Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S2

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DEUXIÈME SECTION


De l’idéal transcendental (Prototypon transcendentale)


Tout concept, par rapport à ce qui n’est pas contenu en lui, est indéterminé et soumis à ce principe de déterminabilité, à savoir que, de deux prédicats contradictoirement opposés, un seul peut lui convenir, principe qui lui-même repose sur le principe de contradiction, et par conséquent est un principe purement logique, faisant abstraction de toute matière de la connaissance pour n’en considérer que la forme logique.

Mais toute chose, quant à sa possibilité, est soumise encore au principe de la détermination complète 1[1], qui veut que, de tous les prédicats possibles des choses, en tant qu’ils sont comparés à leurs contraires, il y en ait un qui lui convienne. Cela ne repose plus seulement sur le principe de contradiction ; car, outre le rapport de deux prédicats contradictoires ; on considère encore chaque chose dans son rapport avec toute la possibilité, conçue comme l’ensemble de tous les prédicats des choses en général, et, en supposant cette possibilité comme condition à priori, on se représente chaque chose comme si elle dérivait sa propre possibilité de la part qu’elle a dans cette possibilité totale *[2]. Le principe de la détermination complète concerne donc le contenu et non pas seulement la forme logique. Il est le principe de la synthèse de tous les prédicats qui doivent former la notion parfaite d’une chose, et non pas seulement celui de la représentation analytique qui a lieu au moyen de l’un des deux prédicats opposés, et il renferme une supposition transcendentale, celle de la matière de toute possibilité, laquelle doit contenir à priori les données nécessaires à la possibilité particulière de chaque chose.

Cette proposition : toute chose existante est complètement déterminée, signifie que, non-seulement de chaque couple donné de prédicats opposés l’un à l’autre, mais aussi de tous les prédicats possibles il y en a toujours un qui lui convient ; elle n’implique pas seulement une comparaison logique entre des prédicats, mais une comparaison transcendentale entre la chose même et l’ensemble de tous les prédicats possibles. Elle revient à dire que, pour connaître parfaitement une chose, il faut connaître tout le possible et la déterminer par là, soit affirmativement, soit négativement. La détermination complète est donc un concept que nous ne pouvons jamais représenter in concreto dans sa totalité, et par conséquent elle se fonde sur une idée qui a uniquement son siège dans la raison, laquelle prescrit à l’entendement la règle de son parfait usage.

Or, bien que cette idée de l’ensemble de toute possibilité, en tant qu’il est pris pour fondement comme condition de la détermination complète de chaque chose, bien, dis-je, que cette idée soit elle-même indéterminée relativement aux prédicats qui constituent cet ensemble, et que par là nous ne pensions rien de plus qu’un ensemble de tous les prédicats possibles en général, nous trouvons, en y regardant de plus près, que cette idée, comme concept primitif, exclut une foule de prédicats qui sont déjà donnés par d’autres comme dérivés ou qui ne peuvent exister ensemble, qu’elle s’épure jusqu’à devenir un concept complètement déterminé à priori, et qu’elle devient ainsi le concept d’un objet individuel qui est complètement déterminé par la seule idée et qui par conséquent peut être appelé un idéal de la raison pure.

Si nous examinons tous les prédicats possibles, non pas au point de vue logique, mais au point de vue transcendental, c’est-à-dire quant à leur contenu, nous trouvons que par quelques-uns d’entr’eux un être est représenté, et par d’autres un simple non-être. La négation logique, qui est simplement désignée par le petit mot non, ne s’applique jamais proprement à un concept, mais seulement au rapport d’un concept à un autre dans le jugement, et par conséquent elle est bien loin de suffire pour désigner un concept par rapport à son contenu. L’expression non-mortel ne peut faire connaître qu’un simple non-être est représenté par là dans l’objet, mais elle laisse de côté toute matière. Une négation transcendentale au contraire signifie le non-être en soi, auquel est opposée l’affirmation transcendentale, laquelle est quelque chose dont le concept en soi exprime déjà un être et par conséquent s’appelle réalité 1[3], parce que c’est par elle seule que les objets sont quelque chose (des choses) et cela dans toute l’étendue de sa sphère, tandis que la négation opposée désigne simplement un manque, et que là où elle est simplement conçue, on se représente toute chose comme supprimée.

Or personne ne peut concevoir une négation d’une manière déterminée sans prendre pour fondement l’affirmation opposée. L’aveugle-né ne peut se faire la moindre représentation de l’obscurité, parce qu’il n’en a aucune de la lumière ; le sauvage ne peut avoir aucune idée de la misère, parce qu’il ne connaît pas l’opulence. L’ignorant n’a aucune idée de son ignorance, parce qu’il n’en a aucune de la science *[4], etc. Tous les concepts des négations sont donc dérivés, et les réalités contiennent les données et pour ainsi dire la matière, ou le contenu transcendental de la possibilité et de la complète détermination de toutes choses.

Si donc la complète détermination a pour fondement, dans notre raison, un substratum transcendental qui contienne en quelque sorte toute la provision de matière d’où peuvent être tirés tous les prédicats possibles des choses, ce substratum n’est autre chose que l’idée d’un tout de la réalité (omnitudo realitatis). Toutes les véritables négations ne sont donc que des limites, et l’on ne pourrait les désigner ainsi si l’on ne prenait pour base l’illimité (le tout).

Mais c’est aussi par cette entière possession 1[5] de la réalité que le concept d’une chose en soi est représenté comme complètement déterminé, et le concept d’un ens realissimum est celui d’un être individuel, puisque de tous les prédicats opposés possibles, un seul entre dans sa détermination, celui qui appartient absolument à l’être. C’est donc un idéal transcendental qui sert de fondement à la complète détermination nécessairement inhérente à tout ce qui existe, et qui constitue la suprême et parfaite condition matérielle de sa possibilité, la condition à laquelle doit être ramenée toute pensée des objets en général au point de vue de leur contenu. Mais c’est aussi proprement le seul idéal dont la raison humaine soit capable, puisque c’est uniquement dans ce cas qu’un concept universel en soi d’une chose est complètement déterminé par lui-même et qu’il est connu comme la représentation d’un individu.

La détermination logique d’un concept par la raison repose sur un raisonnement disjonctif dont la majeure contient une division logique (la division de la sphère d’un concept général), la mineure limite cette sphère à une partie, et la conclusion détermine le concept par cette partie. Le concept universel d’une réalité en général ne peut pas être divisé à priori, puisque sans l’expérience on ne connaît aucune espèce déterminée de réalité qui soit comprise sous ce genre. La majeure transcendentale de la détermination complète de toutes choses n’est donc que la représentation de l’ensemble de toute réalité ; par conséquent elle n’est pas seulement un concept qui comprenne sous lui, mais en lui tous les prédicats quant à leur contenu transcendental, et la détermination complète de chaque chose repose sur la limitation, de ce tout de la réalité, puisque quelque partie de la réalité est attribuée à la chose, mais que le reste en est exclu, ce qui s’accorde avec le ou répété de la majeure disjonctive et la détermination de l’objet par un des membres de cette division dans la mineure. L’usage par lequel la raison donne l’idéal transcendental pour fondement à sa détermination de toutes les choses possibles est donc analogue à celui d’après lequel elle procède dans les raisonnements disjonctifs, ce qui est le principe que j’ai pris plus haut pour base dans la division systématique de toutes les idées transcendentales, et suivant lequel elles sont produites d’une manière parallèle et correspondante aux trois espèces de raisonnements.

Il est évident de soi que, pour atteindre ce but, c’est-à-dire pour se représenter simplement la détermination nécessaire et complète des choses, la raison ne présuppose pas l’existence d’un être conforme à l’idéal, mais seulement l’idée de cet être, et qu’elle n’a besoin que de cette idée pour dériver d’une totalité inconditionnelle de la détermination complète la détermination conditionnelle, c’est-à-dire la détermination du limité. L’idéal est donc pour elle le prototype (prototypon) de toutes les choses, qui, comme des copies défectueuses (ectypa), en tirent la matière de leur possibilité, et qui, en s’en rapprochant plus ou moins, en restent toujours infiniment éloignées.

Toute possibilité des choses (de la synthèse de leurs éléments divers quant à leur contenu) est donc considérée comme dérivée, et seule celle de ce qui renferme en soi toute réalité est regardée comme originaire. En effet toutes les négations (qui sont pourtant les seuls prédicats par lesquels tout ce qui n’est pas l’être réel par excellence se distingue de lui), sont de simples limitations d’une réalité supérieure et enfin de la plus haute réalité, et par conséquent elles la présupposent et en dérivent quant à leur contenu. Toutes les choses diverses ne sont donc que des manières également diverses de limiter le concept de la suprême réalité, qui est leur substratum commun, de même que toutes les figures ne sont que des manières diverses de limiter l’espace infini. C’est pourquoi leur objet idéal, qui ne réside que dans la raison, s’appelle aussi l’être originaire (ens originarium) ; en tant qu’il n’y en a aucun au-dessus de lui, l’être suprême (ens summum) ; et, en tant que tout lui est subordonné comme conditionnel, l’être des êtres (ens entium). Mais toutes ces expressions ne désignent point le rapport objectif d’un objet réel aux autres choses ; elles ne désignent que le rapport de l’idée à des concepts, et nous laissent dans une complète ignorance touchant l’existence d’un être d’une supériorité si éminente.

Comme on ne peut pas dire non plus qu’un être originaire se compose de plusieurs êtres dérivés, puisque chacun d’eux le présuppose et par conséquent ne saurait le constituer, l’idéal de l’être originaire doit être aussi conçu comme simple.

Dériver de cet être originaire toute autre possibilité n’est donc pas non plus, à parler exactement, limiter sa suprême réalité et en quelque sorte la partager ; car alors l’être originaire ne serait plus considéré que comme un simple agrégat d’êtres dérivés, ce qui, d’après ce qui vient d’être dit, est impossible, quoique nous ayons d’abord présenté ainsi la chose dans une première et grossière esquisse. La suprême réalité servirait plutôt de fondement à la possibilité de toutes choses comme principe que comme ensemble, et leur diversité ne reposerait pas sur la limitation même de l’être originaire, mais sur son parfait développement, dont ferait aussi partie toute notre sensibilité, avec toute réalité phénoménale, sans pour cela appartenir comme ingrédient à l’idée de l’être suprême.

Si nous poursuivons plus avant cette idée, en en faisant une hypostase 1[6], nous pourrons déterminer l’être premier par le seul concept de la réalité suprême comme un être unique, simple, suffisant à tout, éternel, etc. ; en un mot, nous pourrons le déterminer dans son absolue perfection par tous ses prédicats. Le concept d’un tel être est celui de Dieu conçu dans le sens transcendental, et c’est ainsi que l’idéal de la raison pure est l’objet d’une théologie transcendentale, comme je l’ai indiqué plus haut.

Cependant cet usage de l’idée transcendentale dépasserait déjà les bornes de sa destination et de son admissibilité. La raison, en effet, en la donnant pour fondement à la détermination complète des choses en général, ne la pose que comme le concept de toute réalité, sans demander que toute cette réalité soit donnée objectivement et constitue elle-même une chose. Cette chose est une pure fiction 1[7] par laquelle nous rassemblons et réalisons dans un idéal, comme dans un être particulier, la diversité de nos idées, sans avoir même le droit d’admettre la possibilité d’une pareille hypothèse. Il en est de même de toutes les conséquences qui découlent de cet idéal : elles ne concernent en rien la complète détermination des choses en général, laquelle n’a besoin que de l’idée seule, et elles n’ont pas sur elle la moindre influence.

Il ne suffit pas de décrire le procédé de notre raison et sa dialectique ; il faut encore chercher à en découvrir les sources, afin de pouvoir expliquer cette apparence même comme un phénomène de l’entendement ; car l’idéal dont nous parlons n’est pas fondé sur une idée simplement arbitraire, mais sur une idée naturelle. Je demande donc comment la raison arrive à regarder toute possibilité des choses comme dérivée d’une seule possibilité qui leur sert de fondement, c’est-à-dire de celle de la réalité suprême, et à présupposer celle-ci comme renfermée dans un premier être particulier.

La réponse à cette question ressort par elle-même des développements de l’analytique transcendentale. La possibilité des objets des sens est un rapport de ces objets à notre pensée où quelque chose (à savoir la forme empirique) peut être conçu à priori, mais où ce qui constitue la matière, la réalité dans le phénomène (ce qui correspond à la sensation), doit être donné, sans quoi il ne pourrait pas même être conçu et par conséquent sa possibilité ne pourrait être représentée. Or un objet des sens ne peut être complètement déterminé que quand il est comparé à tous les prédicats du phénomène, et qu’il est représenté au moyen de ces prédicats d’une manière affirmative ou négative. Mais, comme ce qui constitue la chose même (dans le phénomène), par conséquent le réel, doit être donné, sans quoi il ne pourrait pas même être conçu, et que ce en quoi le réel de tout phénomène est donné, est l’expérience unique et comprenant tout, la matière de la possibilité de tous les objets des sens doit être présupposée comme donnée dans un ensemble, dont la limitation seule peut servir de fondement à toute possibilité d’objets empiriques, à leur différence entre eux et à leur complète détermination. Or, si dans le fait il n’y a que les objets des sens qui puissent nous être donnés, et s’ils ne peuvent l’être que dans le contexte d’une expérience possible, il suit que rien n’est objet pour nous sans supposer l’ensemble de toute réalité empirique comme condition de sa possibilité. Mais, par une illusion naturelle, nous étendons à toutes les choses en général un principe qui n’a proprement de valeur que relativement à celles qui sont données comme objets de nos sens. Le principe empirique de nos concepts de la possibilité des choses comme phénomènes devient ainsi pour nous, par le retranchement de cette restriction, un principe transcendental de la possibilité des choses en général.

Que si, en outre, nous hypostasions cette idée de l’ensemble de toute réalité, c’est que nous transformons dialectiquement l’unité distributive de l’usage expérimental de l’entendement en unité collective d’un tout d’expérience, et que, dans ce tout du phénomène nous concevons une chose individuelle, qui contient en soi toute réalité empirique, et qui, au moyen de la subreption transcendentale dont je viens de parler, se transforme en concept d’une chose placée au sommet de la possibilité de toutes les choses, qui trouvent en elle les conditions réelles de leur complète détermination *[8].


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Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Grundsatz der durchgängigen Bestimmung.
  2. * Par ce principe chaque chose est donc rapportée à un corrélatif commun, c’est-à-dire à la possibilité totale, laquelle, si elle se trouvait (cette matière de tous les prédicats possibles) dans l’idée d’une seule chose, prouverait l’affinité de tout le possible par l’identité du principe de sa complète détermination. La déterminabilité de tout concept est soumise à l’universalité (universalitas) du principe qui exclut tout milieu entre deux prédicats opposés ; mais la détermination d’une chose est soumise à la totalité (universitas) ou à l’ensemble de tous les prédicats possibles.
  3. 1 Realität (Sachheit).
  4. * Les observations et les calculs des astronomes nous ont appris beaucoup de choses étonnantes ; mais le plus important est qu’ils nous ont découvert l’abîme de l’ignorance, que la raison humaine, sans ces connaissances, n’aurait jamais pu se représenter aussi profond et la réflexion sur cette ignorance doit apporter un grand changement dans la détermination du but final de l’usage de notre raison.
  5. * Allbositz.
  6. * Indem wir sie hypostasiren.
  7. * Eine blosze Erdichtung.
  8. * Cet idéal de l’être souverainement réel est donc, bien qu’il ne soit qu’une simple représentation, d’abord réalisé, c’est-à-dire converti en objet, ensuite hypostasié, et enfin, par une marche naturelle de la raison vers l’achèvement de l’unité, personnifié, comme nous le montrerons bientôt. C’est que l’unité régulatrice de l’expérience ne repose pas sur les phénomènes eux-mêmes (sur la sensibilité toute seule), mais sur l’enchaînement de leurs éléments divers par l’entremise de l’entendement (dans une aperception), et que par conséquent l’unité de la suprême réalité et la complète déterminabilité de toutes choses (leur possibilité) semblent résider dans un entendement suprême, par conséquent dans une intelligence.


Notes du traducteur[modifier]