Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/09

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 157-160).


CHAPITRE IX

DE LA DOUCEUR ENVERS NOUS-MÊMES


L’une des bonnes pratiques que nous saurions faire de la douceur, c’est celle de laquelle le sujet est en nous-mêmes, ne dépitant jamais contre nous-mêmes ni contre nos imperfections ; car encore que la raison veut que quand nous faisons des fautes nous en soyons déplaisants jet marris, si faut-il néanmoins que nous nous empêchions d’en avoir une déplaisance aigre et chagrine, dépiteuse et colère. En quoi font une grande faute plusieurs qui, s’étant mis en colère, se courroucent de s’être courroucés, entrent en chagrin de s’être chagrinés, et ont dépit de s’être dépités ; car par ce moyen ils tiennent leur cœur confit et détrempé en la colère : et si bien il semble que la seconde colère ruine la première, si est-ce néanmoins qu’elle sert d’ouverture et de passage pour une nouvelle colère, à la première occasion qui s’en présentera ; outre que ces colères, dépits et aigreurs que l’on a contre soi-même tendent à l’orgueil et n’ont origine que de l’amour-propre, qui se trouble et s’inquiète de nous voir imparfaits.

Il faut donc avoir un déplaisir de nos fautes qui soit paisible, rassis et ferme ; car comme un juge châtie bien mieux les méchants faisant ses sentences par raison et en esprit de tranquillité, que non pas quand il les fait par impétuosité et passion, d’autant que jugeant avec passion, il ne châtie pas les fautes selon qu’elles sont, mais selon qu’il est lui-même ; ainsi nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par des repentances tranquilles et constantes, que non pas par des repentances aigres, empressées et colères, d’autant que ces repentances faites avec impétuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Par exemple, celui qui affectionne la chasteté se dépitera avec une amertume nonpareille de la moindre faute qu’il commettra contre icelle, et ne se fera que rire d’une grosse médisance qu’il aura commise. Au contraire, celui qui hait la médisance se tourmentera d’avoir fait une légère murmuration, et ne tiendra nul compte d’une grosse faute contre la chasteté, et ainsi des autres ; ce qui n’arrive pour autre chose, sinon d’autant qu’ils ne font pas le jugement de leur conscience par raison, mais par passion.

Croyez-moi, Philothée : comme les remontrances d’un père faites doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que non par les colères et courroux ; ainsi, quand notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remontrances douces et tranquilles, ayant plus de compassion de lui [que de passion contre lui, l’encourageant à l’amendement, la repentance qu’il en concevra entrera bien plus avant et le pénétrera mieux que ne ferait pas une repentance dépiteuse, ireuse et tempétueuse.

Pour moi, si j’avais par exemple grande affection de ne point tomber au vice de la vanité, et que j’y fusse néanmoins tombé d’une grande chute, je ne voudrais pas reprendre mon cœur en cette sorte : « N’es-tu pas misérable et abominable, qu’après tant de résolutions tu t’es laissé emporter à la vanité ? meurs de honte, ne lève plus les yeux au ciel, aveugle, impudent, traître et déloyal à ton Dieu », et semblables choses ; mais je voudrais le corriger raisonnablement et par voie de compassion : « Or sus ! mon pauvre cœur, nous voilà tombés dans la fosse, laquelle nous avions tant résolu d’échapper ; ah ! relevons-nous et quittons-la pour jamais, réclamons la miséricorde de Dieu et espérons en elle qu’elle nous assistera pour désormais être plus fermes, et remettons-nous au chemin de l’humilité ; courage ! soyons meshui sur nos gardes, Dieu nous aidera, nous ferons prou ». Et voudrais sur cette répréhension bâtir une solide et ferme résolution de ne plus tomber en la faute, prenant les moyens convenables à cela, et mêmement l’avis de mon directeur.

Que si néanmoins quelqu’un ne trouve pas que son cœur puisse être assez ému par cette douce correction, il pourra employer le reproche avec une répréhension dure et forte pour l’exciter à une profonde confusion, pourvu qu’après avoir rudement gourmandé et courroucé son cœur, il finisse par un allégement, terminant tout son regret et courroux en une douce et sainte confiance en Dieu, à l’imitation de ce grand pénitent qui voyant son âme affligée la relevait en cette sorte : « Pourquoi es-tu triste, O mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Espère en Dieu, car je le bénirai encore comme le salut de ma face et mon vrai Dieu ».

Relevez donc votre cœur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu pour la connaissance de votre misère, sans nullement vous étonner de votre chute, puisque ce n’est pas chose admirable[1] que l’infirmité soit infirme, et la faiblesse faible, et la misère chétive. Détestez néanmoins de toutes vos forces l’offense que Dieu a reçue de vous, et avec un grand courage et confiance en la miséricorde d’icelui, remettez-vous au train de la vertu que vous aviez abandonnée.

  1. Surprenante.