de laver annuellement ; car il est nécessaire que les magasins soient assez vastes pour contenir les laines envoyées au lavage, et que les séchoirs aient une dimension suffisante pour recevoir la laine à mesure qu’elle sort du lavoir, de manière à ce que le travail des ouvriers ne souffre aucune interruption.

Le lieu où s’exécute le triage doit être très-éclairé, afin que les ouvriers puissent facilement distinguer les différentes qualités de laines dont la toison est composée ; il doit être situé vis-à-vis les cuves, afin que le transport soit plus expéditif et plus commode. Le fond de ce local peut servir de magasin pour l’entassement des toisons. On construira une pièce destinée à emmagasiner les laines après les emballages. Elle servira en même temps de local pour emballer les laines.

Le lavoir proprement dit est la partie qui demande à être construite avec plus de soin et d’exactitude, afin que le travail puisse être exécuté d’une manière commode et expéditive. Nous allons donner le dessin d’un lavoir que nous avons pris sur les lieux. Il diffère, en quelques points peu importans, de celui que nous avons donné dans notre Traité des bêtes à laine d’Espagne. Cette construction varie effectivement dans les différentes parties de l’Espagne, mais le principe est par-tout le même ; il est appliqué selon les localités, l’emplacement, ou l’habitude. Il est, par exemple, nécessaire d’y apporter quelques changemens, lorsque, au lieu de se servir d’une eau courante, on emploie celle d’un puits. Nous indiquerons, dans le dessin, les deux genres de construction, afin que chacun puisse employer celle qui sera la mieux adaptée à ses besoins.

Les différentes parties qui entrent dans la construction d’un lavoir sont le puits à roue indiqué par la lettre A. (Voyez Planche IV). Le puits sert à fournir l’eau nécessaire au lavage des laines. Ce n’est qu’au défaut de sources ou d’eau courante qu’on établit ces sortes de puits. Ils se nomment en Espagne norias, et sont pareils à ceux que l’on construit dans nos provinces méridionales, pour l’irrigation des jardins. Cette machine hydraulique est très-simple, peu coûteuse, et fournit une grande quantité d’eau. Comme il faut un courant d’eau assez considérable dans un établissement où le lavage s’exécute en grand, on emploie d’ordinaire à l’extraction de l’eau quatre ou cinq mules qui se succèdent sans interruption l’une à l’autre. La roue à chapelet élève l’eau et la déverse dans un réservoir B. Ce réservoir porte trois mètres et demi (onze pieds de large) sur cinq de long ; il est profond de quatre mètres et demi ; (quatorze pieds) l’eau qu’il contient entre dans le canal où se fait le lavage des laines, par un conduit indiqué dans la partie L. On voit en b un petit réservoir établi au dessus du grand réservoir ; il est destiné à fournir l’eau nécessaire au remplissage de la chaudière C, et des cuves EE. Comme le niveau de l’eau contenue dans le grand réservoir se trouve, dans le cours du lavage, au dessous des bords de la chaudière, ou de ceux des cuves, on a établi le réservoir supérieur b, afin de pouvoir conduire l’eau dans ces deux parties du lavoir, chaque fois qu’il est nécessaire.

Ce réservoir, qui reçoit l’eau de la noria par le moyen d’un chéneau en bois c, peut être construit en planches ; et il suffit de lui donner un mètre sur chacun de ses côtés, et un demi-mètre de profondeur ; car, étant sans cesse alimenté par la roue chapelet, il fournira au delà du besoin.

L’eau est conduite dans les cuves par le moyen du tuyau a, a, a, et elle est portée dans la chaudière C, par le moyen d’un autre tuyau placé en e. On allume le feu extérieurement dans la partie d. L’eau chaude est distribuée par un robinet, et va aboutir dans les cuves EE aux points ff. La cuve qui est de forme conique a deux mètres (six pieds) de profondeur, et deux mètres à son plus grand diamètre. Cette forme est mauvaise. Nous conseillons aux personnes qui auront besoin d’un fourneau, pour le lavage des laines, de le faire construire d’après les dimensions et les formes qui ont été adoptées pour ceux qui servent à la confection des soupes économiques.

Dans les lavoirs où l’on a à sa disposition un courant d’eau, que nous indiquons sur la planche par les lignes ponctuées K, on forme dans la partie L une écluse avec une vanne, par le moyen de laquelle on fait entrer à volonté l’eau dans le canal. On construit un double tuyau qui part de la digue ; il sert à porter l’eau dans la chaudière et dans les cuves. Dans ce dernier arrangement, la chaudière, au lieu d’être posée en C, se met en b sur la même ligne que les cuves.

D, local dans lequel on apporte les laines, à mesure qu’on en a besoin pour le lavage.

Les cuves EE sont construites en maçonnerie, et revêtues de ciment. Elles ont chacune neuf décimètres (deux pieds neuf pouces) de profondeur, et quatorze décimètres (quatre pieds) de large sur deux mètres (six pieds) de long. Le nombre des cuves et leurs proportions varient dans la plupart des lavoirs. On doit se régler d’après les localités, ou sur la quantité de laine qu’on se propose de mettre au lavage.

Quelques personnes les construisent dans la terre, de manière que les bords se trouvent au niveau du sol ; tantôt leur moitié inférieure est seule située au dessous du sol. La première construction a l’avantage de conserver plus long-temps le calorique. Les cuves doivent avoir chacune une ouverture à leur base, afin que l’eau puisse passer de l’une à l’autre, par les raisons que nous indiquerons plus bas. On pratique, sur les côtés des murs intérieurs, plusieurs trous qui servent de marches, lorsqu’il est nécessaire de descendre dans les cuves. Les six étoiles que l’on a placées sur les cuves désignent six cordes attachées au plancher supérieur ; elles servent à soutenir les ouvriers lorsqu’ils montent sur les cuves, qu’ils descendent dans l’intérieur ; lorsqu’ils passent de l’une à l’autre, ou enfin lorsqu’ils piétinent la laine qu’on a jetée des chaudières sur le plancher FF.

Le plancher FF sert à recevoir la laine à mesure qu’on la retire des cuves. Il est placé de niveau avec les bords de celles-ci, et se prolonge dans toute leur longueur ; il a huit décimètres (deux pieds sept pouces) de large ; il est composé de pièces de bois parallèles les unes aux autres, et distantes de treize à quatorze millimètres (six lignes). Elles portent trois centimètres et demi (seize lignes) d’équarrissage.

G représente un massif recouvert en briques, long de treize décimètres (trois pieds qualae pouces) et large de neuf décimètres et demi (trois pieds). L’ouvrier qui jette les laines dans le canal se pose debout sur ce massif qui est élevé de deux ou trois décimètres au dessus du sol. HH indique un conduit dans lequel coulent les eaux qui s’échappent au travers du plancher FF. Le conduit est recouvert en planches ou en dalles, ou bien il est fermé par une rigole qui se trouve placée dans la partie la plus basse du lavoir, et qui sert d’écoulement aux eaux qui proviennent des planchers F, P, q.

Le canal commence en I et se termine en N. Sa longueur est de dix mètres (trente pieds). Il a à son origine six décimètres huit centimètres (deux pieds un pouce) de large. Sa largeur, qui augmente progressivement, est de sept décimètres (deux pieds trois pouces) au point indiqué par le n°. 5, et de huit à celui où se trouve placée la lettre K. La première de ces parties du canal a quatre mètres et demi (environ quatorze pieds) de long. La seconde en a trois (neuf pieds). L’extrémité du canal de O en R a deux mètres (six pieds) de long. Sa largeur, égale dans tous les points, est de treize décimètres (quatre pieds). Le canal est terminé par une espèce de puisard N, de forme oblongue, ayant huit décimètres (deux pieds et demi) dans son plus grand diamètre. On a pratiqué à sa partie inférieure un conduit recouvert qui sert à l’écoulement des eaux, et que nous indiquons par une ligne ponctuée NU. Lorsqu’on a un courant un peu considérable, ou que la disposition du terrain le permet, on laisse échapper les eaux à découvert. On doit construire à l’extrémité du canal une vanne S, pour retenir les eaux à la hauteur exigée pour le lavage des laines. M est la partie du canal où l’on place la cage m, dont nous parlerons plus bas.

La profondeur du canal varie dans ces différens points ; elle a huit décimètres (deux pieds neuf pouces) dans la partie I, et neuf dans celle qui est désignée par la lettre K, ainsi que dans l’endroit M destiné à recevoir la cage. Le canal est construit en pierres de taille, et ses bords sont au niveau du sol. Il y a des canaux dont le côté droit est moins élevé de deux décimètres que le côté gauche. Pour remédier à cette inégalité, on place le long du côté droit des solives épaisses de deux décimètres ; les traverses désignées par les numéros 1, 2, 3, 4, 5, se placent d’un bord à l’autre, et servent d’appui aux ouvriers lorsqu’ils sont dans l’action du travail. Le canal est construit en pierres de taille liées avec du ciment. Le fond doit être planchéié, afin de ménager les pieds des laveurs.

Le plancher P, sur lequel on jette les laines au sortir de la cage, a vingt-trois décimètres (sept pieds) de long, et huit (deux pieds et demi) de large ; il est élevé d’un décimètre et demi (5 pouces et demi) au dessus du sol. Sa construction est la même que celle du plancher F.

Le plan sur lequel on fait égoutter les laines, est construit, dans quelques lavoirs, en dalles de pierre. Comme alors on ne pratique pas d’ouverture en dessous, il est nécessaire de lui donner une certaine inclinaison, afin de faciliter l’écoulement des eaux. Les planchers percés à jour, tels que celui que nous allons décrire, doivent avoir une légère pente.

Le grand plancher désigné par la lettre Q sert à entasser les laines, à mesure qu’on les retire du canal. Il est construit avec des pièces de bois plus fortes que celles dont sont formés les deux autres planchers. La distance qui doit se trouver entre chaque pièce est de treize à quatorze millimètres ; la longueur totale, de six mètres ; (dix-neuf pieds) la largeur de deux mètres (six pieds).

Les différentes parties d’un lavoir doivent être toutes réunies dans une même pièce, afin de faciliter le travail. Cette pièce est ouverte, de haut en bas, dans plusieurs de ses points, ainsi qu’on le voit par le plan du lavoir. Les murailles sont indiquées par les lettres VV, etc. On donne au pavé situé entre le canal et les cuves un certain degré d’inclinaison, de manière à former dans la partie mitoyenne une rigole qui sert d’écoulement aux eaux.

Ou emploie au lavage des laines différens instrumens, dont le principal est la cage m, que les Espagnols nomment galera ; elle est longue de dix-neuf décimètres, (cinq pieds et demi) et large de douze décimètres, (quatre pieds) de manière qu’elle peut entrer avec facilité dans l’extrémité du canal M ; elle est formée par quatre montans réunis sur chaque côté par trois traverses, excepté dans sa partie antérieure, qui doit être ouverte pour recevoir les laines entraînées par le courant de l’eau. Elle a un plancher n fait avec des pièces de bois placées à la distance de trois centimètres et demi, (seize lignes) et assez fortes pour soutenir le poids des ouvriers.

Il est nécessaire que la cage soit bien ajustée contre les parois des deux angles formés par l’élargissement du canal dans la partie O, afin que les flocons de laine ne puissent s’échapper, et qu’ils soient entraînés dans la cage. Celle-ci est recouverte à sa base, et sur ses trois côtés, par un filet dont les mailles ont sur chaque côté trente-sept millimètres (seize lignes). On a communément une seconde cage de rechange, afin de pouvoir substituer l’une à l’autre, sans être forcé de suspendre le lavage. Lorsqu’une cage a servi quelque temps, il s’y amasse des ordures et de la vase qui salissent la laine ; le filet doit être pareillement changé.

On se sert, pour enfoncer les laines dans les cuves, pour les remuer ou pour les retirer, de gros bâtons, de fourches P, etc., longues d’un mètre et demi environ ; la pression qu’on doit leur donner pour les enfoncer dans la cuve s’effectuera plus facilement, si l’ou emploie un instrument q, qui est formé par un manche, au bout duquel on fixe un billot cylindrique dont le diamètre est d’un décimètre, et la longueur de trois décimètres et demi.

La laine se transporte du lavoir au séchoir sur des civières o, formées de deux pièces de bois qui servent de brancard, et de deux traverses longues de sept décimètres (deux pieds trois pouces). La distance d’une traverse à l’autre est de quatorze décimètres (cinq pieds et demi). La partie sur laquelle pose la laine est formée par des baguettes placées de distance en distance, et courbées de manière à former un enfoncement : on y fixe une toile, afin que la laine ne puisse s’échappera travers les baguettes.

Les séchoirs sont des espaces de terrain sur lesquels on étend la laine pour la faire sécher nu sortir du lavoir. À Ségovie, on l’expose sur des prairies ou pâturages dont l’herbe forme un gazon très-court, tandis qu’à Séville on construit dans de grandes cours des aires pavées en briques. Dans des climats brûlans, comme celui de l’Espagne, le gazon doit être préféré. Les rayons du soleil, répercutés par un pavé de briques, dessèchent trop promptement la laine ; ils la crispent, et peuvent nuire à ses qualités. Les pavés de briques doivent être préférés en France, où la chaleur n’est pas trop considérable, et où la dessiccation ne sauroit être trop prompte. Il sera plus sûr, et même c’est une précaution indispensable dans la majeure partie de nos départemens, de faire sécher les laines sous des hangars bien aérés. Il est très-rare, en Espagne, de voir tomber de la pluie en été : c’est pour cette raison que le dessèchement des laines s’opère en plein air. Le temps est trop variable en France, pour qu’on puisse s’exposer aux inconvéniens qui auroient lieu, si les laines restoient à l’humidité pendant plusieurs jours, et même pendant plusieurs semaines.

Nous allons donner ici la description de la table sur laquelle on doit étendre les toisons pour en faire le triage. Elle est construite sur les mêmes dimensions que celle qui est employée au nettoiement des laines après leur lavage, et que les Espagnols nomment sarco. (Voyez cette table r, qui a trente-cinq décimètres (onze pieds) de long, sur douze décimètres et demi (quatre pieds) de large, et est portée par deux tréteaux élevés du sol de huit décimètres (deux pieds et demi). Elle est composée d’un châssis en bois, et de quatre traverses qui soutiennent des pièces de bois carrées, portant deux centimètres (neuf lignes) sur chacun de leurs côtés, et distantes les unes des autres de dix à douze millimètres (cinq à six lignes). Les traverses ont deux centimètres sur leurs faces supérieures et inférieures, et sept centimètres sur les deux autres côtés.

§. XXIII. Procédé du lavage. Nous avons dit que le triage des laines s’exécutoit dans un local auprès du lavoir. Chaque sorte est entassée séparément, afin qu’il n’y ait pas de confusion, et que l’une ne soit pas mélangée avec l’autre. Comme l’opération du triage s’exécute dans le même temps que celle du lavage, on prend indistinctement les différentes qualités de laine, selon qu’elles se trouvent en quantité suffisante, et l’on a soin de ne laver l’une qu’après l’autre, afin de ne les point confondre.

Les ouvriers portent une certaine provision de laine dans le lieu désigné par D, (Voyez Planche IV) contre lequel sont placées les deux cuves, de sorte que les laveurs trouvent sous la main la quantité de laine dont ils ont besoin pour remplir les cuves EE, à mesure qu’ils les vident. On commence par mettre dans les cuves la quantité d’eau nécessaire ; on ouvre à cet effet les robinets qui donnent l’eau chaude et celle qui vient du réservoir ou du ruisseau. L’eau doit être d’autant plus chaude, que la laine est moins fine. Cette règle générale demande à être modifiée selon les différentes qualités propres à chaque laine, de sorte que telle espèce, à finesse égale, demande une eau plus chaude que telle autre. C’est l’expérience et l’habitude du lavage seules qui apprennent quel est le juste degré de chaleur qui convient à chaque laine. Nous avons observé qu’en général la chaleur de l’eau, après que la laine y avoit été plongée, se trouvoit à un degré que la main pouvoit supporter sans en être incommodée. La température étoit beaucoup plus élevée dans d’autres circonstances : nous étions quelquefois forcés de retirer la main aussitôt après l’y avoir plongée.

Comme il est nécessaire que l’eau soit chargée d’une certaine quantité de suint pour que le lavage soit bien fait, on commence à remplir une cuve avec la laine de seconde qualité ; et l’eau se trouvant suffisamment chargée après ce premier lavage, on peut s’en servir pour laver des laines de première qualité. On fait passer une partie de cette eau d’une cuve dans l’autre, en ouvrant le trou de communication, et l’on achève de remplir avec l’eau des robinets. Ainsi l’on commence chaque jour par les laines de seconde qualité.

Lorsque la laine a été jetée dans les cuves, on la comprime légèrement, et on la fait entrer dans l’eau par le moyen de l’instrument q, dont nous avons donné la description.

Elle doit être plongée au niveau de l’eau, et ne point s’élever au dessus des bords de la cuve. On laisse communément la laine dans cet état pendant un quart d’heure ; nous avons vu des lavoirs où elle restoit une demi-heure et même une heure. On se règle, en général, sur le temps nécessaire au vidage des cuves ; de sorte que la laine reste d’autant plus de temps dans une cuve, que le nombre de celle-ci est plus considérable. On est dans l’usage, dans quelques lavoirs, d’agiter la laine, une et même deux fois, avec un bâton élargi à son extrémité : ailleurs, on ne la remue pas du tout. Si l’eau n’est pas trop chaude, dans le moment où la laine doit être retirée, les ouvriers montent sur les cuves, en posant les pieds d’un rebord à l’autre, et ils enlèvent avec les mains la quantité de laine qui se trouve à leur portée ; puis ils descendent dans l’intérieur pour ôter ce qui reste. Ils placent à cet effet les pieds dans les trous pratiqués aux parois intérieures des cuves. Lorsque l’eau se trouve à une température que les mains ne peuvent soutenir, les ouvriers emploient des fourches pour retirer la laine. Ils la jettent sur le plancher FF, et ils en forment des tas qu’ils foulent pour en faire sortir l’eau, en appuyant le pied sur la masse de l’instrument q. Ils tiennent de la main gauche le manche de cet instrument, et, de la main droite, l’une des cordes attachées à la charpente du bâtiment. Ils foulent avec les · pieds, lorsque la laine n’est pas trop chaude ; ils retirent ensuite, avec l’extrémité de l’instrument, la couche supérieure de la laine vers le massif G. Après avoir foulé une seconde fois la couche inférieure, ils la déposent sur le massif avec celle qu’ils avoient d’abord retirée. Il importe de bien fouler la laine avant de la jeter dans le canal ; son lavage s’effectue d’autant mieux, qu’elle contient moins d’eau grasse en entrant dans l’eau froide.

Lorsqu’une cuve a été vidée, on la remplit immédiatement d’eau, et puis de laine, et l’on continue ainsi le lavage à l’eau chaude, sans y apporter d’autre intervalle que celui où les ouvriers prennent leurs repas. L’eau, en se chargeant de suint et d’ordures à chaque opération, devient impropre au lavage : c’est pour cette raison que l’on est dans l’habitude de vider deux fois par jour chaque cuve, et de la bien nettoyer. Comme les ordures qui se déposent au fond des cuves contiennent toujours des filamens de laine, il est nécessaire, afin de ne rien perdre, de mettre à l’un des points par lesquels l’eau prend son cours, un panier sans fond, garni d’un filet[4]. On ouvre ensuite le trou de communication, et l’on y fait entrer une certaine quantité de suint qui se mélange avec la nouvelle eau, et la rend propre au lavage.

Un ouvrier, placé sur le massif G, prend la laine entre ses deux mains, et la laisse tomber sur l’eau qui sort à gros bouillons de l’ouverture pratiquée en L. On met une planche devant l’ouverture par laquelle l’eau s’échappe, afin de la forcer à prendre son cours de bas en haut, et de lui donner une plus grande étendue dans sa surface. La laine que l’ouvrier jette lentement et par petits flocons, tombant sur une plus grande surface, se divise mieux ; ses filamens sont imprégnés d’une plus grande quantité d’eau, et le lavage s’effectue d’une manière plus parfaite.

Celle qui est entraînée par le courant d’eau n’arriveroit pas dans la cage avec un degré de lavage suffisant, si elle n’étoit arrêtée et divisée dans sa marche. C’est pour produire cet effet, que l’on place cinq ouvriers vis-à-vis les traverses numérotées 1, 2, 3, 4, 5. Ces ouvriers entrent dans le canal, ils se tournent vers la partie d’où vient l’eau ; ils s’appuient soit d’une main, soit de tout le corps, sur les traverses ; et, dans cette posture, ils agitent sans interruption la jambe droite ou la jambe gauche. Lorsque le premier ouvrier balance la jambe droite, le second balance la gauche, et ainsi alternativement, de manière que la laine soit tenue dans une agitation continuelle.

Lorsque les ouvriers sont fatigués, celui qui est à la tête donne le signal du changement de pied, en frappant avec la traverse un coup sur les bords du canal.

La laine suit le cours de l’eau, et va se rendre dans la cage M, où elle est retenue par le filet dont cet instrument est recouvert. Deux ouvriers placés dans l’intérieur, aux deux extrémités, et ayant l’eau jusqu’au genou, retirent avec leurs mains la laine à mesure qu’elle arrive, et ils la jettent sur le plancher P : un troisième ouvrier presse cette laine sous ses genoux ou entre ses mains, et l’apporte à un quatrième qui l’arrange en meules coniques sur le plancher Q, où on la laisse égoutter pendant quelques heures, ou même durant toute la nuit, si c’est le soir qu’elle a été entassée. Il faut avoir soin d’étendre un linge grossier du rebord de la cage au dessus du plancher P, afin d’éviter la perte des flocons de laine qui, sans cette précaution, tomberoient entre la cage et le canal, et seroient entraînés par les eaux.

Il y a des lavoirs où l’on n’étend la laine sur le séchoir qu’une fois par jour, c’est-à-dire qu’on la laisse une partie du jour et toute la nuit sur le plancher, et qu’elle n’est portée au séchoir que le lendemain. On la transporte sur des civières O, dont nous avons donné la construction. On la jette en tas, et puis on la répand par flocons sur le séchoir, où on la laisse un ou deux jours, selon l’état de l’atmosphère, en la retournant une ou plusieurs fois.

Lorsque la laine est au degré de siccité convenable, on la ramasse et on la dépose dans un magasin où se fait l’emballage. On entasse séparément chaque sorte, et on recouvre les tas avec des toiles, afin de ne point les confondre.

Comme les laines contiennent, même après un bon lavage, des brins d’herbe, ou d’autres matières de cette nature, il est nécessaire de les éplucher avant que de procéder à l’emballage. On pose sur une table r, percée à jour, que les Espagnols nomment sarco, et dont j’ai donné la description, une certaine quantité de laine qu’on bat avec une gaule. Le mouvement communiqué à la laine, fait tomber sous la table la plus grande partie des corps étrangers qu’elle contient : le reste est enlevé à la main.

Lorsque ce travail est achevé, on emballe les laines, et l’on appose sur chaque balle la marque du propriétaire, celle de la qualité de laine qu’elle contient, et les numéros qui indiquent son poids.

Pour procéder l’emballage des laines, on lie un sac de grosse toile, par les quatre coins de son ouverture, avec des cordes qu’on fixe au plancher supérieur de la pièce où l’on travaille. Après avoir rempli ce sac à moitié, on pose sur la laine une pierre qui pèse environ cent livres, et un homme placé sur cette pierre foule, avec ses pieds et avec l’instrument indiqué par la lettre S, la laine, à proportion qu’elle est jetée dans le sac par un autre ouvrier. Il soulève de temps à autre cette pierre pour placer au dessous la laine qu’on a mise dans le sac. L’instrument dont il se sert pour ce foulage est formé par un manche long de neuf décimètres, et une espèce de massue longue de quatre décimètres trois centimètres. Elle a douze centimètres de large à l’origine du manche, et six à son extrémité. Elle a environ cinq centimètres dans sa plus grande épaisseur ; elle est armée d’une lame de forte tôle, qui a trois décimètres de long, et qui se termine par cinq dents.

Vingt-cinq livres de laine en suint donnent communément, après avoir été lavée, de onze à douze livres. Il y en a qui ne donnent que dix livres, et d’autres que neuf livres et demie.

On calcule, en général, que vingt livres de laine triée et lavée, rendent en qualités différentes, dans la proportion de quinze livres, laine superfine ; quatre livres, laine fine ; une livre laine de troisième qualité.

Comme il importe aux personnes qui voudroient établir en France un lavoir de connoître le nombre d’ouvriers qui doivent être employés dans un établissement en grand, nous terminerons cet article par un tableau qui indiquera le nombre d’ouvriers nécessaires dans chaque opération.

Tableau des ouvriers nécessaires dans un lavoir, où l’on trie, on lave, on fait sécher et l’on emballe cent, quintaux de laine par jour.

Chef pour surveiller les trieurs de laine 1
Trieurs de laine 6
Ramasseur des déchets, crottins, etc 1
Porteur de laine aux cuves 1
Cuveurs qui lessivent la laine 2
Porteurs de laine aux laveurs 2
Ouvrier qui jette la laine dans le canal 1
Ouvriers qui portent la laine sur les tables où elle doit s’égoutter 2
Laveurs placés dans le canal 6
Un homme pour soigner le puits à chapelet 1
Idem pour soigner le fourneau 1
Ouvriers occupés à porter la laine au séchoir, à la remuer et à la transporter au magasin lorsqu’elle est sèche (le nombre varie) 6
Éplucheur de laine 1
Emballeur 1
Ouvrier qui donne la laine à l’emballeur 1
Ouvrier qui coud les sacs 1
Marqueur de balles 1
Nombre total des ouvriers 35
Lasteyrie.


  1. Il y a, dans le royaume de Grenade, une espèce de porcs qui est privée de soies, et dont la peau ressemble à celle du chien turc.
  2. Ils ont pour titre : Traité sur les Bêtes à laine d’Espagne ; leur éducation, leur tonte, le lavage et le commerce des laines ; les causes qui donnent la finesse aux laines. Fig. — Par C. P. Lasteyrie. Paris, an VII. 1 vol. in-8o.

    Histoire de l’Introduction des Moutons à laine fine d’Espagne, dans les divers États de l’Europe et au Cap de Banne-Espérance ; état actuel de ces animaux, leur nombre, les différentes manières dont on les élève ; les avantages qu’en retirent l’agriculture, les fabriques et le commerce. Fig. — Par C P. Lasteyrie. Paris, 1802, 1 vol. in-8o.

  3. Un des commerçants les plus distingués de Paris, auquel j’ai communiqué mon idée sur l’établissement d’une foire de laines aux environs de la Capitale, l’avoit déjà conçue ; et il se propose même de l’exécuter en l’an 13. Il choisira probablement, pour la tenue de cette foire, le village de Passy, situé à l’une des portes de Paris.
  4. Nous observerons que les eaux qui sortent des cuves donnent un excellent engrais, et qu’on trouvera de grands avantages à les faire servir à l’irrigation des potagers, des prairies et des champs.