Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/39

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 266-271).


CHAPITRE XXXIX

DE L’HONNÊTETÉ DU LIT NUPTIAL


Le lit nuptial doit être immaculé, comme l’Apôtre l’appelle, c’est-à-dire exempt d’impudicités et autres souillures profanes. Aussi le saint mariage fut premièrement institué dedans le paradis terrestre, où jamais, jusques à l’heure, il n’y avait eu aucun dérèglement de la concupiscence, ni chose déshonnête.

Il y a quelque ressemblance entre les voluptés honteuses et celles du manger, car toutes deux regardent la chair, bien que les premières, à raison de leur véhémence brutale, s’appellent simplement charnelles. J’expliquerai donc ce que je ne puis pas dire des unes, par ce que je dirai des autres.

1. Le manger est ordonné pour conserver les personnes : or, comme manger simplement pour nourrir et conserver la personne est une bonne chose, sainte et commandée, aussi ce qui est requis au mariage, pour la production des enfants et la multiplication des personnes, est une bonne chose et très sainte, car c’est la fin principale des noces.

2. Manger, non point pour conserver la vie, mais pour conserver la mutuelle conversation et condescendance que nous nous devons les uns aux autres, c’est chose grandement juste et honnête : et de même, la réciproque et légitime satisfaction des parties au saint mariage, est appelée par saint Paul devoir ; mais devoir si grand, qu’il ne veut pas que l’une des parties s’en puisse exempter, sans le libre et volontaire consentement de l’autre, non pas même pour les exercices de la dévotion, qui[1] m’a fait dire le mot que j’ai mis au chapitre de la sainte communion pour ce regard ; combien moins donc peut-on s’en exempter, pour des capricieuses prétentions vertu ou pour les colères et dédains !

3. Comme ceux qui mangent pour le devoir de la mutuelle conversation doivent manger librement et non comme par force, et de plus s’essayer de témoigner de l’appétit, aussi le devoir nuptial doit être toujours rendu fidèlement, franchement, et tout de même comme si c’était avec espérance de la production des enfants, encore que pour quelque occasion on n’eût pas telle espérance.

4. Manger non point pour les deux premières raisons, mais simplement pour contenter l’appétit, c’est chose supportable, mais non pas pourtant louable ; car le simple plaisir de l’appétit sensuel ne peut être un objet suffisant pour rendre une action louable, il suffit bien si elle est supportable.

5. Manger non point par simple appétit, mais par excès et dérèglement, c’est chose plus ou moins vitupérable, selon que l’excès est grand ou petit.

6. Or, l’excès du manger ne consiste pas seulement en la trop grande quantité, mais aussi en la façon et manière de manger. C’est grand cas, chère Philothée, que le miel si propre et salutaire aux abeilles leur puisse néanmoins être si nuisible, que quelquefois il les rend malades, comme quand elles en mangent trop au printemps car cela leur donne le flux de ventre, et quelquefois il les fait mourir inévitablement, comme quand elles son emmiellées par le devant de leur tête et de leurs ailerons.

A la vérité, le commerce nuptial qui est si saint, si juste, si recommandable, si utile à la république, est néanmoins en certain cas dangereux à ceux qui le pratiquent ; car quelquefois il rend leurs âmes grandement malades de péché véniel, comme il arrive par les simples excès ; et quelquefois il les fait mourir par le péché mortel, comme il arrive lorsque l’ordre établi pour la production des enfants est violé et perverti ; auquel cas, selon qu’on s’égare plus ou moins de cet ordre, les péchés se trouvent plus ou moins exécrables, mais toujours mortels. Car d’autant que la procréation des enfants est la première et principale fin du mariage, jamais on ne peut loisiblement se départir de l’ordre qu’elle requiert, quoique pour quelque autre accident elle ne puisse pas pour lors être effectuée, comme il arrive quand la stérilité ou la grossesse déjà survenue empêche la production et génération ; car en ces occurrences le commerce corporel ne laisse pas de pouvoir être juste et saint, moyennant que les règles de la génération soient suivies : aucun accident ne pouvant jamais préjudicier à la loi, que la fin principale du mariage a imposée. Certes, l’infâme et exécrable action que Onan faisait en son mariage était détestable devant Dieu, ainsi que dit le sacré texte du trente-huitième chapitre de Genèse ; et bien que quelques hérétiques de notre âge, cent fois plus blâmables que les Cyniques desquels parle saint Jérôme sur l’Épitre aux Éphésiens, aient voulu dire que c’était la perverse intention de ce méchant qui déplaisait à Dieu, l’Écriture toutefois parle autrement, et assure en particulier que la chose même qu’il faisait était détestable et abominable devant Dieu.

7. C’est une vraie marque d’un esprit truand, vilain, abject et infâme, de penser aux viandes et à la mangeaille avant le temps du repas, et encore plus quand après icelui on s’amuse au plaisir que l’on a pris à manger, s’y entretenant par paroles et pensées, et vautrant son esprit dedans le souvenir de la volupté que l’on a eue en avalant les morceaux, comme font ceux qui devant dîner tiennent leur esprit en broche, et après dîner dans les plats ; gens dignes d’être souillards de cuisine, qui font, comme dit saint Paul, un dieu de leur ventre. Les gens d’honneur ne pensent à la table qu’en s’asseyant, et après le repas se lavent les mains et la bouche pour n’avoir plus ni le goût, ni l’odeur de ce qu’ils ont mangé. L’éléphant n’est qu’une grosse bête, mais la plus digne qui vive sur la terre et qui a le plus de sens ; je vous veux dire un trait de son honnêteté : il ne change jamais de femelle et aime tendrement celle qu’il a choisie, avec laquelle néanmoins il ne parie que de trois ans en trois ans, et cela pour cinq jours seulement et si secrètement que jamais il n’est vu en cet acte ; mais il est bien vu pourtant le sixième jour, auquel avant toutes choses il va droit à quelque rivière en laquelle il se lave entièrement tout le corps, sans vouloir aucunement retourner au troupeau, qu’il ne soit auparavant purifié. Ne sont-ce pas de belles et honnêtes humeurs d’un tel animal, par lesquelles il invite les mariés à ne point demeurer engagés d’affection aux sensualités et voluptés que selon leur vocation ils auront exercées, mais icelles passées de s’en laver le cœur et l’affection, et de s’en purifier au plus tôt, pour par après avec toute liberté d’esprit pratiquer les autres actions plus pures et relevées.

En cet avis consiste la parfaite pratique de l’excellente doctrine que saint Paul donne aux Corinthiens : « Le temps est court, dit-il ; reste que ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant point ». Car, selon saint Grégoire, celui a une femme comme n’en ayant point qui rend tellement[2] les consolations corporelles avec elle, que pour cela il n’est point détourné des prétentions spirituelles ; or, ce qui se dit du mari s’entend réciproquement de la femme. « Que ceux qui usent du monde, dit le même apôtre, soient comme n’en usant point. » Que tous donc usent du monde, un chacun selon sa vocation, mais en telle sorte que n’y engageant point l’affection, on soit aussi libre et prompt à servir Dieu, comme si l’on n’en usait point. » C’est le grand mal de l’homme, dit saint Augustin, de vouloir jouir des choses desquelles il doit seulement user, et de vouloir user de celles desquelles il doit seulement jouir » : nous devons jouir des choses spirituelles, et seulement user des corporelles ; desquelles quand l’usage est converti en jouissance, notre âme raisonnable est aussi convertie en âme brutale et bestiale.

Je pense avoir tout dit ce que je voulais dire, et fait entendre, sans le dire, ce que je ne voulais pas dire.

  1. Ce qui.
  2. De telle façon.