Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/07

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 147-151).


CHAPITRE VII

COMME IL FAUT CONSERVER LA BONNE RENOMMÉE
PRATIQUANT L’HUMILITÉ


La louange, l’honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une simple vertu, mais pour une vertu excellente. Car par la louange nous voulons persuader aux autres d’estimer l’excellence de quelqu’un ; par l’honneur nous protestons que nous l’estimons nous-mêmes ; et la gloire n’est autre chose, à mon avis, qu’un certain éclat de réputation qui rejaillit de l’assemblage de plusieurs louanges et honneurs : si que les honneurs et louanges sont comme des pierres précieuses, de l’amas desquelles réussit la gloire comme un émail. Or, l’humilité ne pouvant souffrir que nous ayons aucune opinion d’exceller ou devoir être préférés aux autres, ne peut aussi permettre que nous recherchions la louange, l’honneur ni la gloire qui sont dus à la seule excellence. Elle consent bien néanmoins à l’avertissement du Sage, qui nous admoneste « d’avoir soin de notre renommée », parce que la bonne renommée est une estime, non d’aucune excellence, mais seulement d’une simple et commune prud’homie et intégrité de vie, laquelle l’humilité n’empêche pas que nous ne reconnaissions en nous-mêmes, ni par conséquent que nous en désirions la réputation. Il est vrai que l’humilité mépriserait la renommée si la charité n’en avait besoin ; mais parce qu’elle est l’un des fondements de la société humaine, et que sans elle nous sommes non seulement inutiles mais dommageables au public, à cause du scandale qu’il en reçoit, la charité requiert et l’humilité agrée que nous la désirions et conservions précieusement.

Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d’elles-mêmes ne sont pas beaucoup prisables, servent néanmoins de beaucoup, non seulement pour les embellir, mais aussi pour conserver les fruits tandis qu’ils sont encore tendres ; ainsi la bonne renommée, qui de soi-même n’est pas une chose fort désirable, ne laisse pas d’être très utile, non seulement pour l’ornement de notre vie, mais aussi pour la conservation de nos vertus, et principalement des vertus encore tendres et faibles : l’obligation de maintenir notre réputation et d’être tels que l’on nous estime, force un courage généreux, d’une puissante et douce violence. Conservons nos vertus, ma chère Philothée, parce qu’elles sont agréables à Dieu, grand et souverain objet de toutes nos actions ; mais comme ceux qui veulent garder les fruits ne se contentent pas de les confire, ains les mettent dedans des vases propres à la conservation d’iceux, de même, bien que l’amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, si est-ce que nous pouvons encore employer la bonne renommée comme fort propre et utile à cela.

Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardents, exacts et pointilleux à cette conservation, car ceux qui sont si douillets et sensibles pour leur réputation ressemblent à ceux qui pour toutes sortes de petites incommodités prennent des médecines : car ceux-ci, pensant conserver leur santé la gâtent tout à fait, et ceux-là, voulant maintenir si délicatement leur réputation, la gâtent entièrement ; car par cette tendreté ils se rendent bizarres, mutins, insupportables, et provoquent la malice des médisants.

La dissimulation et mépris de l’injure et calomnie est pour l’ordinaire un remède beaucoup plus salutaire que le ressentiment, la conteste et la vengeance : le mépris les fait évanouir ; si on s’en courrouce, il semble qu’on les avoue. Les crocodiles n’endommagent que ceux qui les craignent, ni certes la médisance, sinon ceux qui s’en mettent en peine.

La crainte excessive de perdre la renommée témoigne une grande défiance du fondement d’icelle, qui est la vérité d’une bonne vie. Les villes qui ont des ponts de bois sur des grands fleuves craignent qu’ils ne soient emportés à toutes sortes de débordements ; mais celles qui les ont de pierre n’en sont en peine que pour des inondations extraordinaires : ainsi ceux qui ont une âme solidement chrétienne méprisent ordinairement les débordements des langues injurieuses ; mais ceux qui se sentent faibles s’inquiètent à tout propos. Certes, Philothée, qui veut avoir réputation envers tous, la perd envers tous ; et celui mérite de perdre l’honneur, qui le veut prendre de ceux que les vices rendent vraiment infâmes et déshonorés.

La réputation n’est que comme une enseigne qui fait connaître où la venu loge ; la vertu doit donc être en tout et partout préférée. C’est pourquoi, si l’on dit : vous êtes un hypocrite, parce que vous vous rangez à la dévotion ; si l’on vous tient pour homme de bas courage parce que vous avez pardonné l’injure, moquez-vous de tout cela. Car, outre que tels jugements se font par des niaises et sottes gens, quand on devrait perdre la renommée, si ne faudrait-il pas quitter la vertu ni se détourner du chemin d’icelle, d’autant qu’il faut préférer le fruit aux feuilles, c’est-à-dire le bien intérieur et spirituel à tous les biens extérieurs. Il faut être jaloux, mais non pas idolâtres de notre renommée ; et comme il ne faut offenser l’œil des bons, aussi ne faut-il pas vouloir contenter celui des malins. La barbe est un ornement au visage de l’homme, et les cheveux à celui de la femme : si on arrache du tout le poil du menton et les cheveux de la tête, malaisément pourra-t-il jamais revenir ; mais si on le coupe seulement, voire, qu’on le rase, il recroîtra bientôt après et reviendra plus fort et touffu. Ainsi, bien que la renommée soit coupée, ou même tout à fait rasée par la langue des médisants, « qui est, dit David, comme un rasoir affilé », il ne se faut point inquiéter, car bientôt elle renaîtra non seulement aussi belle qu’elle était, ains encore plus solide. Mais si nos vices, nos lâchetés, notre mauvaise vie nous ôte la réputation, il sera malaisé que jamais elle revienne, parce que la racine en est arrachée. Or, la racine de la renommée, c’est la bonté et la probité, laquelle tandis qu’elle est en nous peut toujours reproduire l’honneur qui lui est dû.

Il faut quitter cette vaine conversation, cette inutile pratique, cette amitié frivole, cette hantise folâtre, si cela nuit à la renommée, car la renommée vaut mieux que toutes sortes de vains contentements ; mais si pour l’exercice de piété, pour l’avancement en la dévotion et acheminement au bien éternel on murmure, on gronde, on calomnie, laissons aboyer les mâtins contre la lune ; (car s’ils peuvent exciter quelque mauvaise opinion contre notre réputation, et par ainsi couper et raser les cheveux et la barbe de notre renommée, bientôt elle renaîtra, et le rasoir de la médisance servira à notre honneur, comme la serpe à la vigne, qu’elle fait abonder et multiplier en fruits.

Ayons toujours les yeux sur Jésus-Christ crucifié ; marchons en son service avec confiance et simplicité, mais sagement et discrètement : il sera le protecteur de notre renommée, et s’il permet qu’elle nous soit ôtée, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire profiter en la sainte humilité, de laquelle une seule once vaut mieux que mille livres d’honneur. Si on nous blâme injustement, opposons paisiblement la vérité à la calomnie ; si elle persévère, persévérons à nous humilier : remettant ainsi notre réputation avec notre âme ès mains de Dieu, nous ne saurions la mieux assurer. Servons Dieu « par la bonne et mauvaise renommée », à l’exemple de saint Paul, afin que nous puissions dire avec David : « O mon Dieu, c’est pour vous que j’ai supporté l’opprobre et que la confusion a couvert mon visage ». J’excepte néanmoins certains crimes si atroces et infâmes, que nul n’en doit souffrir la calomnie quand il se peut justement décharger, et certaines personnes de la bonne réputation desquelles dépend l’édification de plusieurs ; car en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la réparation du tort reçu, suivant l’avis des théologiens.