Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/02

La bibliothèque libre.
Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 123-127).


CHAPITRE II

SUITE DU MÊME DISCOURS DU CHOIX DES VERTUS


Saint Augustin dit excellemment que ceux qui commencent en la dévotion commettent certaines fautes, lesquelles sont blâmables selon la rigueur des lois de la perfection, et sont néanmoins louables, pour le bon présage qu’elles donnent d’une future excellence de piété, à laquelle même elles servent de disposition. Cette basse et grossière crainte qui engendre les scrupules excessifs ès âmes de ceux qui sortent nouvellement du train des péchés, est une vertu recommandable en ce commencement, présage certain d’une future pureté de conscience ; mais cette même crainte serait blâmable en ceux qui sont fort avancés, dedans le cœur desquels doit régner l’amour, qui petit à petit chasse cette sorte de crainte servile.

Saint Bernard en ses commencements, était plein de rigueur et d’âpreté envers ceux qui se rangeaient sous sa conduite, auxquels il annonçait d’abord qu’il fallait quitter le corps et venir à lui avec le seul esprit. Oyant leurs confessions, il détestait avec une sévérité extraordinaire toutes sortes de défauts, pour petits qu’ils fussent, et sollicitait tellement ces pauvres apprentis à la perfection qu’à force de les y pousser il les en retirait ; car ils perdaient cœur et haleine de se voir si instamment pressés en une montée si droite et relevée. Voyez-vous, Philothée, c’était le zèle très ardent d’une parfaite pureté qui provoquait ce grand saint à cette sorte de méthode, et ce zèle était une grande vertu, mais vertu néanmoins qui ne laissait pas d’être répréhensible. Aussi Dieu même, par une sacrée apparition, l’en corrigea, répandant en son âme un esprit doux, suave, amiable et tendre, par le moyen duquel s’étant rendu tout autre, il s’accusa grandement d’avoir été si exact et sévère, et devint tellement gracieux et condescendant avec un chacun qu’il se fit « tout à tous pour les gagner tous ».

Saint Jérôme ayant raconté que sainte Paule, sa chère fille, était non seulement excessive, mais opiniâtre en l’exercice des mortifications corporelles, jusques à ne vouloir point céder à l’avis contraire que saint Épiphane son évêque lui avait donné pour ce regard, et qu’outre cela, elle se laissait tellement emporter au regret de la mort des siens, que toujours elle était en danger de mourir, enfin il conclut en cette sorte : « On dira qu’en lieu d’écrire des louanges pour cette sainte, j’en écris des blâmes et vitupères. J’atteste Jésus, auquel elle a servi et auquel je désire servir, que je ne mens ni d’un côté ni d’autre, ains produis naïvement ce qui est d’elle, comme chrétien d’une chrétienne ; c’est-à-dire, j’en écris l’histoire, non pas un panégyrique, et que ses vices sont les vertus des. autres ». Il veut dire que les déchets et défauts de sainte Paule eussent tenu lieu de vertu en une âme moins parfaite, comme à la vérité il y a des actions qui sont estimées imperfections en ceux qui sont parfaits, lesquelles seraient néanmoins tenues pour grandes perfections en ceux qui sont imparfaits. C’est bon signe en un malade quand au sortir de sa maladie les jambes lui enflent, car cela dénote que la nature déjà renforcée rejette les humeurs superflues ; mais ce même signe serait mauvais en celui qui ne serait pas malade, car il ferait connaître que la nature n’a pas assez de force pour dissiper et résoudre les humeurs. Ma Philothée, il faut avoir bonne opinion de ceux esquels nous voyons la pratique des vertus, quoiqu’avec imperfection, puisque les saints mêmes les ont souvent pratiquées en cette sorte ; mais quant à nous, il nous faut avoir soin de nous y exercer, non seulement fidèlement, mais prudemment, et à cet effet observer étroitement l’avis du Sage, de « ne point nous appuyer sur notre propre prudence », ains sur celle de ceux que Dieu nous a donnés pour conducteurs.

Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus et qui ne le sont aucunement, desquelles il faut que je vous dise un mot : ce sont les extases ou ravissements, les insensibilités, impassibilités, unions déifiques, élévations, transformations, et autres telles perfections desquelles certains livres traitent, qui promettent d’élever l’âme jusqu’à la contemplation purement intellectuelle, à l’application essentielle de l’esprit et vie superéminente. Voyez-vous, Philothée, ces perfections ne sont pas vertus ; ce sont plutôt des récompenses que Dieu donne pour les vertus, ou bien encore plutôt des échantillons des félicités de la vie future, qui quelquefois sont présentés aux hommes pour leur faire désirer les pièces tout entières qui sont là-haut en paradis. Mais pour tout cela, il ne faut pas prétendre à telles grâces, puisqu’elles ne sont nullement nécessaires pour bien servir et aimer Dieu, qui[1] doit être notre unique prétention ; aussi bien souvent ne sont-ce pas des grâces qui puissent être acquises par le travail et industrie, puisque ce sont plutôt des passions que des actions, lesquelles nous pouvons recevoir, mais non pas faire en nous. J’ajoute que nous n’avons pas entrepris de nous rendre sinon gens de bien, gens de dévotion, hommes pieux, femmes pieuses ; c’est pourquoi il nous faut bien employer à cela ; que s’il plaît à Dieu de nous élever jusques à ces perfections angéliques, nous serons aussi des bons anges ; mais en attendant exerçons-nous simplement, humblement et dévotement aux petites vertus, la conquête desquelles Notre Seigneur a exposée à notre soin et travail : comme la patience, la débonnaireté, la mortification du cœur, l’humilité, l’obéissance, la pauvreté, la chasteté, la tendreté envers le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et sainte ferveur.

Laissons volontiers les suréminences aux âmes surélevées : nous ne méritons pas un rang si haut au service de Dieu ; trop heureux serons-nous de le servir en sa cuisine, en sa paneterie, d’être des laquais, portefaix, garçons de chambre ; c’est à lui par après, si bon lui semble, de nous retirer en son cabinet et conseil privé. Oui, Philothée, car ce Roi de gloire ne récompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu’ils exercent, mais selon l’amour et humilité avec laquelle ils les exercent. Saül, cherchant les ânes de son père, trouva le royaume d’Israël ; Rébecca, abreuvant les chameaux d’Abraham, devint épouse de son fils ; Ruth, glanant après les moissonneurs de Booz et se couchant à ses pieds, fut tirée à son côté et rendue son épouse. Certes, les prétentions si hautes et élevées des choses extraordinaires sont grandement sujettes aux illusions, tromperies et faussetés ; et arrive quelquefois que ceux qui pensent être des anges ne sont pas seulement bons hommes, et qu’en leur fait il y a plus de grandeur ès paroles et termes dont ils usent, qu’au sentiment et en l’œuvre. Il ne faut pourtant rien mépriser ni censurer témérairement ; mais en bénissant Dieu de la suréminence des autres, arrêtons-nous humblement en notre voie plus basse mais plus assurée, moins excellente mais plus sortable à notre insuffisance et petitesse, en laquelle si nous conversons humblement et fidèlement, Dieu nous élèvera à des grandeurs bien grandes.

  1. qui = ce qui.