Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/33

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 243-246).


CHAPITRE XXXIII

DES BALS ET PASSETEMPS LOISIBLES
MAIS DANGEREUX


Les danses et bals sont choses indifférentes de leur nature ; mais selon l’ordinaire façon avec laquelle cet exercice se fait, il est fort penchant et incliné du côté du mal, et par conséquent plein de danger et de péril. On les fait de nuit, et parmi les ténèbres et obscurités il est aisé de faire glisser plusieurs accidents ténébreux et vicieux, en un sujet qui de soi-même est fort susceptible du mal ; on y fait des grandes veilles, après lesquelles on perd les matinées des jours suivants, et par conséquent le moyen de servir Dieu en icelles : en un mot, c’est toujours folie de changer le jour à la nuit, la lumière aux ténèbres, les bonnes œuvres à des folâtreries. Chacun porte au bal de la vanité à l’envi ; et la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections et aux amours dangereux et blâmables, qu’aisément tout cela s’engendre ès danses.

Je vous dis des danses, Philothée, comme les médecins disent des potirons et champignons : les meilleurs n’en valent rien, disent-ils ; et je vous dis que les meilleurs bals ne sont guère bons. Si néanmoins il faut manger des potirons, prenez garde qu’ils soient bien apprêtés : si par quelque occasion, de laquelle vous ne puissiez pas vous bien excuser, il faut aller au bal, prenez garde que votre danse soit bien apprêtée. Mais comme faut-il qu’elle soit accommodée ? de modestie, de dignité et de bonne intention. Mangez-en peu et peu souvent, disent les médecins parlant des champignons, car, pour bien apprêtés qu’ils soient, la quantité leur sert de venin : dansez peu et peu souvent, Philothée, car faisant autrement vous vous mettrez en danger de vous y affectionner.

Les champignons, selon Pline, étant spongieux et poreux comme ils sont, attirent aisément toute l’infection qui leur est autour, si que étant près des serpents ils en reçoivent le venin. Les bals, les danses et telles assemblées ténébreuses attirent ordinairement les vices et péchés qui règnent en un lieu : les querelles, les envies, les moqueries, les folles amours ; et comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui les font, aussi ouvrent-ils les pores du cœur, au moyen de quoi, si quelque serpent sur cela vient souffler aux oreilles quelque parole lascive, quelque muguetterie, quelque cajolerie, ou que quelque basilic vienne jeter des regards impudiques, des œillades d’amour, les cœurs sont fort aisés à se laisser saisir et empoisonner.

O Philothée, ces impertinentes récréations sont ordinairement dangereuses : elles dissipent l’esprit de dévotion, alanguissent les forces, refroidissent la charité et réveillent en l’âme mille sortes de mauvaises affections ; c’est pourquoi il en faut user avec une grande prudence.

Mais surtout on dit qu’après les champignons, il faut boire du vin précieux ; et je dis qu’après les danses, il faut user de quelques saintes et bonnes considérations, qui empêchent les dangereuses impressions, que le vain plaisir qu’on a reçu pourrait donner à nos esprits. Mais quelles considérations ?

1. A même temps que vous étiez au bal, plusieurs âmes brûlaient au feu d’enfer, pour les péchés commis à la danse ou à cause de la danse.

2. Plusieurs religieux et gens de dévotion étaient à même heure devant Dieu, chantaient ses louanges et contemplaient sa beauté. Oh ! que leur temps a été bien plus heureusement employé que le vôtre !

3. Tandis que vous avez dansé, plusieurs âmes sont décédées en grande angoisse ; mille milliers d’hommes et femmes ont souffert des grands travaux[1], en leurs lits, dans les hôpitaux et ès rues : la goutte, la gravelle, la fièvre ardente. Hélas ! ils n’ont eu nul repos ! Aurez- vous point de compassion d’eux ? et pensez-vous point qu’un jour vous gémirez comme eux, tandis que d’autres danseront comme vous avez fait ?

4. Notre Seigneur, Notre Dame, les anges et les saints vous ont vue au bal : ah ! que vous leur avez fait grand pitié, voyant votre cœur amusé à une si grande niaiserie, et attentif à cette fadaise !

5. Hélas ! tandis que vous étiez là, le temps s’est passé, la mort s’est approchée ; voyez qu’elle se moque de vous et qu’elle vous appelle à sa danse, en laquelle les gémissements de vos proches serviront de violon, et où vous ne ferez qu’un seul passage de la vie à la mort. Cette danse est le vrai passetemps des mortels, puisqu’on y passe, en un moment, du temps à l’éternité ou des biens ou des peines.

Je vous remarque ces petites considérations, mais Dieu vous en suggérera bien d’autres à même effet, si vous avez sa crainte.

  1. Souffrances.