Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch1

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LIVRE DEUXIÈME.


dialectique de la raison pure pratique.


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CHAPITRE Ier.


La raison pure, qu’on la considère dans son usage spéculatif ou dans son usage pratique a toujours sa dialectique ; car elle exige toujours l’absolue totalité des conditions pour un conditionnel donné et cette totalité on ne peut la trouver que dans les choses en soi. Mais, comme tous les concepts des choses doivent être ramenés à des intuitions, qui, pour nous autres hommes, ne peuvent jamais être que sensibles, et par conséquent, ne nous font pas connaître les objets comme choses en soi, mais seulement comme phénomènes, et que ce n’est pas dans la série des phénomènes qu’on peut trouver pour le conditionnel et les conditions l’inconditionnel l’application de cette idée rationnelle de la totalité des conditions (par conséquent de l’inconditionnel) à des phénomènes, considérés comme si c’étaient des choses en soi (car en l’absence des avertissements de la critique on les considère toujours ainsi) produit inévitablement une illusion dont on ne s’apercevrait jamais, si elle ne se trahissait par un conflit, que la raison engage avec elle-même en appliquant à des phénomènes son principe, qui consiste à supposer l’inconditionnel pour tout conditionnel. Mais la raison est forcée par là de rechercher d’où peut naître cette illusion et comment elle peut être dissipée, ce qu’on ne peut faire que par une critique complète de toute la raison pure ; en sorte que l’antinomie de la raison pure, qui se manifeste dans sa dialectique, est dans le fait l’erreur la plus utile où puisse tomber la raison humaine, car elle nous pousse en définitive à chercher un moyen de sortir de ce labyrinthe, et ce moyen, une fois trouvé, découvre encore ce qu’on ne cherchait pas et ce dont on a pourtant besoin, c’est-à-dire ouvre une vue sur un ordre de choses supérieur et immuable, dont nous faisons déjà partie, et où des préceptes déterminés peuvent nous instruire à maintenir notre existence, conformément à la destination suprême que nous assigne la raison.

On peut voir tout au long dans la critique de la raison pure comment, dans l’usage spéculatif de cette faculté, il est possible de résoudre cette dialectique naturelle et d’éviter l’erreur que cause une illusion, naturelle d’ailleurs. Mais la raison dans son usage pratique n’a pas un meilleur sort. Elle cherche aussi, comme raison pure pratique, pour le conditionnel pratique (qui repose sur des inclinations et des besoins de la nature) l’inconditionnel, et il ne s’agit pas ici du principe déterminant de la volonté, mais, puisque ce principe est donné dans la loi morale, l’absolue totalité de l’objet de la raison pure pratique ; c’est là ce qu’elle recherche sous le nom de souverain bien.

Déterminer cette idée pratiquement, c’est-à-dire en vue des maximes sur lesquelles doit se fonder notre conduite pour être raisonnable, voilà, au point de vue scientifique, le but de la philosophie *[1] dans le sens où les anciens entendaient ce mot, car pour eux le but de la philosophie était d’indiquer le concept dans lequel il faut placer le souverain bien et la conduite à suivre pour l’acquérir. Il serait bon de conserver à ce mot son ancienne signification, c’est-à-dire d’entendre par là une doctrine du souverain bien, que la raison s’efforce d’élever à la hauteur d’une science. En effet d’une part, le sens restreint de l’expression grecque (qui signifie amour de la sagesse), outre son exactitude, n’empêcherait pas de comprendre sous le nom de philosophie l’amour de la science, et, par conséquent, de toute connaissance spéculative de la raison, en tant qu’elle peut nous être utile dans la recherche de ce concept, comme aussi du principe pratique qui doit déterminer notre volonté, mais il aurait l’avantage de ne pas nous laisser perdre de vue le but suprême qui seul a valu à la philosophie *[2] son nom. D’autre part, il ne serait pas mal de confondre la présomption de celui qui ose s’arroger le titre de philosophe **[3], en lui présentant par la définition même de ce mot une mesure d’estimation de soi-même, qui rabattrait fort ses prétentions. Car être philosophe ***[4] dans ce sens, ce serait être quelque chose de plus qu’un simple disciple qui n’est pas allé encore assez loin pour être en état de se conduire lui-même, et bien moins encore de conduire les autres, avec la certitude d’atteindre un but si élevé ; ce serait être maître dans la connaissance de la sagesse, ce qui signifie plus que ce qu’un homme modeste n’en doit dire de lui-même. La philosophie resterait alors, comme la sagesse, un idéal, qui, objectivement n’est représenté complètement que dans la raison, mais qui, subjectivement, par rapport à la personne, n’est autre chose que le but de ses constants efforts. Celui-là seul aurait le droit de se croire en possession de cet idéal et de s’arroger en conséquence le titre de philosophe, qui pourrait en montrer, comme exemple, l’effet infaillible en sa personne (dans l’empire qu’il exercerait sur lui-même et dans l’intérêt évident qu’il prendrait au bien général), et telle était aussi la condition qu’il fallait remplir chez les anciens pour mériter ce noble titre.

Pour revenir à la dialectique de la raison pure pratique (qui, si la solution en est aussi heureuse que celle de la raison théorique, nous fait espérer le résultat le plus favorable, en nous forçant par le spectacle des contradictions de la raison pure pratique avec elle-même, qu’elle ne nous cache pas, mais nous découvre franchement, à entreprendre une critique complète de cette faculté), j’ai encore, sur la détermination du concept du souverain bien, une observation à présenter.

La loi morale est l’unique principe de détermination de la volonté pure. Mais, comme cette loi est simplement formelle (c’est-à-dire n’exige autre chose que la forme universellement législative des maximes), elle fait abstraction, comme principe de détermination, de toute matière, par conséquent, de tout objet de la volonté. C’est pourquoi le souverain bien a beau être tout l’objet d’une raison pure pratique, c’est-à dire d’une volonté pure, il ne faut pas pour cela le regarder comme le principe déterminant de cette volonté, et la loi morale doit seule être considérée comme le principe qui la détermine à s’en faire un objet, qu’elle se propose de réaliser ou de poursuivre. Cette remarque, en une matière aussi délicate que la détermination des principes moraux, où la plus légère confusion peut corrompre la pureté des idées, a de l’importance. Car on a vu par l’analytique que, quand, avant d’avoir établi la loi morale, on prend un objet, sous le nom de bien, pour principe déterminant de la volonté, et qu’on en dérive ensuite le principe pratique suprême, il en résulte toujours une hétéronomie et l’exclusion du principe moral.

Mais si la loi morale se trouve déjà comprise, comme condition suprême, dans le concept du souverain bien, il est bien clair qu’alors le souverain bien n’est pas seulement objet, mais que le concept du souverain bien et la représentation de son existence, possible par notre raison pratique, est aussi le principe déterminant de la volonté pure ; car alors c’est en réalité la loi morale, déjà comprise dans ce concept, et non pas quelque autre objet, qui détermine la volonté suivant le principe de l’autonomie. Il ne faut pas perdre de vue cet ordre des concepts de la détermination de la volonté, parce qu’autrement on ne s’entend plus, et l’on croit trouver des contradictions là où tout est dans la plus parfaite harmonie.




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Notes de Kant[modifier]

  1. * Avant d’arriver au mot philosophie, Kant emploie une expression Weisheitslehre, qui a, dans la langue allemande, une étymologie analogue à celle qu’a ce mot dans la langue grecque La langue française, privée de la faculté de former des mots avec ses propres racines, n’a que le mot philosophie. Je n’ai donc pu traduire l’expression allemande Weisheitslehre, faute d’un mot français équivalent, autre que celui de philosophie. Cette expression et celle de Weisheitslehrer, en reproduisant dans la langue allemande les mots d’origine étrangère philosophie et philosophe, ont l’avantage de mettre en lumière leur sens primitif, ou d’y pouvoir être aisément ramenés, tandis que la langue française, qui n’a que ces mots, est privée de cet avantage. Aussi la traduction du passage qui suit doit-elle se ressentir de ce défaut.
    J. B.
  2. * Weisheitslehre. Voyez la note précédente.
  3. ** Ici Kant se sert du mot philosophe.
  4. *** Précisément pour rappeler la définition du mot philosophe, Kant emploie ici l’expression Weisheitslehrer ; mais, comme la langue française n’a que ce mot, je suis forcé de le répéter.
    J. B.

Notes du traducteur[modifier]