Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/22

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 204-206).


CHAPITRE XXII

QUELQUES AUTRES AVIS SUR LE SUJET DES AMITIÉS


L’amitié requiert une grande communication entre les amants, autrement elle ne peut ni naître ni subsister. C’est pourquoi il arrive souvent qu’avec la communication de l’amitié, plusieurs autres communications passent et se glissent insensiblement de cœur en cœur, par une mutuelle infusion et réciproque écoulement d’affections, d’inclinations et d’impressions. Mais surtout, cela arrive quand nous estimons grandement celui que nous aimons ; car alors nous ouvrons tellement le cœur à son amitié, qu’avec icelle ses inclinations et impressions entrent aisément tout entières, soit qu’elles soient bonnes ou qu’elles soient mauvaises. Certes, les abeilles qui amassent le miel d’Héraclée ne cherchent que le miel, mais avec le miel, elles sucent insensiblement les qualités vénéneuses de l’aconit sur lequel elles font leur cueillette. Or donc, Philothée, il faut bien pratiquer en ce sujet la parole que le Sauveur de nos âmes soulait dire, ainsi que les Anciens nous ont appris : « Soyez bons changeurs et monnayeurs » c’est-à-dire, ne recevez pas la fausse monnaie avec la bonne, ni le bas or avec le fin or ; séparez le précieux d’avec le chétif ; oui, car il n’y a presque celui qui nait quelque imperfection. Et quelle raison y a-t-il de recevoir pêle-mêle les tares et imperfections de l’ami avec son amitié ? Il le faut certes aimer nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aimer, ni recevoir son imperfection ; car l’amitié requiert la communication du bien et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier du Tage en séparent l’or qu’ils y trouvent pour l’emporter, et laissent le sable sur le rivage, de même ceux qui ont la communication de quelque bonne amitié doivent en séparer le sable des imperfections, et ne le point laisser entrer en leur âme. Certes, saint Grégoire Nazianzène témoigne que plusieurs, aimant et admirant saint Basile, s’étaient laissé porter à l’imiter, même en ses imperfections extérieures, « en son parler lentement et avec un esprit abstrait et pensif, en la forme de sa barbe et en sa démarche ». Et nous voyons des maris, des femmes, des enfants, des amis qui ayant en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs maris et leurs femmes acquièrent, ou par condescendance ou par imitation, mille mauvaises petites humeurs au commerce de l’amitié qu’ils ont ensemble. Or, cela ne se doit aucunement faire, car chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations sans se surcharger de celles des autres ; et non seulement l’amitié ne requiert pas cela, mais au contraire, elle nous oblige à nous entr’aider pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes d’imperfections. Il faut sans doute supporter doucement l’ami en ses imperfections, mais non pas le porter en icelles, et beaucoup moins les transporter en nous.

Mais je ne parle que des imperfections ; car quant aux péchés il ne faut ni les porter ni les supporter en l’ami. C’est une amitié ou faible ou méchante de voir périr l’ami et ne le point secourir, de le voir mourir d’un apostème et n’oser lui donner le coup du rasoir de la correction pour le sauver. La vraie et vivante amitié ne peut durer entre les péchés. On dit que la salamandre éteint le feu dans lequel elle se couche ; et le péché ruine l’amitié en laquelle il se loge : si c’est un péché passager, l’amitié lui donne soudain la fuite par la correction ; mais s’il séjourne et arrête, tout aussitôt l’amitié périt, car elle ne peut subsister que sur la vraie vertu ; combien moins donc doit-on pécher pour l’amitié ? L’ami est ennemi quand il nous veut conduire au péché, et mérite de perdre l’amitié quand il veut perdre et damner l’ami ; ains c’est l’une des plus assurées marques d’une fausse amitié que de la voir pratiquée envers une personne vicieuse, de quelle sorte de péché que ce soit. Si celui que nous aimons est vicieux, sans doute notre amitié est vicieuse ; car puisqu’elle ne peut regarder la vraie vertu, il est force qu’elle considère quelque vertu folâtre et quelque qualité sensuelle.

La société faite pour le profit temporel entre les marchands n’a que l’image de la vraie amitié ; car elle se fait non pour l’amour des personnes mais pour l’amour du gain.

Enfin, ces deux divines paroles sont deux grandes colonnes pour bien assurer la vie chrétienne. L’une est du Sage : « Qui craint Dieu aura pareillement une bonne amitié » ; l’autre est de saint Jacques : « L’amitié de ce monde est ennemie de Dieu ».