Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/12

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 167-171).


CHAPITRE XII

DE LA NÉCESSITÉ DE LA CHASTETÉ


La chasteté est le lis des vertus, elle rend les hommes presque égaux aux anges ; rien n’est beau que par la pureté et la pureté des hommes, c’est la chasteté. On [appelle la chasteté honnêteté, et la profession d’icelle honneur ; elle est nommée intégrité, et son contraire corruption : bref, elle a sa gloire tout à part, d’être la belle et blanche vertu de l’âme et du corps.

Il n’est jamais permis de tirer aucun impudique plaisir de nos corps en quelque façon que ce soit, sinon en un légitime mariage, duquel la sainteté puisse par une juste compensation réparer le déchet que l’on reçoit en la délectation. Et encore au mariage faut-il observer l’honnêteté de l’intention, afin que s’il y a quelque messéance en la volupté qu’on exerce, il n’y ait rien que d’honnête en la volonté qui l’exerce.

Le cœur chaste est comme la mère perle qui ne peut recevoir aucune goutte d’eau qui ne vienne du ciel, car il ne peut recevoir aucun plaisir que celui du mariage, qui est ordonné du ciel ; hors de là, il ne lui est pas permis seulement d’y penser, d’une pensée voluptueuse, volontaire et entretenue.

Pour le premier degré de cette vertu, gardez-vous, Philothée, d’admettre aucune sorte de volupté qui soit prohibée et défendue, comme sont toutes celles qui se prennent hors le mariage, ou même au mariage quand elles se prennent contre la règle du mariage. Pour le second, retranchez-vous tant qu’il vous sera possible des délectations inutiles et superflues, quoique loisibles et permises. Pour le troisième, n’attachez point votre affection aux plaisirs et voluptés qui sont commandées et ordonnées ; car bien qu’il faille pratiquer les délectations nécessaires, c’est-à-dire celles qui regardent la fin et institution du saint mariage, si ne faut-il pas pourtant y jamais attacher le cœur et l’esprit.

Au reste, chacun a grandement besoin de cette vertu. Ceux qui sont en viduité doivent avoir une chasteté courageuse qui ne méprise pas seulement les objets présents et futurs, mais qui résiste aux imaginations que les plaisirs loisiblement reçus au mariage peuvent produire en leurs esprits, qui pour cela sont plus tendres aux amorces déshonnêtes. Pour ce sujet, saint Augustin admire la pureté de son cher Alipius qui avait totalement oublié et méprisé les voluptés charnelles, lesquelles il avait néanmoins quelquefois expérimentées en sa jeunesse. Et de vrai, tandis que les fruits sont bien entiers ils peuvent être conservés, les uns sur la paille, les autres dedans le sable, et les autres en leur propre feuillage ; mais étant une fois entamés, il est presque impossible de les garder que par le miel et le sucre, en confiture : ainsi la chasteté qui n’est point encore blessée ni violée peut être gardée en plusieurs sortes, mais étant une fois entamée, rien ne la peut conserver qu’une excellente dévotion, laquelle, comme j’ai souvent dit, est le vrai miel et sucre des esprits.

Les vierges ont besoin d’une chasteté extrêmement simple et douillette, pour bannir de leur cœur toutes sortes de curieuses pensées et mépriser d’un mépris absolu toutes sortes de plaisirs immondes, qui, à la vérité, ne méritent pas d’être désirés par les hommes, puisque les ânes et pourceaux en sont plus capables qu’eux. Que donc ces âmes pures se gardent bien de jamais révoquer en doute que la chasteté ne soit incomparablement meilleure que tout ce qui lui est incompatible, car, comme dit le grand saint Jérôme, l’ennemi presse violemment les vierges au désir de l’essai des voluptés, les leur représentant infiniment plus plaisantes et délicieuses qu’elles ne sont, ce qui souvent les trouble bien fort, tandis, dit ce saint père, qu’elles estiment plus doux ce qu’elles ignorent. Car, comme le petit papillon voyant la flamme va curieusement voletant autour d’icelle pour essayer si elle est aussi douce que belle, et pressé de cette fantaisie ne cesse point qu’il ne se perde au premier essai, ainsi les jeunes gens bien souvent se laissent tellement saisir de la fausse et sotte estime qu’ils ont du plaisir des flammes voluptueuses, qu’après plusieurs curieuses pensées ils s’y vont en fin finale ruiner et perdre ; plus sots en cela que les papillons, d’autant que ceux-ci ont quelque occasion de cuider que le feu soit délicieux puisqu’il est si beau, où ceux-là sachant que ce qu’ils recherchent est extrêmement déshonnête ne laissent pas pour cela d’en surestimer la folle et brutale délectation.

Mais quand à ceux qui sont mariés, c’est chose véritable, et que néanmoins le vulgaire ne peut penser, que la chasteté leur est fort nécessaire, parce qu’en eux elle ne consiste pas à s’abstenir absolument des plaisirs charnels, mais à se contenir entre les plaisirs. Or, comme ce commandement : « Courroucez-vous et ne péchez point » est à mon avis plus difficile que cestui-ci : « Ne vous courroucez point », et qu’il est plus tôt fait d’éviter la colère que de la régler, aussi est-il plus aisé de se garder tout à fait de voluptés charnelles que de garder la modération en icelles. Il est vrai que la sainte licence du mariage a une force particulière pour éteindre le feu de la concupiscence, mais l’infirmité de ceux qui en jouissent passent aisément de la permission à la dissolution, et de l’usage à l’abus. Et comme l’on voit beaucoup de riches dérober, non point par indigence, mais par avarice, aussi voit-on beaucoup de gens mariés se déborder par la seule intempérance et lubricité, nonobstant le légitime objet auquel ils se devraient et pourraient arrêter, leur concupiscence étant comme un feu volage qui va brûletant çà et là sans s’attacher nulle part. C’est toujours chose dangereuse de prendre des médicaments violents, parce que si l’on en prend plus qu’il ne faut, ou qu’ils ne soient pas bien préparés, on en reçoit beaucoup de nuisance : le mariage a été béni et ordonné en partie pour remède à la concupiscence et c’est sans doute un très bon remède, mais violent néanmoins, et par conséquent très dangereux s’il n’est discrètement employé.

J’ajoute que la variété des affaires humaines, outre les longues maladies, sépare souvent les maris d’avec leurs femmes, c’est pourquoi les mariés ont besoin de deux sortes de chasteté : l’une, pour l’abstinence absolue quand ils sont séparés, ès occasions que je viens de dire ; l’autre, pour la modération quand ils sont ensemble en leur train ordinaire. Certes, sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs âmes grandement tourmentées pour avoir violé la sainteté du mariage : ce qui était arrivé, disait-elle, non pas pour la grandeur du péché, car les meurtres et les blasphèmes sont plus énormes, mais d’autant que ceux qui le commettent n’en font point de conscience, et par conséquent continuent longuement en icelui.

Vous voyez donc que la chasteté est nécessaire à toutes sortes de gens. « Suivez la paix avec tous, dit l’Apôtre, et la sainteté, sans laquelle aucun ne verra Dieu ». Or par la sainteté il entend la chasteté, comme saint Jérôme et saint Ghrysostôme ont remarqué. Non, Philothée, « nul ne verra Dieu sans la chasteté, nul n’habitera en son saint tabernacle qui ne soit net de cœur » ; et, comme dit le Sauveur même, « les chiens et impudiques en seront bannis », et « bienheureux sont les nets de cœur, car ils verront Dieu ».