Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch1/S2Impos

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De l’impossibilité où est la raison en désaccord avec elle-même de trouver la paix dans le scepticisme


La conscience de mon ignorance (si cette ignorance n’est en même temps reconnue comme nécessaire), au lieu de terminer toutes mes recherches, est au contraire la véritable cause qui les provoque. Toute ignorance porte ou bien sur les choses, ou bien sur la détermination et les bornes de ma connaissance. Or, quand l’ignorance est accidentelle, elle doit me pousser, dans le premier cas, à soumettre les choses (les objets) à une investigation dogmatique, et, dans le second, à rechercher, au point de vue critique, les limites de ma connaissance possible. Mais que mon ignorance soit absolument nécessaire, et que par conséquent elle me dispense de toute recherche ultérieure, c’est ce que l’on ne peut prouver empiriquement par l’observation, mais seulement d’une manière critique, en sondant les sources premières de notre connaissance. La détermination des limites de notre raison ne peut donc se faire que suivant des principes à priori, mais nous pouvons connaître aussi à posteriori qu’elle est bornée, en remarquant ce qui, dans toute science, nous reste encore à savoir, bien que cette connaissance d’une ignorance à jamais invincible soit encore indéterminée pour nous. La première connaissance de l’ignorance de la raison, que peut seule nous donner la critique de la raison même, est donc une science ; mais la seconde connaissance n’est qu’une perception, aux suites de laquelle je ne puis assigner des limites. Quand je me représente (suivant l’apparence sensible) la surface de la terre comme un plateau rond, je ne puis savoir jusqu’où elle s’étend. Mais l’expérience m’apprend que, où que j’aille, je vois toujours devant moi un espace où je puis continuer de m’avancer, et je reconnais ainsi les bornes de ma connaissance réelle de la terre, mais non pas celles de toute description possible de la terre. Que si j’en suis venu au point de savoir que la terre est un globe et que sa surface est sphérique, je puis alors connaître d’une manière déterminée et suivant des principes à priori, même par une petite partie de cette surface, un degré par exemple, le diamètre de la terre, et, par ce diamètre, la complète circonscription de la terre, c’est-à-dire sa surface entière ; et, bien que je sois ignorant par rapport aux objets que cette surface peut contenir, je ne le suis pas quant à la circonscription qui les contient, à son étendue et à ses limites.

L’ensemble de tous les objets possibles de notre connaissance nous fait l’effet d’une surface plane qui a son horizon apparent, je veux parler de ce qui en embrasse toute l’étendue, ou de ce que nous avons appelé le concept rationnel de la totalité inconditionnelle. Il est impossible d’atteindre empiriquement cet horizon : et tous les essais tentés jusqu’ici pour le déterminer à priori, suivant un certain principe, ont été vains. Cependant toutes les questions de notre raison pure se rapportent à ce qui est hors de cet horizon ou à ce qui se trouve tout au plus sur la limite.

L’illustre David Hume a été un de ces géographes de la raison humaine : il crut avoir suffisamment répondu à toutes ces questions, en les reléguant au delà de cet horizon de la raison, qu’il ne pouvait cependant déterminer. Il s’arrêta surtout sur le principe de la causalité, et remarqua fort justement que la vérité de ce principe (que même la valeur objective du concept d’une cause efficiente en général) ne repose sur aucune connaissance à priori, et que par conséquent son autorité ne vient nullement de la nécessité même de cette loi, mais simplement de son utilité générale dans le cours de l’expérience et de la nécessité subjective qui en résulte et qu’il nommait habitude. De l’impuissance de notre raison à faire de ce principe un usage qui dépassât toute expérience, il conclut la vanité de toute prétention de la raison en général à sortir de l’empirique.

On peut désigner sous le nom de censure de la raison une méthode de ce genre, qui consiste à soumettre à l’examen, et, suivant les circonstances, au blâme, les facta de la raison. Il est incontestable que cette censure conduit inévitablement au doute par rapport à tout usage transcendant des principes. Mais ce n’est là que le second pas, qui est encore bien loin de terminer l’œuvre. Le premier pas dans les choses de la raison pure, qui en marque l’enfance, est dogmatique. Le second pas, dont nous venons de parler, est sceptique, et témoigne de la circonspection du jugement averti par l’expérience. Or il faut encore un troisième pas, qui ne peut être fait que par un jugement mûr, viril, appuyé sur des maximes fermes et d’une universalité inattaquable : il consiste à soumettre à l’examen, non plus seulement les faits de la raison, mais la raison même, dans toute son étendue et dans toutes les connaissances pures à priori dont elle est capable. Ce n’est plus ici la censure, mais la critique de la raison : celle-ci ne se contente plus de conjecturer que la raison a des hommes, et qu’elle est ignorante sur tel ou tel point, mais elle en montre, suivant des principes, les limites précises et l’ignorance relativement à toutes les questions possibles, d’une certaine espèce. Ainsi le scepticisme est pour la raison humaine un lieu de repos, où elle peut songer au voyage dogmatique qu’elle vient de faire, et tracer le plan du pays où elle se trouve, afin de se rendre capable de choisir désormais sa route avec plus de sûreté ; mais ce n’est pas un lieu où elle puisse fixer sa résidence. Ce lieu en effet ne peut se trouver que grâce à une parfaite certitude, soit de la connaissance des objets mêmes, soit des limites dans lesquelles est renfermée toute notre connaissance des objets.

Notre raison n’est pas en quelque sorte une plaine qui s’étende à l’infini et dont on ne connaisse les bornes que d’une manière générale, mais elle est plutôt comparable à une sphère dont le diamètre peut être trouvé par la courbe de l’arc de sa surface (par la nature des propositions synthétiques à priori), et dont la matière et les limites peuvent être aussi déterminées par là avec certitude. En dehors de cette sphère (le champ de l’expérience), il n’y a plus d’objet pour elle, et les questions mêmes concernant ses prétendus objets ne se rapportent qu’à des principes subjectifs d’une détermination complète des rapports qui se présentent, dans les limites de cette sphère, entre les concepts de l’entendement.

Nous sommes réellement en possession de connaissances synthétiques à priori, comme le prouvent les principes de l’entendement qui anticipent l’expérience. Or, si quelqu’un n’en peut comprendre la possibilité, il peut bien douter d’abord qu’elles soient réellement en nous à priori, mais il ne peut pour cela les déclarer impossibles par les seules forces de l’entendement et regarder comme nuls tous les pas que fait la raison en suivant leur direction. Tout ce qu’il peut dire, c’est que, si nous en apercevions l’origine et la vérité, nous pourrions déterminer l’étendue et les limites de notre raison, et que, tant que cela n’a pas lieu, toutes ses assertions sont téméraires et aveugles. Et de cette manière ce serait une chose tout à fait fondée qu’un doute général embrassant toute philosophie dogmatique qui suit son chemin sans faire la critique de la raison même ; mais on ne pourrait pour cela refuser absolument à la raison toute marche en avant, si cette marche était préparée et assurée par de meilleurs fondements. En effet tous les concepts, même toutes les questions que nous propose la raison pure, ne résident pas en quelque sorte dans l’expérience, mais à leur tour elles ne sont que dans la raison ; c’est par celle-ci qu’elles peuvent être résolues et que leur valeur ou leur inanité peut être comprise. Nous n’avons pas non plus le droit d’écarter ces problèmes en prétextant notre impuissance à saisir la nature des choses, comme si c’était là qu’en résidait réellement la solution, et de nous refuser en conséquence à toute investigation ultérieure sur ces questions ; car c’est la raison même qui seule a engendré ces idées dans son sein, et elle est tenue par conséquent de rendre compte de leur valeur ou de leur apparence dialectique.

Toute polémique sceptique n’est proprement dirigée contre le dogmatique, qui poursuit gravement son chemin sans se méfier de ses premiers principes objectifs, c’est-à-dire sans critique, que pour le déconcerter et le ramener à la connaissance de lui-même. En soi elle ne décide absolument rien relativement à ce que nous savons ou ne pouvons pas savoir. Toutes les vaines tentatives dogmatiques de la raison sont des facta, qu’il est toujours utile de soumettre à la censure. Mais cela ne peut rien décider touchant l’espoir qu’a la raison d’arriver dans l’avenir à un meilleur résultat de ses efforts, et touchant ses titres à cet espoir ; une simple censure ne peut donc jamais mettre fin à la querelle sur les droits de la raison humaine.

Comme Hume est peut-être le plus ingénieux de tous les sceptiques, et sans contredit celui qui montre le mieux l’influence que peut avoir la méthode sceptique pour provoquer un examen fondamental de la raison, il n’est pas sans intérêt d’exposer, autant que cela convient à mon dessein, la marche de ses raisonnements et les erreurs d’un homme si pénétrant et si estimable, erreurs qui n’ont pris naissance que sur le sentier de la vérité.

Hume pensait peut-être, bien qu’il ne se soit jamais parfaitement expliqué là-dessus, qu’il y a certains jugements où nous sortons de notre concept de l’objet. J’ai appelé synthétique cette espèce de jugements. Que je puisse sortir, au moyen de l’expérience, du concept que j’ai déjà, c’est ce qui ne présente aucune difficulté. L’expérience est elle-même une synthèse de perceptions, laquelle augmente le concept que j’ai déjà au moyen d’une perception, en y ajoutant des perceptions nouvelles. Mais nous croyons aussi pouvoir sortir à priori de notre concept et étendre notre connaissance. Nous tentons de le faire soit par l’entendement pur, relativement à ce qui peut être du moins un objet d’expérience, soit même par la raison pure, relativement à des propriétés de choses ou même à l’existence d’objets qui ne peuvent jamais se présenter dans l’expérience. Notre sceptique ne distingua point, ces deux espèces de jugements comme il aurait dû le faire, et il regarda comme impossible cette augmentation des concepts par eux-mêmes, et, pour ainsi dire, cet enfantement spontané de notre entendement (et de notre raison) sans la coopération de l’expérience. Il tint donc pour imaginaires tous les prétendus principes à priori, et il crut qu’ils n’étaient autre chose qu’une habitude résultant de l’expérience et de ses lois, c’est-à-dire que des règles contingentes en soi auxquelles nous attribuons à tort la nécessité et l’universalité. A l’appui de cette étrange assertion, il en appelait au principe universellement reconnu du rapport de la cause à l’effet. Comme aucune faculté de l’entendement ne peut conduire du concept d’une chose à l’existence de quelque autre chose qui soit universellement et nécessairement donnée par là, il crut pouvoir en conclure que sans l’expérience il n’y a rien qui puisse augmenter notre concept et nous autoriser à former un jugement qui s’étende lui-même à priori. Que la lumière du soleil fonde la cire qu’elle éclaire, tandis qu’elle durcit l’argile, c’est ce qu’aucun entendement ne peut deviner et bien moins encore conclure régulièrement, en s’appuyant sur les concepts que nous avions déjà de ces choses ; il n’y a que l’expérience qui puisse nous enseigner une telle loi. Nous avons vu au contraire dans la logique transcendentale que, quoique nous ne puissions jamais immédiatement sortir de la matière du concept qui nous est donné, nous pouvons cependant connaître tout à fait à priori la loi de la liaison d’une chose avec d’autres, mais par rapport à une troisième chose, à savoir l’expérience possible. Quand donc la cire, qui auparavant était solide, vient à se fondre, je puis reconnaître à priori que quelque chose a dû précéder (par exemple la chaleur du soleil), après quoi ce fait s’est produit suivant une loi constante, bien que je ne puisse à priori et sans l’enseignement de l’expérience connaître d’une manière déterminée soit la cause par l’effet, soit l’effet par la cause. Hume conclut donc faussement de la contingence de ce que nous déterminons d’après la loi à la contingence de la loi même, et il confondit l’acte par lequel nous passons du concept d’une chose à l’expérience possible (laquelle a lieu à priori et constitue la réalité objective de ce concept) avec la synthèse des objets de l’expérience possible, laquelle à la vérité est toujours empirique. Par là d’un principe d’affinité, qui a son siège dans l’entendement et exprime une liaison nécessaire, il fit une règle d’association, qui ne se trouve que dans l’imagination imitative, et ne peut représenter que des liaisons contingentes et nullement objectives.

Mais les erreurs sceptiques de cet homme, d’ailleurs si pénétrant, vinrent surtout d’un défaut qui lui est commun avec tous les dogmatiques, c’est qu’il ne considérait pas systématiquement toutes les espèces de synthèses à priori de l’entendement. Car il aurait trouvé que le principe de la permanence, par exemple (pour ne faire ici mention que de celui-là), est, comme celui de la causalité, une anticipation de l’expérience. Par là il aurait pu prescrire aussi des bornes déterminées à l’entendement qui s’étend à priori et à la raison pure. Mais, lorsqu’il se contente de restreindre notre entendement sans lui assigner ses limites, et que, s’il arrive à une défiance générale, il ne donne pas une connaissance déterminée de l’ignorance à laquelle nous sommes condamnés ; lorsqu’il soumet à sa censure quelques principes de l’entendement, sans soumettre cet entendement tout entier à l’épreuve de la critique, et qu’en refusant à cette faculté ce qu’elle ne peut réellement donner, il va plus loin, et lui conteste tout pouvoir de s’étendre à priori, bien qu’il n’ait pas examiné la faculté tout entière ; il lui arrive alors ce qui renverse toujours le scepticisme, c’est que son système est lui-même mis en doute, parce que ses objections se fondent simplement sur des faits accidentels, et non sur des principes qui nous obligent à renoncer au droit de faire des assertions dogmatiques.

Comme en outre Hume n’établit aucune différence entre les droits fondés de l’entendement et les prétentions dialectiques de la raison, contre lesquelles ses attaques sont principalement dirigées, la raison, dont on a entravé, mais nullement abattu l’essor, sent que l’espace est encore ouvert devant elle pour s’y étendre, et elle ne peut jamais renoncer entièrement à ses tentatives, bien qu’elle ait été souvent gourmandée. N’ayant jamais été complètement repoussée, elle se met en garde contre de nouvelles attaques, et s’opiniâtre d’autant plus dans ses prétentions. Mais un examen complet de la faculté tout entière et la conviction que nous en retirons de posséder en toute sûreté une petite propriété, malgré la vanité de prétentions plus élevées, font disparaître toute dispute et nous décident à nous contenter de cette propriété limitée, mais incontestée.

Les attaques sceptiques ne sont pas seulement dangereuses, mais elles sont fatales pour le dogmatique sans critique, qui n’a pas mesuré la sphère de son entendement, qui n’a pas déterminé suivant des principes les bornes de sa connaissance possible, et qui par conséquent ne sait pas d’avance ce qu’il peut, mais pense le découvrir par de simples essais. En effet, si on le prend sur une seule assertion qu’il ne puisse justifier, et dont il ne puisse non plus expliquer l’apparence par certains principes, le soupçon tombe alors sur toutes les affirmations, quelque persuasives qu’elles puissent être.

C’est ainsi que le sceptique, ce surveillant du raisonneur dogmatique, conduit à une saine critique de l’entendement et de la raison même. Dès qu’il y est parvenu, il n’a plus à craindre aucune attaque ; car il distingue alors de sa possession tout ce qui n’en fait pas partie ; il n’y élève plus de prétentions et ne s’engage plus ainsi dans des querelles. A la vérité la méthode sceptique ne satisfait point par elle-même aux questions de la raison, mais elle la prépare à les résoudre en excitant sa vigilance et en lui indiquant les moyens de s’assurer dans ses légitimes possessions.


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Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]