Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S3

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TROISIÈME SECTION


Des preuves de la raison spéculative en faveur de l’existence d’un être suprême


Malgré le pressant besoin qu’a la raison de supposer quelque chose qui puisse complètement servir de principe à l’entendement pour l’entière détermination de· ses concepts, elle remarquerait trop aisément ce qu’il y a d’idéal et de purement fictif dans une telle supposition pour se trouver persuadée par cela seul de la nécessité d’admettre aussitôt comme un être réel une simple création de sa pensée, si elle n’était pas poussée par un autre endroit à chercher quelque part son repos dans la régression du conditionnel donné vers l’inconditionnel, lequel à la vérité n’est pas en soi et dans son simple concept donné comme réel, mais peut seul accomplir la série des conditions ramenées à leurs principes. Telle est la marche naturelle que suit chaque raison humaine, même la plus vulgaire, quoique toutes n’y restent pas. Elle ne commence pas par des concepts, mais par l’expérience commune, et elle prend ainsi pour fondement quelque chose d’existant. Mais ce fondement s’affaisse, quand il ne repose pas sur le roc immobile de l’absolue nécessité. Et celui-ci à son tour reste suspendu sans appui, quand il est entouré d’un espace <ide, qu’il ne remplit pas tout lui-même et qu’il laisse encore une place au pourquoi, c’est-à-dire quand il n’est pas infini en réalité.

S’il existe quelque chose, quoi que ce soit, il faut accorder que quelque chose existe nécessairement. En effet le contingent n’existe que sous la condition d’une autre chose qui soit sa cause, et de celle-ci le raisonnement continue de remonter jusqu’à une cause qui ne soit plus contingente et qui par là existe nécessairement sans condition. Tel est l’argument sur lequel la raison fonde sa progression vers l’être suprême.

Or la raison cherche le concept d’un être à qui convienne une prérogative d’existence telle que celle de la nécessité absolue, non pas pour conclure à priori du concept de cet être à son existence (car si elle s’en croyait capable, elle n’aurait qu’à diriger ses recherches parmi de simples concepts, et elle n’aurait pas besoin de prendre pour fondement une existence donnée), mais seulement pour trouver un concept, entre tous ceux de choses possibles, qui n’implique rien de contraire à la nécessité absolue. En effet elle tient pour déjà démontré par son premier raisonnement qu’il doit exister quelque chose d’absolument nécessaire. Si donc elle peut écarter tout ce qui ne s’accorde pas avec cette nécessité, excepté une chose, cette chose est l’être absolument nécessaire, que l’on puisse ou non en comprendre la nécessité, c’est-à-dire la dériver de son seul concept.

Or il semble que ce dont le concept contient en soi le pourquoi de toute chose 1[1], un pourquoi qui n’est défectueux dans aucun cas et sous aucun point de vue, et qui suffit partout comme condition, soit par là même l’être à qui convient l’absolue nécessité, puisque, possédant toutes les conditions de tout le possible, il n’a besoin lui-même d’aucune condition, qu’il n’en est pas même susceptible, et que par conséquent il satisfait, au moins d’un côté, au concept de la nécessité absolue, ce que ne peut faire comme lui tout autre concept qui, étant défectueux et manquant de complément, ne montre pas ce caractère d’indépendance par rapport à toutes les conditions ultérieures. Il est vrai que l’on ne peut encore conclure sûrement de là que ce qui ne contient pas en soi la condition suprême et à tous égards parfaite doive être par là même conditionnel dans son existence ; mais il lui manque pourtant ce caractère unique de l’existence inconditionnelle qui sert à la raison pour reconnaître un être comme inconditionnel au moyen d’un concept à priori.

Le concept d’un être possédant la suprême réalité serait donc, entre tous les concepts de choses possibles, celui qui conviendrait le mieux au concept d’un être absolument nécessaire. Bien qu’il n’y satisfasse pas pleinement, nous n’avons pas le choix, et nous nous voyons obligés de nous y tenir, parce que nous ne pouvons jeter au vent l’existence d’un être nécessaire. Mais tout en accordant cette existence, nous ne saurions trouver dans tout le champ de la possibilité rien qui puisse élever une prétention fondée à une telle prérogative dans l’existence.

Telle est donc la marche naturelle de la raison humaine. Elle se persuade d’abord de l’existence de quelque être nécessaire, et elle reconnaît dans cet être une existence inconditionnelle. Or elle cherche le concept de ce qui est indépendant de toute condition, et elle le trouve dans ce qui contient soi-même la condition suffisante de toute autre chose, c’est-à-dire dans ce qui contient toute réalité. Mais le tout sans bornes est unité absolue, et il implique le concept d’un être unique, c’est-à-dire de l’être suprême. La raison conclut ainsi que l’être suprême existe d’une manière absolument nécessaire, comme principe fondamental de toutes choses.

On ne saurait contester à ce concept une certaine solidité, quand il s’agit de se décider 1[2], c’est-à-dire quand une fois l’existence de quelque être nécessaire est accordée et que l’on convient d’en embrasser la cause, où qu’on veuille le placer ; car alors on ne peut faire un choix plus convenable, ou plutôt on n’a pas le choix, mais on est obligé de donner son suffrage à l’unité absolue de la réalité parfaite, comme à la source première de la possibilité. Mais si rien ne nous pousse à nous décider, et que nous aimions mieux ajourner toute cette affaire jusqu’à ce que nous soyons contraints par le poids des arguments à donner notre assentiment, c’est-à-dire s’il ne s’agit que de juger ce que nous savons sur cette question et ce que nous nous flattons seulement de savoir, le raisonnement précédent ne se montre plus à beaucoup près sous un jour aussi avantageux, et il a besoin que la faveur supplée au défaut des titres qu’il prétend faire valoir.

En effet, si nous laissons les choses comme elles se présentent ici à nous, c’est-à-dire si nous admettons d’abord que de quelque existence donnée (ne fût-ce que de la mienne) on peut légitimement conclure à l’existence d’un être absolument nécessaire, et ensuite qu’on doit regarder comme absolument nécessaire un être qui contient toute réalité, partant aussi toute condition, que conséquemment le concept d’une chose à laquelle convient l’absolue nécessité est trouvé par là, nous ne pouvons pas encore en conclure que le concept d’un être borné qui n’a pas la réalité suprême répugne par cela même à la réalité absolue. Car, quoique dans ce concept je n’atteigne pas l’inconditionnel, qui implique déjà par lui-même le tout des conditions, on ne peut cependant pas en conclure que son existence doive être par là même conditionnelle, de même que dans un raisonnement hypothétique je ne puis pas dire : là où n’est pas une certaine condition (c’est-à-dire ici la perfection suivant des concepts), là n’est pas non plus le conditionnel. Il nous sera plutôt permis de donner tous les autres êtres bornés comme tout aussi absolument nécessaires, bien que nous ne puissions conclure leur nécessité du concept général que nous en avons. Mais de cette manière notre argument ne nous donne pas le moindre concept des propriétés d’un être nécessaire et il n’aboutit à rien du tout.

Toutefois cet argument conserve une certaine importance et une autorité qu’on ne saurait lui enlever tout d’un coup, malgré son insuffisance objective. En effet supposez des obligations tout à fait rigoureuses dans l’idée de la raison, mais qui seraient sans aucune application réelle à nous-mêmes, c’est-à-dire sans mobiles, si nous ne supposions un être suprême qui pût assurer aux lois pratiques leur effet et leur impression ; dans ce cas, nous aurions aussi l’obligation de suivre les concepts qui, bien qu’objectivement insuffisants, sont cependant décisifs selon la mesure de notre raison, et en comparaison desquels nous ne connaissons rien de meilleur et de plus convaincant. Le devoir de choisir 1[3] mettrait ici fin à l’irrésolution de la spéculation par une addition pratique ; et même la raison, en sa qualité de juge très-vigilant, ne trouverait en elle aucune justification, si, sous l’influence de mobiles pressants, malgré l’insuffisance de ses lumières, elle ne suivait ces principes de son jugement, qui sont au moins les meilleurs que nous connaissions.

Bien que cet argument soit transcendental dans le fait, puisqu’il repose sur l’essentielle insuffisance du contingent, il est pourtant si simple et si naturel qu’il se trouve approprié au sens commun le plus vulgaire, dès qu’il lui est présenté. On voit des choses changer, naître et périr ; il faut donc que ces choses ou que du moins leur état ait une cause. Mais toute cause qui peut être donnée dans le phénomène ramène à son tour la même question. Or où placerons-nous plus justement la suprême causalité 2[4] si ce n’est là où est aussi la causalité la plus haute 3[5], c’est-à-dire dans l’être qui contient originairement en soi la raison suffisante de l’effet possible, et dont le concept est très-aisément caractérisé par ce seul trait : la perfection absolue 4[6]· Cette cause suprême, nous la tenons pour absolument nécessaire, parce que nous trouvons absolument nécessaire de nous élever jusqu’à elle et que nous n’avons aucune raison de nous élever encore au-dessus d’elle. Aussi voyons-nous briller chez tous les peuples, à travers les nuages du plus aveugle polythéisme, quelques étincelles du monothéisme auquel ils sont conduits, non par la réflexion ou de profondes spéculations, mais par la marche naturelle de l’entendement vulgaire, s’éclairant peu à peu.




Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Dasjenige dessen Begriff zu allem Warum das Darum in sich enthält.
  2. 1 Wenn von Entschlieszungen die Rede ist.
  3. 1 Die Pflicht zu wählen.
  4. 2 Die oberste Causalität.
  5. 3 Die höchste Causalität.
  6. 4 Allbefassende Vollkommenheit.


Notes du traducteur[modifier]