Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/23

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 207-213).


CHAPITRE XXIII

DES EXERCICES DE LA MORTIFICATION EXTÉRIEURE


Ceux qui traitent des choses rustiques et champêtres assurent que si on écrit quelque mot sur une amande bien entière et qu’on la remette dans son noyau, le pliant et serrant bien proprement et le plantant ainsi, tout le fruit de l’arbre qui en viendra se trouvera écrit et gravé du même mot. Pour moi, Philothée, je n’ai jamais pu approuver la méthode de ceux qui pour réformer l’homme commencent par l’extérieur, par les contenances, par les habits, par les cheveux.

Il me semble, au contraire, qu’il faut commencer par l’intérieur : « Convertissez-vous à moi, dit Dieu, de tout votre cœur » ; « Mon enfant, donne-moi ton cœur » ; car aussi, le cœur étant la source des actions, elles sont telles qu’il est. L’Époux divin invitant l'âme : « Mets-moi, dit-il, comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras ». Oui vraiment, car quiconque a Jésus-Christ en son cœur, il l’a bientôt après en toutes ses actions extérieures. C’est pourquoi, chère Philothée, j’ai voulu avant toutes choses graver et inscrire sur votre cœur ce mot saint et sacré : Vive Jésus ! assuré que je suis qu’après cela, votre vie, laquelle vient de votre cœur comme un amandier de son noyau, produira toutes ses actions qui sont ses fruits, écrites et gravées du même mot de salut, et que comme ce doux Jésus vivra dedans votre cœur, il vivra aussi en tous vos déportements, et paraîtra en vos yeux, en votre bouche, en vos mains, voire même en vos cheveux ; et pourrez saintement dire, à l’imitation de saint Paul : « Je vis, mais non plus moi, ains Jésus-Christ vit en moi ». Bref, qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme. Mais ce cœur même par lequel nous voulons commencer, requiert qu’on l'instruise comme il doit former son train et maintien extérieur, afin que non seulement on y voie la sainte dévotion, mais aussi une grande sagesse et discrétion. Pour cela je vous vais brièvement donner plusieurs avis.

Si vous pouvez supporter le jeûne, vous ferez bien de jeûner quelques jours, outre les jeûnes que l’Église nous commande ; car outre l’effet ordinaire du jeûne, d’élever l’esprit, réprimer la chair, pratiquer la vertu et acquérir plus grande récompense au ciel, c’est un grand bien de se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même, et tenir l'appétit sensuel et le corps sujet à la loi de l’esprit ; et bien qu’on ne jeûne pas beaucoup, l’ennemi néanmoins nous craint davantage quand il connaît que nous savons jeûner. Les mercredi, vendredi et samedi sont les jours auxquels les anciens chrétiens s’exerçaient le plus à l’abstinence : prenez-en donc de ceux-là pour jeûner, autant que votre dévotion et la discrétion de votre directeur vous le conseilleront.

Je dirais volontiers comme saint Jérôme dit à la bonne dame Léta : « Les jeûnes longs et immodérés me déplaisent bien fort, surtout en ceux qui sont en âge encore tendre. J’ai appris par expérience que le petit ânon, étant las en chemin, cherche de s’écarter » ; c’est-à-dire, les jeunes gens portés à des infirmités par l’excès des jeûnes, se convertissent aisément aux délicatesses. Les cerfs courent mal en deux temps : quand ils sont trop chargés de venaison et quand ils sont trop maigres. Nous sommes grandement exposés aux tentations, quand notre corps est trop nourri et quand il est trop abattu ; car l’un le rend insolent en son aise et l’autre le rend désespéré en son mésaise ; et comme nous ne le pouvons porter quand il est trop gras, aussi ne nous peut-il porter quand il est trop maigre. Le défaut de cette modération ès jeunes, disciplines, haires et âpretés rend inutiles au service de la charité les meilleures années de plusieurs, comme il fit même à saint Bernard qui se repentit d’avoir usé de trop d’austérité ; et d’autant qu’ils l’ont maltraité au commencement, ils sont contraints de le flatter à la fin. N’eussent-ils pas mieux fait de lui faire un traitement égal, et proportionné aux offices et travaux auxquels leurs conditions les obligeaient ?

Le jeûne et le travail matent et abattent la chair. Si le travail que vous ferez vous est nécessaire, ou fort utile à la gloire de Dieu, j’aime mieux que vous souffriez la peine du travail que celle du jeûne : c’est le sentiment de l’Église, laquelle, pour les travaux utiles au service de Dieu et du prochain, décharge ceux qui les font du jeûne même commandé. L’un a de la peine à jeûner, l’autre en a à servir les malades, visiter les prisonniers, confesser, prêcher, assister les désolés, prier et semblables exercices : cette peine vaut mieux que celle-là ; car outre qu’elle mate également, elle a des fruits beaucoup plus désirables. Et partant, généralement, il est mieux de garder plus de forces corporelles qu’il n’est requis, que d’en ruiner plus qu’il ne faut ; car on peut toujours les abattre quand on veut, mais on ne les peut pas réparer toujours quand on veut.

Il me semble que nous devons avoir en grande révérence la parole que notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ dit à ses disciples : « Mangez ce qui sera mis devant vous ». C’est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu’on vous présente et en même ordre qu’on le vous présente, ou qu’il soit à votre goût ou qu’il ne le soit pas, que de choisir toujours le pire. Car encore que cette dernière façon de vivre semble plus austère, l’autre néanmoins a plus de résignation, car par icelle on ne renonce pas seulement à son goût, mais encore à son choix ; et si, ce n’est pas une petite austérité de tourner son goût à toute main et le tenir sujet aux rencontres, joint que cette sorte de mortification ne paraît point, n’incommode personne, et est uniquement propre pour la vie civile. Reculer une viande pour en prendre une autre, pincer et racler toutes choses, ne trouver jamais rien de bien apprêté ni de bien net, faire des mystères à chaque morceau, cela ressent un cœur mol et attentif aux plats et aux écuelles. J’estime plus que saint Bernard bût de l'huile pour de l’eau ou du vin, que s’il eût bu de l’eau d’absinthe avec attention ; car c’était signe qu’il ne pensait pas à ce qu’il buvait. Et en cette nonchalance de ce qu’on doit manger et qu’on boit, gît la perfection de la pratique de ce mot sacré : « Mangez ce qui vous sera mis devant ». J’excepte néanmoins les viandes qui nuisent à la santé ou qui même incommodent l’esprit, comme font à plusieurs les viandes chaudes et épicées, fumeuses, venteuses ; et certaines occasions esquelles la nature a besoin d’être récréée et aidée, pour pouvoir soutenir quelque travail à la gloire de Dieu. Une continuelle et modérée sobriété est meilleure que les abstinences violentes, faites à diverses reprises et entremêlées de grands relâchements.

La discipline a une merveilleuse vertu pour réveiller l’appétit de la dévotion, étant prise modérément. La haire mate puissamment le corps ; mais son usage n’est pas pour l’ordinaire propre ni aux gens mariés, ni aux délicates complexions, ni à ceux qui ont à supporter d’autres grandes peines. Il est vrai qu’ès jours plus signalés de la pénitence, on la peut employer avec l’avis du discret confesseur.

Il faut prendre de la nuit pour dormir, chacun selon sa complexion, autant qu’il est requis pour bien utilement veiller le jour. Et parce que l’Écriture Sainte, en cent façons, l’exemple des saints et les raisons naturelles nous recommandent grandement les matinées, comme les meilleures et plus fructueuses pièces de nos jours, et que Notre Seigneur même est nommé Soleil levant, et Notre Dame aube du jour, je pense que c’est un soin vertueux de prendre son sommeil devers le soir à bonne heure, pour pouvoir prendre son réveil et faire son lever de bon matin. Certes, ce temps-là est le plus gracieux, le plus doux et le moins embarrassé ; les oiseaux mêmes nous provoquent en icelui au réveil et aux louanges de Dieu : si que le lever matin sert à la santé et à la sainteté.

Balaam monté sur son ânesse allait trouver Balac ; mais parce qu’il n’avait pas droite intention, l’ange l’attendit en chemin avec une épée en main pour le tuer. L’ânesse, qui voyait l’ange s’arrêta par trois diverses fois, comme rétive ; Balaam cependant la frappait cruellement de son bâton pour la faire avancer, jusques à la troisième fois qu’elle, étant couchée tout à fait sous Balaam, lui parla par un grand miracle, disant : « Que t’ai-je fait ? pourquoi tu m as battue déjà par trois fois ? » Et tôt après, les yeux de Balaam furent ouverts, et il vit l’ange qui lui dit : « Pourquoi as-tu battu ton ânesse ? si elle ne se fût détournée de devant moi, je t’eusse tué et l’eusse réservée ». Lors Balaam dit à l’ange : « Seigneur, j’ai péché, car je ne savais pas que tu te misses contre moi en la voie ». Voyez-vous, Philothée, Balaam est la cause du mal, et il frappe et bat la pauvre ânesse qui n’en peut mais.

Il en prend ainsi bien souvent en nos affaires ; car cette femme voit son mari ou son enfant malade, et soudain, elle court au jeûne, à la haire, à la discipline, comme fit David pour un pareil sujet. Hélas ! chère amie, vous battez le pauvre âne, vous affligez votre corps, et il ne peut mais de votre mal, ni de quoi Dieu a son épée dégainée sur vous ; corrigez votre cœur qui est idolâtre de ce mari, et qui permettait mille vices à l’enfant et le destinait à l’orgueil, à la vanité et à l’ambition. Cet homme voit que souvent il tombe lourdement au péché de luxure : le reproche intérieur vient contre sa conscience avec l’épée au poing, pour l’outrepercer d’une sainte crainte ; et soudain son cœur revenant à soi : « Ah ! félonne chair, dit-il ; ah ! corps déloyal, tu m’as trahi » ; et le voilà incontinent à grands coups sur cette chair, à des jeûnes immodérés, à des disciplines démesurées, à des haires insupportables. O pauvre âme, si ta chair pouvait parler comme l’ânesse de Balaam, elle te dirait : « Pourquoi me frappes-tu, misérable ? c’est contre toi, o mon âme, que Dieu arme sa vengeance, c’est toi qui es la criminelle ; pourquoi me conduis-tu aux mauvaises conversations ? pourquoi appliques-tu mes yeux, mes mains, mes lèvres aux lascivetés ? pourquoi me troubles-tu par des mauvaises imaginations ? Fais des bonnes pensées, et je n’aurais pas de mauvais mouvements ; hante les gens pudiques, et je ne serai point agitée de ma concupiscence. Hélas ! c’est toi qui me jettes dans le feu, et tu ne veux pas que je brûle ; tu me jettes la fumée aux yeux, et tu ne veux pas qu’ils s’enflamment ». Et Dieu sans doute vous dit en ces cas-là ; « Battez, rompez, fendez, froissez vos cœurs principalement, car c’est contre eux que mon courroux est animé ». Certes pour guérir la démangeaison, il n’est pas tant besoin de se laver et baigner, comme de purifier le sang et rafraîchir le foie ; ainsi, pour nous guérir de nos vices, il est voirement bon de mortifier la chair, mais il est surtout nécessaire de bien purifier nos affections et rafraîchir nos cœurs. Or, en tout et partout, il ne faut nullement entreprendre des austérités corporelles qu’avec l’avis de notre guide.