Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch3/S5

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CINQUIÈME SECTION


De l’impossibilité d’une preuve cosmologique de l’existence de Dieu


C’était une chose tout à fait contre nature et une pure innovation de l’esprit scolastique que de vouloir extraire d’une idée arbitrairement jetée l’existence même de l’objet correspondant. Dans le fait on ne se serait jamais hasardé dans cette voie, si la raison n’avait senti le besoin d’admettre pour l’existence en général quelque chose de nécessaire (à quoi l’on pût s’arrêter en remontant), et si elle n’était forcée, cette nécessité devant être absolue et certaine à priori, de chercher un concept qui, autant que possible, satisfit ce besoin, et fît connaître tout à fait à priori une existence. Ce concept, on crut le trouver dans l’idée d’un être souverainement réel, et ainsi cette idée ne servit qu’à déterminer avec plus de précision la connaissance de ce qu’on s’était déjà convaincu ou persuadé d’ailleurs devoir exister, c’est-à-dire de l’être nécessaire. Cependant on dissimula cette marche naturelle de la raison ; et, au lieu de finir par ce concept : on essaya de commencer par lui, afin d’en dériver cette nécessité d’existence qu’il était simplement destiné à compléter. De là résulta cette malheureuse preuve ontologique, qui n’est de nature ni à satisfaire un sain entendement naturel, ni à soutenir un examen scientifique.

La preuve cosmologique, que nous voulons maintenant examiner, maintient l’union de la nécessité absolue avec la suprême réalité ; mais, au lieu de conclure, comme la précédente, de la réalité suprême à la nécessité dans l’existence, elle conclut au contraire de la nécessité absolue, préalablement donnée, de quelque être, à sa réalité infinie, et de cette façon elle a du moins le mérite de tout ramener à un raisonnement, rationnel ou sophistique, mais à coup sûr naturel, qui emporte avec lui la plus grande persuasion, non-seulement pour l’entendement vulgaire, mais même pour l’entendement spéculatif. Aussi bien est-ce cette preuve qui a visiblement fourni à tous les arguments de la théologie naturelle les premiers linéaments, que l’on a toujours suivis et que l’on suivra toujours, de quelques ornements qu’on les décore ou qu’on les déguise. Cette preuve, que Leibnitz appelait aussi la preuve a contingentia mundi, nous allons l’exposer et la soumettre à notre examen.

Elle se formule ainsi : si quelque chose existe, il doit exister aussi un être absolument nécessaire. Or j’existe au moins moi-même ; donc un être absolument nécessaire existe. La mineure contient une expérience, et la majeure conclut d’une expérience en général à l’existence du nécessaire *[1]. La preuve commence donc proprement par l’expérience, et par conséquent elle n’est pas tout à fait déduite à priori, ou ontologiquement ; et, comme l’objet de toute expérience possible s’appelle le monde, on la nomme pour cette raison la preuve cosmologique. Comme elle fait d’ailleurs abstraction de toute propriété particulière des objets de l’expérience, par laquelle ce monde se distingue de tout autre possible, elle se distingue déjà, par son titre même, de la preuve physico-théologique, qui cherche ses arguments dans des observations tirées de la nature particulière de notre monde sensible.

Mais la preuve va plus loin : l’être nécessaire ne peut être déterminé que d’une seule manière, c’est-à-dire, relativement à tous les prédicats opposés possibles, que par l’un d’eux, et par conséquent il doit être complétement déterminé par son concept. Or il ne peut y avoir qu’un seul concept de chose qui détermine complètement cette chose à priori, le concept de l’ens realissimus. Le concept de l’être souverainement réel est donc le seul par lequel un être nécessaire puisse être conçu, c’est-à-dire qu’il existe nécessairement un être suprême.

Il y a tant de propositions sophistiques réunies dans cet argument cosmologique que la raison spéculative semble avoir ici déployé tout son art dialectique afin de produire la plus grande apparence transcendentale possible. Nous en laisserons cependant l’examen un moment de côté, afin de faire remarquer l’artifice avec lequel elle donne pour nouveau un vieil argument rhabillé, et en appelle à l’accord de deux témoignages, celui de la raison pure et celui de l’expérience, quand c’est seulement le premier qui change de figure et de voix afin de se faire passer pour le second. Pour se donner un fondement solide, cette preuve s’appuie sur l’expérience, et elle a ainsi l’air de se distinguer de la preuve ontologique, qui met toute sa confiance en de purs concepts à priori. Mais la preuve cosmologique ne se sert de cette expérience que pour faire un seul pas, c’est-à-dire pour s’élever à l’existence d’un être nécessaire en général. La preuve empirique ne peut rien apprendre des attributs de cet être, et ici la raison prend congé de cette preuve, et cherche derrière de purs concepts quels attributs doit avoir en général un être absolument nécessaire, c’est-à-dire un être qui, entre toutes les choses possibles, renferme les conditions requises (requisita) pour une nécessité absolue. Or ces conditions, on croit les trouver uniquement dans le concept d’un être souverainement réel, et l’on conclut que cet être est l’être absolument nécessaire. Mais il est clair que l’on suppose ici que le concept d’un être possédant la suprême réalité satisfait pleinement à celui de l’absolue nécessité dans l’existence, c’est-à-dire que l’on peut conclure de l’une à l’autre. Or c’est cette proposition qu’affirmait l’argument ontologique ; on l’admet donc et on la prend pour fondement dans la preuve cosmologique, tandis qu’on avait voulu l’éviter. En effet la nécessité absolue est une existence purement intelligible. Or, si je dis que le concept de l’ens realissimum est un concept de ce genre, et qu’il est le seul qui soit conforme et adéquat à l’existence nécessaire, je dois accorder aussi que celle-ci en peut être conclue. C’est donc proprement la preuve ontologique par simples concepts qui fait toute la force de la prétendue preuve cosmologique, et l’expérience que l’on allègue ne sert tout au plus qu’à nous conduire au concept de la nécessité absolue, mais non à la démontrer dans une chose déterminée. En effet, dès que nous nous proposons ce but, nous devons abandonner aussitôt toute expérience et chercher parmi les purs concepts celui d’entr’eux qui contient les conditions de la possibilité d’un être absolument nécessaire. Mais si la possibilité d’un tel être se reconnaît de cette manière, son existence est aussi démontrée, car cela revient à dire : dans tout le possible il n’y a qu’un être qui implique la nécessité absolue, et par conséquent cet être existe d’une manière absolument nécessaire.

Tout ce qu’il y a de fallacieux dans un raisonnement se découvre aisément, quand on expose l’argument sous sa forme scolastique. C’est ce que nous allons faire.

Si cette proposition : tout être absolument nécessaire est en même temps l’être souverainement réel (ce qui est le nervus probandi de la preuve cosmologique), est juste, elle doit, comme tous les jugements affirmatifs, pouvoir se convertir, au moins per acccidens, ce qui donnerait lieu à celle-ci : quelques êtres souverainement réels sont en même temps des êtres absolument nécessaires. Mais un ens realissimum ne se distingue d’un autre sous aucun rapport, et par conséquent ce qui s’applique à quelques êtres renfermés sous ce concept s’applique aussi à tous. Je pourrais donc (dans ce cas) convertir aussi la proposition absolument, en disant : tout être souverainement réel est un être nécessaire. Or, comme cette proposition est déterminée à priori par ses seuls concepts, le simple concept de l’être souverainement réel doit impliquer aussi l’absolue nécessité de cet être. C’est précisément ce qu’affirmait la preuve ontologique, mais ce que la preuve cosmologique ne voulait pas reconnaître, et ce qu’elle n’en supposait pas moins dans ses conclusions, bien que d’une manière cachée.

Ainsi la seconde voie que suit la raison spéculative pour démontrer l’existence de l’être suprême n’est pas seulement aussi fausse que la première, mais elle a de plus ce défaut de tomber dans le sophisme appelé ignoratio elenchi, en nous promettant de nous ouvrir un nouveau sentier, et en nous ramenant, après un léger détour, à celui que nous avions quitté pour elle.

J’ai dit plus haut brièvement que dans cet argument cosmologique se cachait toute une nichée de prétentions dialectiques que la critique transcendentale peut aisément découvrir et détruire. Je vais me borner à les indiquer, en laissant au lecteur déjà exercé le soin de scruter plus à fond et de réfuter les faux principes.

On y trouve donc, par exemple : 1° le principe transcendental, de conclure du contingent à une cause, principe qui n’a de valeur que dans le monde sensible, et qui n’a plus même aucun sens en dehors de ce monde. En effet le concept purement intellectuel du contingent ne peut produire aucune proposition synthétique telle que celle de la causalité, et le principe de celle-ci n’a de valeur et d’usage que dans le monde sensible ; or il faudrait ici qu’il servît précisément à sortir de ce monde. 2° Le raisonnement qui consiste à conclure de l’impossibilité d’une série infinie de causes données les unes au-dessus des autres dans le monde sensible à une cause première. Les principes de l’usage rationnel ne nous autorisent pas à conclure ainsi même dans l’expérience ; à plus forte raison ne nous autorisent-ils pas à étendre ce principe au delà de l’expérience (là où cette chaîne ne peut pas être prolongée). 3° Le faux contentement de soi-même qu’éprouve la raison en croyant achever cette série par cela seul qu’elle écarte à la fin toute condition, quoique cependant sans condition aucun concept d’une nécessité ne puisse avoir lieu. Comme alors on ne peut plus rien comprendre, on prend cette impuissance pour l’achèvement de son concept. 4 ° La confusion de la possibilité logique d’un concept de toutes les réalités réunies (sans contradiction interne) avec la possibilité transcendentale. Celle-ci a besoin d’un principe qui rende une telle synthèse praticable, mais ce principe à son tour ne peut porter que sur le champ des expériences possibles, etc.

L’artifice de la preuve cosmologique a uniquement pour but d’éviter la preuve qui prétend démontrer à priori par de simples concepts l’existence d’un être nécessaire, et qui devrait être déduite ontologiquement, chose dont nous nous sentons tout à fait incapables. Dans ce but nous concluons, autant qu’on peut le faire, d’une existence réelle prise pour fondement (d’une expérience en général) à une condition absolument nécessaire. Nous n’avons pas besoin alors d’en expliquer la possibilité. Car, s’il est démontré qu’elle existe, toute question relative à sa possibilité devient absolument inutile. Voulons-nous déterminer avec plus de précision la nature de cet être nécessaire, nous ne cherchons pas ce qui est suffisant pour comprendre par son concept la nécessité de l’existence, car si nous pouvions le faire, nous n’aurions besoin d’aucune supposition empirique ; non, nous ne cherchons que la condition négative (conditio sine qua non) sans laquelle un être ne serait pas absolument nécessaire. Or cela irait bien dans toute autre espèce de raisonnement concluant d’une conséquence donnée à son principe ; mais il se trouve malheureusement ici que la condition exigée pour la nécessité absolue ne peut se rencontrer que dans un seul être, qui devrait ainsi renfermer dans son concept tout ce qui est requis pour la nécessité absolue, et qui par conséquent permet de conclure à priori à cette nécessité. Ce qui revient à dire que je devrais pouvoir aussi conclure réciproquement que la chose à laquelle convient ce concept (de la suprême réalité) est absolument nécessaire, et que, si je ne puis conclure ainsi (ce qu’il faut bien que j’avoue si je veux éviter la preuve ontologique) : je ne serai pas plus heureux dans cette nouvelle voie, et me retrouverai toujours au point d’où je suis parti. Le concept de l’être suprême satisfait bien à priori à toutes les questions qui peuvent être élevées sur les déterminations internes d’une chose, et c’est aussi pour cette raison un idéal sans pareil, puisque le concept universel le désigne en même temps comme un individu entre toutes les choses possibles ; mais il ne satisfait pas à la question de sa propre existence, ce qui était pourtant le point capital ; et, si quelqu’un, admettant l’existence d’un être nécessaire, voulait seulement savoir quelle chose entre toutes les autres devrait être regardée comme telle, on ne saurait lui répondre : voilà l’être nécessaire.

Il peut bien être permis d’admettre l’existence d’un être souverainement suffisant comme cause de tous les effets possibles, afin de faciliter à la raison l’unité des principes d’explication qu’elle cherche. Mais d’aller jusqu’à dire qu’un tel être existe nécessairement, ce n’est plus là la modeste expression d’une hypothèse permise, mais l’orgueilleuse prétention d’une certitude apodictique, car la connaissance de ce que l’on présente comme absolument nécessaire doit emporter aussi une nécessité absolue.

Tout le problème de l’idéal transcendental revient donc à trouver soit un concept à la nécessité absolue, soit au concept d’une chose l’absolue nécessité de cette chose. Si l’on peut faire l’un des deux, on doit aussi pouvoir faire l’autre ; car la raison ne reconnaît comme absolument nécessaire que ce qui est nécessaire d’après son concept. Mais l’un et l’autre sont au-dessus de tous les efforts que nous pouvons tenter pour satisfaire sur ce point notre entendement, et de ceux aussi que nous pouvons faire pour le tranquilliser sur son impuissance.

La nécessité absolue dont nous avons si indispensablement besoin, comme du dernier soutien de toutes choses, est le véritable abîme de la raison humaine. L’éternité même, sous quelque sublime et effrayante image que l’ait dépeinte Haller, ne frappe pas à beaucoup près l’esprit de tant de vertige ; car elle ne fait que mesurer la durée des choses, elle ne les soutient pas. On ne peut ni éloigner de soi ni supporter cette pensée qu’un être, que nous nous représentons comme le plus élevé entre tous les êtres possibles, se dise en quelque sorte à lui-même : je suis de toute éternité ; en dehors de moi, rien n’existe que par ma volonté ; mais d’où suis-je donc ? Ici tout s’écroule au-dessous de nous, et la plus grande perfection, comme la plus petite, flotte suspendue sans soutien devant la raison spéculative, à laquelle il ne coûte rien de faire disparaître l’une et l’autre sans le moindre empêchement.

Beaucoup de forces de la nature, qui manifestent leur existence par certains effets, restent impénétrables pour nous ; car nous ne pouvons pas les sonder assez avant par le moyen de l’observation. L’objet transcendental qui sert de fondement aux phénomènes, et, avec lui, la raison pourquoi notre sensibilité est soumise à ces conditions suprêmes plutôt qu’à d’autres, sont et demeurent impénétrables pour nous, bien que la chose même soit donnée, mais sans être aperçue 1[2]. Mais un idéal de la raison pure ne peut être appelé impénétrable 2[3], par cela seul qu’il ne peut offrir d’autre garantie de sa réalité que le besoin qu’a la raison d’achever par ce moyen toute unité synthétique. Puisqu’il n’est pas même donné comme objet concevable 3[4], il n’est pas non plus comme tel impénétrable ; mais au contraire, comme simple idée, il doit pouvoir trouver son siège et sa solution dans la nature de la raison, et par conséquent être pénétré 4[5] ; car la raison consiste précisément à pouvoir rendre compte de tous nos concepts, opinions et assertions, soit par des principes objectifs, soit, quand il ne s’agit que d’une simple apparence, par des principes subjectifs.


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Notes de Kant[modifier]

  1. * Cette argumentation est trop connue pour qu’il soit nécessaire de l’exposer ici plus longuement. Elle repose sur cette loi naturelle, soi-disant transcendentale, de la causalité, à savoir que tout ce qui est contingent a sa cause, et que cette cause, si elle est contingente à son tour, doit aussi avoir une cause, jusqu’à ce que la série des causes subordonnées les unes aux autres s’arrête à une cause absolument nécessaire, sans laquelle elle ne serait jamais complète.
  2. 1 Eingesehen.
  3. 2 Unerforschlich.
  4. 3 Denkbarer.
  5. 4 Erforscht.


Notes du traducteur[modifier]