Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch1

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CHAPITRE PREMIER


Des paralogismes de la raison pure

Le paralogisme logique consiste dans un raisonnement faux quant à la forme, quel qu’en soit d’ailleurs le contenu ; mais un paralogisme transcendental a un principe transcendental qui nous fait conclure faussement quant à la forme. Ainsi cette espèce de raisonnement a son fondement dans la nature de la raison humaine, et elle entraîne une illusion inévitable, mais dont il est possible de se rendre compte. Nous arrivons maintenant à un concept qui n’a pas été compris plus haut dans la liste générale des concepts transcendentaux, mais qu’il faut y rattacher, sans qu’il soit nécessaire de modifier en rien cette liste et de la déclarer imparfaite. Je veux parler du concept, ou, si l’on aime mieux, du jugement : je pense. Il est aisé de voir qu’il est le véhicule de tous les concepts en général, et par conséquent aussi des concepts transcendentaux, qu’ainsi il y est toujours compris et est lui-même transcendental, mais qu’il ne peut avoir de titre particulier, parce qu’il ne sert qu’à présenter toute pensée comme appartenant à la conscience. Cependant, si pur qu’il soit de tout élément empirique (de l’impression des sens), il sert à distinguer, d’après la nature de notre faculté représentative, deux espèces d’objets. Moi, comme pensant, je suis un objet du sens intérieur et m’appelle âme. Ce qui est un objet des sens extérieurs s’appelle corps. Le mot moi en tant qu’il signifie un être pensant, indique donc déjà l’objet de la psychologie ; celle-ci peut être désignée sous le titre de science rationnelle de l’âme, lorsque je ne veux savoir de l’âme rien de plus que ce qui, indépendamment de toute expérience (laquelle me détermine plus particulièrement et in concreto) peut être conclu de ce concept moi, en tant qu’il s’offre dans toute pensée.

Or la psychologie rationnelle est bien réellement une entreprise de ce genre ; car, si le moindre élément empirique de ma pensée, si quelque perception particulière de mon état intérieur se mêlait aux connaissances fondamentales de cette science, elle ne serait plus une psychologie rationnelle, mais empirique. Nous avons donc déjà devant nous une prétendue science, qui doit être construite sur cette seule proposition : je pense, et dont nous pouvons parfaitement rechercher ici la solidité ou l’inanité, conformément à la nature d’une philosophie transcendentale. Il ne faut pas s’arrêter à ce que dans cette proposition, qui exprime la perception de soi-même, j’ai une expérience interne, et qu’ainsi la psychologie rationnelle, qui est construite sur ce fondement, n’est jamais pure, mais qu’elle est fondée en partie sur un principe empirique. Car cette perception interne n’est que la simple aperception : je pense, laquelle rend possibles tous les concepts transcendentaux mêmes, où l’on dit : je pense la substance, la cause, etc. En effet l’expérience intérieure en général et sa possibilité, ou la perception en général et son rapport à une autre perception, ne peuvent être regardés comme des connaissances empiriques, si quelque distinction particulière ou quelque détermination n’est pas donnée empiriquement ; il n’y a là qu’une connaissance de l’empirique en général, et cela rentre dans la recherche de la possibilité de toute expérience, recherche qui est assurément transcendentale. Mais le moindre objet de la perception (le plaisir ou la peine, par exemple), qui s’ajouterait à la représentation générale de la conscience de soi-même, changerait aussitôt la psychologie rationnelle en psychologie empirique.

Je pense, voilà donc l’unique texte de la psychologie rationnelle ; c’est de là qu’elle doit tirer toute sa science. On voit aisément que, si cette pensée doit se rapporter à un objet (à moi-même), elle n’en peut contenir que des prédicats transcendentaux, puisque le moindre prédicat empirique altérerait la pureté rationnelle de la science et son indépendance par rapport à toute expérience. Nous n’avons qu’à suivre ici le fil des catégories : seulement, comme dans ce cas une chose, le moi, en tant qu’être pensant, nous est d’abord donné, sans changer l’ordre des catégories entre elles, tel qu’il a été présenté plus haut, nous commencerons ici par la catégorie de la substance, qui représente une chose en elle-même, et nous suivrons à rebours la série des catégories. La topique de la psychologie rationnelle, d’où doit dériver tout ce qu’elle peut contenir, sera donc la suivante :


1
L’âme est
une substance.
2
Simple, quant
à sa qualité.
3
Numériquement identique, c’est-à-dire unité (non pluralité), quant aux différents temps où elle existe.
4
Modalité.
En rapport
avec des objets possibles dans l’espace *[1].


C’est de ces éléments que résultent tous les concepts de la psychologie pure ; il suffit de les réunir, sans avoir aucun autre principe à reconnaître. Cette substance, considérée uniquement comme objet du sens intérieur, donne le concept de l’immatérialité ; comme substance simple, celui de l’incorruptibilité ; son identité, comme substance intellectuelle, donne la personnalité ; et les trois choses ensemble constituent la spiritualité. Son rapport aux objets placés dans l’espace donne le commerce avec les corps ; elle représente donc la substance pensante comme le principe de la vie dans la matière, c’est-à-dire comme une âme (anima), et comme le principe de l’animalité. L’âme renfermée dans les limites de la spiritualité représente l’immortalité.

De là quatre paralogismes d’une psychologie transcendentale, que l’on prend faussement pour une science de la raison pure touchant la nature de notre être pensant. Nous ne pouvons lui donner d’autre fondement que cette simple représentation, qui par elle-même est vide de tout contenu, moi, et que l’on ne saurait même appeler un concept, mais qui n’est qu’une pure conscience, accompagnant tous les concepts. Par ce moi, ou cette chose qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendental des pensées x ; ce sujet ne peut être connu que par les pensées, qui sont ses prédicats, et en dehors d’elles nous n’en avons pas le moindre concept. Nous ne faisons donc ici que tourner dans un cercle, en nous servant d’abord de cette représentation du moi pour porter certains jugements touchant le moi, et c’est là un inconvénient qui en est inséparable, puisque la conscience n’est pas en soi une représentation qui distingue un objet particulier, mais une forme de la représentation en général, en tant que celle-ci mérite le nom de connaissance. En effet tout ce que j’en puis dire, c’est que je conçois quelque chose par ce moyen. Mais il doit d’abord sembler étrange que la condition qui me permet de penser en général, et qui par conséquent n’est qu’une qualité de mon sujet, s’applique en même temps à tout ce qui pense, et que nous prétendions fonder sur une proposition qui paraît empirique un jugement apodictique et universel, tel que celui-ci : tout ce qui pense est constitué comme la conscience déclare que je le suis moi-même. La raison en est que nous attribuons nécessairement à priori aux choses toutes les propriétés constituant les conditions qui seules nous permettent de les concevoir. Or je ne puis avoir la moindre représentation d’un sujet pensant par aucune expérience extérieure, mais seulement par la conscience de moi-même. Je ne fais donc rien autre chose que de transporter ma propre conscience à d’autres objets, qui ne peuvent être représentés comme des êtres pensants qu’à cette condition. Mais cette proposition : je pense, n’est prise ici que dans un sens problématique : on ne l’envisage pas en tant qu’elle peut contenir la perception d’une existence (comme le cogito, ergo sum de Descartes), mais au point de vue de sa seule possibilité, afin de voir quelles propriétés peuvent découler d’une si simple proposition relativement à son sujet (que celui-ci existe ou non.)

Si nous donnions pour fondement à notre connaissance purement rationnelle de l’être pensant en général quelque chose de plus que le cogito, si nous invoquions en outre les observations que nous pouvons faire sur le jeu de nos pensées et les lois naturelles du moi pensant que nous en pouvons tirer, il en résulterait une psychologie empirique, qui serait une espèce de physiologie du sens intime, et qui servirait peut-être à en expliquer les phénomènes, mais ne saurait jamais découvrir des qualités indépendantes de toute expérience possible (comme celle de la simplicité), et nous donner de la nature de l’être pensant en général quelque connaissance apodictique. Ce ne serait plus une psychologie rationnelle.

Or, comme la proposition je pense (prise problématiquement) contient la forme de tout jugement de l’entendement et qu’elle accompagne toutes les catégories comme leur véhicule, il est clair que les conclusions qu’on en tire peuvent renfermer un usage purement transcendental de l’entendement, qui exclut tout mélange empirique, et du succès duquel, d’après ce que nous avons montré plus haut, nous ne saurions nous faire une idée avantageuse. Nous le suivrons donc d’un œil critique à travers tous les prédicaments de la psychologie pure (a[2]), mais en évitant, pour plus de brièveté, d’interrompre l’enchaînement de cet examen.

Voici d’abord une remarque générale qui peut servir à appeler plus particulièrement l’attention sur l’espèce de raisonnement dont il s’agit ici. Je ne connais pas un objet par cela seul que je pense ; mais c’est seulement en déterminant une intuition donnée relativement à l’unité de la conscience, où réside toute pensée, que je puis connaître un objet. Je ne me connais donc pas moi-même par cela seul que j’ai conscience de moi comme être pensant, mais si j’ai conscience de l’intuition de moi-même, comme d’un acte déterminé relativement à la fonction de la pensée. Tous les modes de la conscience de soi dans la pensée ne sont donc pas encore par eux-mêmes des concepts intellectuels d’objets (des catégories), mais de simples fonctions logiques, qui ne font connaître à la pensée aucun objet, et par conséquent ne me font pas non plus connaître moi-même comme objet. Ce qui constitue l’objet, ce n’est pas la conscience du moi déterminant, mais celle seulement du moi déterminable, c’est à-dire de mon intuition intérieure (en tant que les éléments divers en peuvent être liés conformément à la condition générale de l’unité de l’aperception dans la pensée).

1o Or, dans tous les jugements, je ne suis jamais que le sujet déterminant du rapport qui constitue le jugement. Que le moi qui pense ait toujours dans la pensée la valeur d’un sujet et qu’il puisse être regardé comme quelque chose qui n’appartient pas seulement à la pensée à titre de prédicat, c’est là une proposition apodictique et même identique : mais elle ne signifie pas que je sois, comme objet, un être existant par moi-même ou une substance. Cette dernière proposition a une bien autre portée, et c’est pourquoi elle exige des données qu’il ne faut pas chercher dans la pensée, et que peut-être (en tant que j’envisage simplement l’être pensant comme tel) je ne trouverai pas davantage partout ailleurs (en lui).

2o Que le moi de l’aperception, et par conséquent le moi dans toute pensée, soit quelque chose de singulier qui ne puisse se résoudre en une pluralité de sujets, et que par conséquent il désigne un sujet logiquement simple, c’est ce qui est déjà renfermé dans le concept de la pensée, et ce qui est par conséquent une proposition analytique ; mais cela ne signifie pas que le moi pensant soit une substance simple, ce qui serait une proposition synthétique. Le concept de la substance se rapporte toujours à des intuitions ; or en moi les intuitions ne peuvent être que sensibles, et par conséquent elles sont tout à fait hors du champ de l’entendement et de la pensée, dont pourtant il s’agit exclusivement, quand on dit que le moi est simple dans la pensée. Aussi bien serait-il étrange que ce qui exige ailleurs tant de précautions, pour discerner ce qui est proprement substance dans ce que présente l’intuition, et à plus forte raison pour reconnaître si cette substance peut être simple (comme quand il s’agit des parties de la matière), me fût donné ici par une sorte de révélation, et cela justement dans la plus pauvre de toutes les représentations.

3° La proposition qui exprime ma propre identité dans toute diversité dont j’ai conscience est également contenue dans les concepts mêmes et par conséquent analytique : mais cette identité du sujet dont je puis avoir conscience dans toutes ses représentations n’est pas l’objet d’une intuition où le sujet serait donné comme objet, et c’est pourquoi elle ne saurait signifier l’identité de la personne, c’est-à-dire la conscience de l’identité de notre propre substance, comme être pensant, dans tout changement d’état. Pour prouver celle-ci, il ne suffit plus d’analyser la proposition : je pense ; mais il faudrait divers jugements synthétiques fondés sur l’intuition donnée.

4° Dire que je distingue ma propre existence, comme être pensant, des autres choses qui sont hors de moi (et dont mon corps aussi fait partie), c’est encore là une proposition analytique ; car les autres choses sont celles que je conçois comme distinctes de moi. Mais cette conscience de moi-même est-elle possible sans les choses hors de moi par lesquelles les représentations me sont données, et par conséquent puis-je exister simplement comme être pensant (sans être homme) ? c’est ce que je ne sais point du tout par là.

L’analyse de la conscience de moi-même dans la pensée en général ne me fait donc pas faire le moindre pas dans la connaissance de moi-même comme objet. C’est à tort que l’on prend un développement logique de la pensée en général pour une détermination métaphysique de l’objet.

Ce serait une grande pierre d’achoppement contre toute notre critique, et même la seule qu’elle eût à redouter, si l’on pouvait prouver à priori que tous les êtres pensants sont en soi des substances simples, qu’à ce titre par conséquent (ce qui est une suite du même argument) ils emportent inséparablement la personnalité et qu’ils ont conscience de leur existence séparée de toute matière. Car alors nous aurions fait un pas en dehors du monde sensible, nous serions entrés dans le champ des noumènes, et personne ne nous contesterait plus le droit de nous y étendre de plus en plus, d’y bâtir et d’en prendre possession, suivant notre bonne fortune à chacun. En effet, dire que tout être pensant est comme tel une substance simple, c’est là une proposition synthétique à priori ; puisque, d’une part, elle sort du concept qui lui sert de principe et ajoute à la pensée en général le mode d’existence, et que, d’autre part, elle joint à ce concept un prédicat (celui de la simplicité), qui ne peut être donné dans aucune expérience. Les propositions synthétiques à priori ne seraient donc pas seulement praticables et admissibles par rapport à des objets d’expérience possible et comme principes de la possibilité de cette expérience, mais elles pourraient aussi s’appliquer aux choses envisagées en général et en elles-mêmes. Cette conséquence porterait un coup mortel à toute notre critique et nous forcerait à revenir à l’ancienne méthode. Mais en regardant la chose de plus près, on voit que le danger n’est pas si grand.

Il y a un paralogisme qui domine les procédés de la psychologie rationnelle : il est représenté par le syllogisme suivant :

Ce qui ne peut être conçu autrement que comme sujet n’existe aussi que comme sujet et par conséquent est une substance :

Or un être pensant, considéré simplement comme tel, ne peut être conçu que comme sujet :

Donc il n’existe aussi que comme sujet, c’est-à-dire comme substance.

Dans la majeure il est question d’un être qui peut être conçu sous tous les rapports en général et aussi par conséquent comme il peut être donné dans l’intuition. Mais dans la mineure il n’est plus question du même être qu’autant qu’il se considère lui-même comme sujet uniquement par rapport à la pensée et à l’unité de la conscience, mais non pas en même temps par rapport à l’intuition, qui donnerait cette unité comme objet à la pensée. La conclusion est donc tirée per sophisma figuræ dictionis, c’est-à-dire par un raisonnement captieux *[3].

Ainsi ce fameux argument se résout en un paralogisme. C’est ce que l’on comprendra clairement, si l’on veut bien se reporter à la remarque générale sur lare présentation systématique des principes et à la section des noumènes, où il a été prouvé que le concept d’une chose, qui peut exister en soi comme sujet et non pas seulement comme prédicat, n’emporte avec lui aucune réalité objective ; c’est-à-dire qu’il est impossible de savoir si quelque objet y correspond, puisqu’on n’aperçoit pas la possibilité d’un tel mode d’existence, et que par conséquent nous n’en avons absolument aucune connaissance. Pour que ce concept désigne, sous le nom de substance, un objet qui puisse être donné, pour qu’il devienne une connaissance, il faut donc qu’il ait pour fondement une intuition constante, ce qui est la condition indispensable de la réalité objective de tout concept et ce par quoi seulement un objet est donné. Or dans l’intuition intérieure nous n’avons rien de fixe, puisque le Je n’est que la conscience de ma pensée. Si donc nous nous en tenons à la pensée, nous sommes privés de la condition nécessaire pour appliquer au moi comme être pensant le concept de la substance, c’est-à-dire d’un être existant en soi, et la simplicité inhérente à la substance s’évanouit avec la réalité objective du concept, pour se transformer en une unité purement logique qui sert à qualifier la conscience de soi dans la pensée en général, que le sujet soit ou non composé.


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Notes de Kant[modifier]

  1. * Le lecteur qui ne découvrirait pas aisément le sens psychologique de ces expressions dans leur abstraction transcendentale, et demanderait comment le dernier attribut de l’âme appartient à la catégorie de l'existence, les trouvera suffisamment expliquées et justifiées dans la suite. Au reste, si, dans cette section, comme dans tout le cours de cet ouvrage, j’ai eu recours aux expressions latines de préférence aux expressions allemandes correspondantes, et si je me suis écarté ainsi des habitudes du bon style, c’est que j’aime mieux sacrifier quelque chose du côté de l’élégance du langage que d’embarrasser la marche de la science par la moindre obscurité.
  2. (a) A partir d’ici jusqu’à la fin du chapitre, la première édition présentait un examen des paralogismes de la psychologie rationnelle, que Kant a entièrement modifié dans la seconde, et que j’ai dû rejeter à la fin de ce volume, à cause de son étendue. J. B.
  3. * La pensée est prise dans les deux prémisses en des sens entièrement différents : dans la majeure, elle s’applique à un objet en général (tel par conséquent, qu’il peut être donné dans l’intuition) ; dans la mineure au contraire, on ne l’envisage que dans son rapport à la conscience de soi, et par conséquent il n’y a plus ici d’objet conçu, mais on se représente seulement le rapport à soi comme à un sujet (en tant que ce rapport est la forme de la pensée). Dans la première, il s’agit des choses qui ne peuvent être conçues autrement que comme sujets ; dans la seconde au contraire, il ne s’agit plus des choses, mais (puisque l’on fait abstraction de tout objet) de la pensée, dans laquelle le je sert toujours de sujet de conscience. On ne saurait donc en déduire cette conclusion : je ne puis exister autrement que comme sujet, mais celle-ci seulement : je ne puis dans la pensée de mon existence me servir de moi que comme d’un sujet du jugement, ce qui est une proposition identique, qui ne révèle absolument rien sur le mode de mon existence.


Notes du traducteur[modifier]