Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/3.

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Traduction par Jules Barni.
Édition Germer-Baillière (1p. 236-241).

III

Analogies de l’expérience

En voici le principe : L’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions[ndt 1].
preuve

L’expérience[ndt 2] est une connaissance empirique, c’est-à-dire une connaissance qui détermine un objet par des perceptions. Elle est donc une synthèse de perceptions qui elle-même n’est pas contenue dans ces perceptions, mais renferme l’unité synthétique de leur diversité au sein d’une conscience, unité qui constitue l’essentiel d’une connaissance des objets des sens, c’est-à-dire de l’expérience (et non pas seulement de l’intuition ou de la sensation des sens). Dans l’expérience, les perceptions ne se rapportent les unes aux autres que d’une manière accidentelle, de telle sorte que des perceptions mêmes ne résulte ni ne peut résulter entre elles aucune liaison nécessaire ; l’appréhension, en effet, n’est qu’un assemblage des éléments divers de l’intuition empirique, et l’on n’y saurait trouver aucune représentation d’un lien nécessaire dans l’existence au sein de l’espace et du temps des phénomènes qu’elle rassemble. Mais, comme l’expérience est une connaissance des objets déterminée par des perceptions, que, par conséquent, le rapport d’existence des éléments divers n’y doit point être représenté tel qu’il résulte d’un assemblage dans le temps, mais tel qu’il existe objectivement dans le temps, et que, d’un autre côté, le temps ne peut être lui-même perçu, il suit qu’on ne peut déterminer l’existence des objets dans le temps qu’en les liant dans le temps en général, c’est-à-dire au moyen de concepts qui les unissent à priori. Or ces concepts impliquant toujours la nécessité, l’expérience n’est possible qu’au moyen d’une représentation de la liaison nécessaire des perceptions.

Les trois modes du temps sont la permanence, la succession et la simultanéité. De là trois lois qui règlent tous les rapports chronologiques des phénomènes, et d’après lesquelles l’existence de chacun d’eux peut être déterminée par rapport à l’unité de tout temps, et ces lois sont antérieures à toute expérience, qu’elles servent elles-mêmes à rendre possibles.

Le principe général de ces trois analogies repose sur l’unité nécessaire de l’aperception par rapport à toute conscience empirique possible (de la perception) dans chaque temps, et par conséquent, puisque cette unité est un fondement à priori, sur l’unité synthétique de tous les phénomènes au point de vue de leur rapport dans le temps. En effet, l’aperception originaire se rapporte au sens intérieur (à l’ensemble de toutes les représentations), et à priori à sa forme, c’est-à-dire au rapport des diverses consciences empiriques dans le temps[ndt 3]. Or toute cette diversité doit être liée, suivant ses rapports de temps, dans l’aperception originaire ; car c’est là ce qu’exprime l’unité transcendentale à priori de cette diversité, cette unité sous laquelle rentre tout ce qui doit faire partie de ma connaissance (c’est-à-dire de ma propre connaissance), et par conséquent tout ce qui peut être un objet pour moi. Cette unité synthétique dans le rapport chronologique de toutes les perceptions, qui est déterminée à priori, revient donc à cette loi : toutes les déterminations empiriques du temps sont soumises aux règles de la détermination générale du temps ; et les analogies de l’expérience, dont nous avons maintenant à nous occuper, doivent être des règles de ce genre.

Ces principes ont ceci de particulier qu’ils ne s’occupent pas des phénomènes et de la synthèse de leur intuition empirique, mais seulement de l’existence et de leur rapport entre eux relativement à cette existence. Or la manière dont quelque chose est appréhendé dans le phénomène peut être déterminée à priori de telle façon que la règle de sa synthèse puisse fournir cette intuition à priori dans chaque exemple empirique donné, c’est-à-dire la réaliser au moyen de cette synthèse même. Mais l’existence des phénomènes ne peut être connue à priori ; et, quand nous pourrions arriver par cette voie à conclure quelque existence, nous ne la connaîtrions pas d’une manière déterminée, c’est-à-dire que nous ne saurions anticiper ce par quoi son intuition empirique se distingue de toute autre.

Les deux principes précédents, que j’ai nommés mathématiques, parce qu’ils nous autorisent à appliquer les mathématiques aux phénomènes, se rapportaient aux phénomènes au point de vue de leur simple possibilité, et nous enseignaient comment ces phénomènes peuvent être produits suivant les règles d’une synthèse mathématique, soit quant à leur intuition, soit quant au réel de leur perception. On peut donc employer dans l’un et l’autre cas les quantités numériques et avec elles déterminer le phénomène comme quantité. Ainsi, par exemple, je puis déterminer à priori, c’est-à-dire construire le degré des sensations de la lumière du soleil en le composant d’environ 200, 000 fois celle de la lune. Nous pouvons donc désigner ces premiers principes sous le nom de constitutifs.

Il en doit être tout autrement de ceux qui soumettent à priori à des règles l’existence des phénomènes. En effet, comme elle ne se laisse pas construire, ces principes ne concernent qu’un rapport d’existence et ne peuvent être que des principes purement régulateurs. Il n’y a donc ici ni axiomes, ni anticipations à chercher ; il s’agit seulement, quand une perception nous est donnée dans un rapport de temps avec une autre (qui reste indéterminée), de dire, non pas quelle est cette autre perception et quelle en est la quantité, mais comment elle est nécessairement liée à la première, quant à l’existence, dans ce mode du temps. En philosophie, les analogies signifient quelque chose de très-différent de ce qu’elles représentent en mathématiques. Dans celles-ci, ce sont des formules qui expriment l’égalité de deux rapports de quantité, et elles sont toujours constitutives, si bien que, quand deux membres de la proportion sont donnés, le troisième aussi est donné par là même, c’est-à-dire peut être construit. Dans la philosophie, au contraire, l’analogie est l’égalité de deux rapports, non de quantité, mais de qualité : trois membres étant donnés, je ne puis connaître et déterminer à priori que le rapport à un quatrième, mais non ce quatrième membre lui-même ; j’ai seulement une règle pour le chercher dans l’expérience et un signe pour l’y découvrir. Une analogie de l’expérience n’est donc qu’une règle suivant laquelle l’unité de l’expérience (non la perception elle-même, comme intuition empirique en général) doit résulter de perceptions, et elle s’applique aux objets (aux phénomènes), non comme principe constitutif, mais simplement comme principe régulateur. Il en est de même des postulats de la pensée empirique en général, qui concernent à la fois la synthèse de la pure intuition (de la forme du phénomène), celle de la perception (de la matière du phénomène) et celle de l’expérience (du rapport de ces perceptions). Ils n’ont d’autre valeur que celle de principes régulateurs, et se distinguent des postulats mathématiques, qui sont constitutifs, non pas sans doute par la certitude, qui se trouve à priori dans les uns et dans les autres, mais par la nature de l’évidence, c’est-à-dire par leur côté intuitif (et par conséquent aussi par la démonstration).

Mais ce qui a été rappelé dans tous les principes synthétiques, et ce qui doit être ici particulièrement remarqué, c’est que ce n’est pas comme principes de l’usage transcendental de l’entendement, mais simplement comme principes de son usage empirique, que ces analogies ont leur signification et leur valeur, et que c’est uniquement à ce titre qu’elles peuvent être démontrées ; d’où il suit que les phénomènes ne doivent pas être subsumés sous les catégories en général, mais seulement sous leurs schèmes. En effet, si les objets auxquels ces principes doivent être rapportés étaient des choses en soi, il serait absolument impossible d’en avoir à priori quelque connaissance synthétique. Mais ils ne sont que des phénomènes, et l’expérience possible n’est que la connaissance parfaite de ces phénomènes, à laquelle doivent toujours aboutir en définitive tous les principes à priori. Les principes dont il s’agit ici ne peuvent donc avoir pour but que les conditions de l’unité de la connaissance empirique dans la synthèse des phénomènes. Or cette unité n’est conçue que dans le schème du concept pur de l’entendement, puisque, comme synthèse en général, elle trouve dans la catégorie une fonction qui n’est restreinte par aucune condition sensible. Nous serons donc autorisés par ces principes à n’associer les phénomènes que par analogie avec l’unité logique et générale des concepts ; et, par conséquent, si dans le principe même nous nous servons de la catégorie, dans l’exécution (dans l’application aux phénomènes), nous substituerons au principe le schème de la catégorie, comme étant la clef de son usage, ou plutôt nous placerons à côté d’elle ce schème comme condition restrictive, sous le nom de formule du principe.



Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]

  1. 1re  édition : « En voici le principe général : Tous les phénomènes sont soumis à priori, quant à leur existence, à des règles qui déterminent leur rapport entre eux dans un temps. »
  2. Tout ce premier paragraphe est une addition de la première édition.
  3. Das Verhältnisz des mannigfaltigen empirischen Bewusztseins in der Zeit.