Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/10

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 160-163).


CHAPITRE X

QU’IL FAUT TRAITER DES AFFAIRES AVEC SOIN
ET SANS EMPRESSEMENT NI SOUCI


Le soin et la diligence que nous devons avoir en nos affaires sont choses bien différentes de la sollicitude, souci et empressement. Les anges ont soin pour notre salut et le procurent avec diligence, mais ils n’en ont point pour cela de sollicitude, souci, ni d’empressement ; car le soin et la diligence appartiennent à leur charité, mais aussi la sollicitude, le souci et l’empressement seraient totalement contraires à leur félicité, puisque le soin et la diligence peuvent être accompagnés de la tranquillité et paix d’esprit, mais non pas la sollicitude ni le souci, et beaucoup moins l’empressement. Soyez donc soigneuse et diligente en toutes les affaires que vous aurez en charge, ma Philothée, car Dieu vous les ayant confiées veut que vous en ayez un grand soin ; mais, s’il est possible, n’en soyez pas en sollicitude et souci, c’est-à-dire, ne les entreprenez pas avec inquiétude, anxiété et ardeur. Ne vous empressez point à la besogne : car toute sorte d’empressement trouble la raison et le jugement, et nous empêche même de bien faire la chose à laquelle nous nous empressons.

Quand Notre Seigneur reprend sainte Marthe, il dit : « Marthe, Marthe, tu es en souci et tu te troubles pour beaucoup de choses ». Voyez-vous, si elle eût été simplement soigneuse, elle ne se fût point troublée ; mais parce qu’elle était en souci et inquiétude, elle s’empresse et se trouble, et c’est en quoi Notre Seigneur la reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant en la plaine portent les grands bateaux et riches marchandises, et les pluies qui tombent doucement en la campagne la fécondent d’herbes et de graines ; mais les torrents et rivières qui à grands flots courent sur la terre, ruinent leurs voisinages et sont inutiles au trafic, comme les pluies véhémentes et tempétueuses ravagent les champs et les prairies.

Jamais besogne faite avec impétuosité et empressement ne fut bien faite : il faut dépêcher tout bellement, comme dit l’ancien proverbe. « Celui qui se hâte, dit Salomon, court fortune de chopper et heurter des pieds ». Nous faisons toujours assez tôt quand nous faisons bien. Les bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que les abeilles, mais ils ne font sinon la cire et non point de miel : ainsi ceux qui s’empressent d'un souci cuisant et d’une sollicitude bruyante, ne font jamais ni beaucoup ni bien.

Les mouches ne nous inquiètent pas par leur effort, mais par la multitude : ainsi les grandes affaires ne nous troublent pas tant comme les menues, quand elles sont en grand nombre. Recevez donc les affaires qui vous arriveront en paix, et tâchez de les faire par ordre, l’une après l’autre ; car si vous les voulez faire tout à coup ou en désordre, vous ferez des efforts qui vous fouleront et alanguiront votre esprit ; et pour l’ordinaire vous demeurerez accablée sous la presse, et sans effet.

Et en toutes vos affaires appuyez-vous totalement sur la providence de Dieu, par laquelle seule tous vos desseins doivent réussir ; travaillez néanmoins de votre côté tout doucement pour coopérer avec icelle, et puis croyez que si vous vous êtes bien confiée en Dieu, le succès qui vous arrivera sera toujours le plus profitable pour vous, soit qu’il vous semble bon ou mauvais selon votre jugement particulier.

Faites comme les petits enfants qui de l’une des mains se tiennent à leur père, et de l’autre cueillent des fraises ou des mûres le long des haies ; car de même, amassant et maniant les biens de ce monde de l’une de vos mains, tenez toujours de l’autre la main du Père céleste, vous retournant de temps en temps à lui, pourvoir s’il a agréable votre ménage ou vos occupations. Et gardez bien sur toutes choses de quitter sa main et sa protection, pensant d’amasser ou recueillir davantage ; car s’il vous abandonne, vous ne ferez point de pas sans donner du nez en terre. Je veux dire, ma Philothée, que quand vous serez parmi les affaires et occupations communes, qui ne requièrent pas une attention si forte et si pressante, vous regardiez plus Dieu que les affaires ; et quand les affaires sont de si grande importance qu’elles requièrent toute votre attention pour être bien faites, de temps en temps vous regarderez à Dieu, comme font ceux qui naviguent en mer lesquels, pour aller à la terre qu’ils désirent, regardent plus en haut au ciel que non pas en bas où ils voguent. Ainsi Dieu travaillera avec vous, en vous et pour vous, et votre travail sera suivi de consolation.