Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L1/Ch1/S3/§10

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Troisième section

§ 10
Des concepts purs de l’entendement ou des catégories.

La logique générale, comme il a été déjà dit plusieurs fois, fait abstraction de tout contenu de la connaissance, et elle attend que des représentations lui viennent d’ailleurs, d’où que ce soit, pour les convertir d’abord en concepts, ce qu’elle fait au moyen de l’analyse. La logique transcendentale, au contraire, trouve devant elle une diversité d’éléments sensibles à priori[ndt 1] que l’esthétique transcendentale lui fournit et qui donnent une matière aux concepts purs de l’entendement ; sans cette matière, elle n’aurait point de contenu, et par conséquent elle serait tout à fait vide. Or l’espace et le temps contiennent sans doute une diversité d’éléments qui viennent de l’intuition pure à priori, mais ils n’en font pas moins partie des conditions de la réceptivité de notre esprit, c’est-à-dire des conditions sans lesquelles il ne peut recevoir de représentations des objets, et qui par conséquent en doivent nécessairement aussi affecter le concept. Mais la spontanéité de notre pensée exige pour faire de cette diversité une connaissance, qu’elle soit d’abord parcourue, recueillie et liée de quelque façon. J’appelle cet acte synthèse.

J’entends donc par synthèse, dans le sens le plus général de ce mot, l’acte qui consiste à ajouter diverses représentations les unes aux autres et à en réunir la diversité en une connaissance. Cette synthèse est pure, quand la diversité n’est pas donnée empiriquement, mais à priori (comme celle qui est donnée dans l’espace et dans le temps). Nos représentations doivent être données antérieurement à l’analyse qu’on en peut faire, et il n’y a point de concepts dont on puisse expliquer le contenu analytiquement. Sans doute, la synthèse d’une diversité (qu’elle soit donnée empiriquement ou à priori) produit d’abord une connaissance qui peut être au début grossière, et confuse et qui par conséquent a besoin d’analyse ; mais elle n’en est pas moins l’acte propre qui rassemble les éléments de manière à en constituer des connaissances et qui les réunit pour en former un certain contenu. Elle est donc la première chose sur laquelle nous devions porter notre attention, lorsque nous voulons juger de l’origine de notre connaissance.

La synthèse en général, comme nous le verrons plus tard, est le simple effet de l’imagination, c’est-à-dire d’une fonction de l’âme, aveugle mais indispensable, sans laquelle nous n’aurions aucune espèce de connaissance, mais dont nous n’avons que très-rarement conscience. Mais l’acte qui consiste à ramener cette synthèse à des concepts est une fonction qui appartient à l’entendement, et par laquelle il nous procure la connaissance dans le sens propre de ce mot.

La synthèse pure, représentée d’une manière générale, donne le concept pur de l’entendement. J’entends par là cette synthèse qui repose sur un principe d’unité synthétique à priori ; ainsi sous les nombres (cela est surtout remarquable quand il s’agit de nombres élevés) il y a une synthèse qui se fait suivant des concepts, puisqu’elle a lieu d’après un principe commun d’unité (par exemple celui de la décade). L’unité dans la synthèse de la diversité est donc nécessaire sous ce concept.

Il y a une opération qui consiste à ramener par voie d’analyse diverses représentations à un concept (c’est celle dont s’occupe la logique générale) ; mais ce ne sont pas les représentations, c’est la synthèse pure des représentations que la logique transcendentale enseigne à ramener à des concepts. La première chose qui doit être donnée à priori pour que la connaissance d’un objet quelconque devienne possible, c’est la diversité de l’intuition pure ; la seconde est la synthèse que l’imagination opère dans cette diversité, mais qui ne donne encore aucune connaissance. Les concepts qui donnent de l’unité à cette synthèse pure et qui consistent uniquement dans la représentation de cette unité synthétique nécessaire forment la troisième chose nécessaire à la connaissance d’un objet, et reposent sur l’entendement.

La même fonction qui donne de l’unité aux diverses représentations dans un jugement, donne aussi de l’unité à la simple synthèse des représentations diverses dans une intuition, et c’est cette unité qui, prise d’une manière générale, s’appelle un concept pur de l’entendement. Ainsi le même entendement qui, au moyen de l’unité analytique, a produit dans les concepts la forme logique du jugement, introduit en même temps et par la même opération, au moyen de l’unité synthétique des éléments divers de l’intuition en général, un contenu transcendental dans ses représentations, et c’est pourquoi elles s’appellent des concepts purs de l’entendement, qui s’appliquent à priori à des objets, ce que ne peut faire la logique générale.

D’après cela, il y aura autant de concepts purs de l’entendement, s’appliquant à priori à des objets d’intuition, qu’il y avait, d’après la table précédente, de fonctions logiques dans tous les jugements possibles ; car ces fonctions épuisent entièrement l’entendement et en mesurent exactement la puissance. Nous donnerons à ces concepts, suivant le langage d’Aristote, le nom de catégories, puisque notre dessein est identique au sien dans son origine, bien qu’il s’en éloigne beaucoup dans l’exécution.


TABLE DES CATÉGORIES



1
Quantité
Unité.
Pluralité.
Totalité.
2
Qualité
Réalité.
Négation.
Limitation.
3
Relation.
Substance et accident (substantia et accidens).
Causalité et dépendance (cause et effet).
Communauté (action réciproque entre l’agent et le patient).
4
Modalité.
Possibilité, — Impossibilité.
Existence, — Non-existence.
Nécessité, — Contingence.


Telle est la liste de tous les concepts originairement purs de la synthèse, qui sont contenus à priori dans l’entendement et qui lui valent le nom d’entendement pur. C’est uniquement grâce à eux qu’il peut comprendre quelque chose à la diversité de l’intuition, c’est-à-dire en penser l’objet. Cette division est systématiquement dérivée d’un principe commun, à savoir de la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) ; ce n’est point une rapsodie résultant d’une recherche des concepts purs faite à tout hasard, mais dont la perfection ne saurait jamais être certaine, parce qu’on la conclut par induction sans jamais songer à se demander pourquoi ce sont précisément ces concepts et non point d’autres qui sont inhérents à l’entendement. C’était un dessein digne d’un esprit aussi pénétrant qu’Aristote que celui de rechercher ces concepts fondamentaux. Mais, comme il ne suivait aucun principe, il les recueillit comme ils se présentaient à lui, et en rassembla d’abord dix qu’il appela catégories (prédicaments). Dans la suite il crut en avoir trouvé encore cinq, qu’il ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa liste n’en resta pas moins défectueuse. En outre on y trouve quelques modes (modi) de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, ainsi que prius, simul) et même un concept empirique (motus), qui ne devraient pas figurer dans ce registre généalogique de l’entendement ; on y trouve aussi des concepts dérivés (actio, passio) mêlés aux concepts primitifs, et d’un autre côté quelques-uns de ceux-ci manquent complètement.

Au sujet de ces derniers concepts, il faut encore remarquer que les catégories, étant les vrais concepts primitifs de l’entendement humain, sont par là même la souche de concepts dérivés qui ne sont pas moins purs et dont il est impossible de ne pas tenir un compte détaillé dans un système complet de philosophie transcendentale, mais que, dans cet essai purement critique, je puis me contenter de mentionner.

Qu’il me soit permis de nommer ces concepts purs, mais dérivés, de l’entendement les prédicables de l’entendement pur (par opposition aux prédicaments). Dès qu’on a les concepts originaires et primitifs, il est facile d’y ajouter les concepts dérivés et secondaires, et de dessiner entièrement l’arbre généalogique de l’entendement pur. Comme je n’ai point à m’occuper ici de la complète exécution du système, mais seulement des principes de ce système, je réserve ce complément pour un autre travail. Mais on peut assez aisément atteindre ce but en prenant les manuels d’ontologie, et en ajoutant, par exemple, à la catégorie de la causalité les prédicables de la force, de l’action, de la passion ; à la catégorie de la communauté, ceux de la présence, de la résistance ; aux prédicaments de la modalité les prédicables de la naissance, de la fin, du changement, etc. Les catégories combinées avec les modes de la sensibilité pure ou même entre elles fournissent une grande quantité de concepts dérivés à priori, qu’il ne serait pas sans utilité et sans intérêt de signaler et d’exposer aussi complètement que possible ; mais c’est là une peine dont on peut s’exempter ici.

Je me dispense aussi à dessein dans ce traité de donner les définitions des catégories, quoique je sois en mesure de le faire. J’analyserai plus tard ces concepts dans la mesure nécessaire à la méthodologie qui m’occupe. Dans un système de la raison pure on serait sans doute en droit de les exiger de moi ; mais ici elles ne feraient que détourner l’attention du but principal de notre recherche en soulevant des doutes et des objections que nous pouvons ajourner à une autre occasion, sans nuire en rien à notre objet essentiel. En attendant, il résulte clairement du peu que je viens de dire qu’un vocabulaire complet de ces concepts, avec tous les éclaircissements nécessaires, n’est pas seulement possible, mais qu’il est facile à exécuter. Les cases sont toutes prêtes ; il ne reste plus qu’à les remplir, et dans une topique systématique telle que celle dont il s’agit ici, il n’est pas difficile de reconnaître la place qui convient proprement à chaque concept et de remarquer en même temps celles qui sont encore vides.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]

  1. Ein Mannigfaltiges der Sinnlichkeit à priori.