Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/3./A.

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A

Première analogie

Principe de la permanence de la substance : La substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature[ndt 1].
preuve

Tous les phénomènes sont dans le temps, et c’est en lui seulement, comme dans un substratum (ou dans la forme constante de l’intuition intérieure), qu’on peut se représenter la simultanéité aussi bien que la succession. Le temps donc, où doit être conçu tout changement des phénomènes, demeure et ne change pas ; la succession ou la simultanéité n’y peuvent être représentées que comme ses déterminations. Or le temps ne peut être perçu en lui-même. C’est donc dans les objets de la perception, c’est-à-dire dans les phénomènes, qu’il faut chercher le substratum qui représente le temps en général, et où peut être perçu dans l’appréhension, au moyen du rapport des phénomènes avec lui, tout changement ou toute succession. Mais le substratum de tout ce qui est réel, c’est-à-dire de tout ce qui appartient à l’existence des choses, est la substance, où tout ce qui appartient à l’existence ne peut être conçu que comme détermination. Par conséquent, ce quelque chose de permanent relativement à quoi tous les rapports des phénomènes dans le temps sont nécessairement déterminés, est la substance du phénomène, c’est-à-dire ce qu’il y a en lui de réel[ndt 2] et ce qui demeure toujours le même, comme substratum de tout changement. Et comme cette substance ne peut changer dans son existence, sa quantité dans la nature ne peut ni augmenter ni diminuer[ndt 3].

Notre appréhension des éléments divers du phénomène est toujours successive, et par conséquent toujours changeante. Il est donc impossible que nous déterminions jamais par ce seul moyen si ces éléments divers, comme objets de l’expérience, sont simultanés ou successifs, à moins qu’elle n’ait pour fondement quelque chose qui demeure toujours, quelque chose de durable et de permanent dont tout changement et toute simultanéité ne soient qu’autant de manières d’être (modi). Ce n’est donc que dans le permanent que sont possibles les rapports de temps (car la simultanéité et la succession sont les seuls rapports de temps), c’est-à-dire que le permanent est, pour la représentation empirique du temps même, le substratum qui seul rend possible toute détermination de temps. La permanence exprime en général le temps, comme le constant corrélatif de toute existence des phénomènes, de tout changement et de toute simultanéité. En effet, le changement ne concerne pas le temps lui-même, mais seulement les phénomènes dans le temps (de même, la simultanéité n’est pas un mode du temps même, puisqu’il n’y a pas dans le temps de parties simultanées, mais que toutes sont successives). Si l’on voulait attribuer au temps lui-même une succession, il faudrait encore concevoir un autre temps où cette succession serait possible. C’est par le permanent seul que l’existence reçoit dans les diverses parties successives de la série du temps une quantité, que l’on appelle la durée. Car dans la simple succession, l’existence va toujours disparaissant et commençant, sans jamais avoir la moindre quantité. Sans ce quelque chose de permanent, il n’y a donc pas de rapport de temps. Or, comme le temps ne peut être perçu en lui-même, ce quelque chose de permanent est le substratum de toute détermination de temps, par conséquent aussi la condition de la possibilité de toute unité synthétique des perceptions, c’est-à-dire de l’expérience ; et toute existence, tout changement dans le temps ne peut être regardé que comme un mode de ce qui demeure et ne change pas. Donc, dans tous les phénomènes, le permanent est l’objet même, c’est-à-dire la substance (phænomenon) ; mais tout ce qui change ou peut changer n’est que le mode d’existence de cette substance ou fait partie de ses déterminations.

Je trouve que, de tout temps, non-seulement les philosophes, mais le commun des hommes, ont supposé cette permanence comme un substratum de tout changement des phénomènes, et ils l’admettront toujours comme une chose indubitable. Seulement les philosophes s’expriment à ce sujet avec un peu plus de précision, en disant : au milieu de tous les changements qui arrivent dans le monde, la substance demeure ; il n’y a que les accidents qui changent. Mais je ne vois nulle part qu’on ait essayé de donner une preuve de cette proposition synthétique ; et même elle ne figure que rarement, comme il lui conviendrait pourtant, en tête de ces lois pures et entièrement à priori de la nature. Dans le fait, dire que la substance est permanente, c’est là une proposition tautologique. En effet, cette permanence est l’unique raison pour laquelle nous appliquons au phénomène la catégorie de la substance, et il aurait fallu prouver que dans tous les phénomènes il y a quelque chose de permanent, dont le changeant ne fait que modifier l’existence. Mais, comme une telle preuve ne peut être donnée dogmatiquement, c’est-à-dire au moyen de concepts, puisqu’elle suppose une proposition synthétique à priori, et comme on ne s’est jamais avisé de songer que des propositions de ce genre n’ont de valeur que par rapport à l’expérience possible, et par conséquent ne peuvent être prouvées qu’au moyen d’une déduction de la possibilité de l’expérience, il n’est pas étonnant que, tout en donnant cette proposition synthétique pour fondement à toute expérience (parce qu’on en sent le besoin dans la connaissance empirique), on ne l’ait jamais prouvée.

On demandait à un philosophe : combien pèse la fumée ? Il répondit : retranchez du poids du bois brûlé celui de la cendre qui reste, et vous aurez le poids de la fumée. Il supposait donc comme une chose incontestable que même dans le feu la matière (la substance) ne périt pas, et que sa forme seule subit un changement. De même la proposition : rien ne sort de rien, n’est qu’une autre conséquence du principe de la permanence, ou plutôt de l’existence toujours subsistante du sujet propre des phénomènes. Car, pour que ce qu’on nomme substance dans le phénomène puisse être proprement le substratum de toute détermination de temps, il faut que toute existence, dans le passé aussi bien que dans l’avenir, y soit uniquement et exclusivement déterminée. Nous ne pouvons donc donner à un phénomène le nom de substance que parce que nous supposons que son existence est de tout temps ; or c’est ce qu’exprime mal le mot permanence[ndt 4], qui semble plutôt se rapporter à l’avenir. Toutefois, comme la nécessité interne d’être permanent est inséparable de celle d’avoir toujours été, l’expression peut être conservée. Gigni de nihilo nihil, in nihilum nil posse reverti, c’étaient là deux propositions que les anciens liaient inséparablement, et que l’on sépare maintenant quelquefois mal à propos, en s’imaginant qu’elles s’appliquent à des choses en soi, et que la première est contraire à l’idée que le monde dépend d’une cause suprême (même quant à sa substance). Mais cette crainte est sans fondement, puisqu’il n’est ici question que des phénomènes dans le champ de l’expérience, dont l’unité ne serait jamais possible si nous admettions qu’il se produisît des choses nouvelles (quant à la substance). Alors, en effet, disparaîtrait ce qui seul peut représenter l’unité du temps, c’est-à-dire l’identité du substratum, où tout changement trouve uniquement sa complète unité. Cette permanence n’est cependant pas autre chose que la manière dont nous nous représentons l’existence des choses (dans le phénomène).

Les déterminations d’une substance, qui ne sont autre chose que des modes de son existence, s’appellent accidents. Elles sont toujours réelles, puisqu’elles concernent l’existence de la substance (les négations ne sont que des déterminations exprimant la non-existence de quelque chose dans la substance). Lorsqu’on attribue une existence particulière à ces déterminations réelles de la substance (par exemple au mouvement considéré comme un accident de la matière), on appelle cette existence inhérence, pour la distinguer de l’existence de la substance même, qu’on nomme subsistance. Mais il en résulte beaucoup de malentendus, et l’on s’exprimerait avec plus d’exactitude et de justesse en désignant uniquement sous le nom d’accident la manière dont l’existence d’une substance est déterminée positivement. Cependant en vertu des conditions auxquelles est soumis l’usage logique de notre entendement, on ne peut éviter de détacher en quelque sorte ce qui peut changer dans l’existence d’une substance, tandis que la substance reste, et de le considérer dans son rapport avec ce qui est proprement permanent et radical. C’est pourquoi aussi cette catégorie rentre sous le titre des rapports, plutôt comme condition de ces rapports que comme contenant elle-même un rapport.

C’est sur cette permanence que se fonde aussi la légitimité du concept de changement. Naître et périr ne sont pas des changements de ce qui naît ou périt. Le changement est un mode d’existence qui succède à un autre mode d’existence du même objet. Tout ce qui change est donc permanent, et il n’y a que son état qui varie[ndt 5]. Et comme cette variation, cette vicissitude[ndt 6] ne concerne que les déterminations, qui peuvent finir ou commencer, on peut dire, au risque d’employer une expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le permanent (la substance) change, et que le variable n’éprouve pas de changement, mais une vicissitude, puisque certaines déterminations cessent et que d’autres commencent.

Le changement ne peut donc être perçu que dans les substances, et il n’y a de perception possible du naître ou du mourir qu’en tant que ce sont de simples déterminations du permanent, puisque c’est justement ce permanent qui rend possible la représentation du passage d’un état à un autre et du non-être à l’être, et que par conséquent on ne saurait les connaître empiriquement que comme des déterminations variables de ce qui est permanent. Supposez que quelque chose commence d’être absolument, il vous faut admettre un moment où il n’était pas. Or à quoi voulez-vous l’attacher ce moment, si ce n’est à ce qui était déjà ? Car un temps vide antérieur n’est point un objet de perception. Mais si vous liez cette naissance aux choses qui étaient auparavant et qui ont duré jusqu’à elle, celle-ci n’était donc qu’une modification de ce qui était déjà, c’est-à-dire du permanent. Il en est de même de l’anéantissement d’une chose : il présuppose la représentation empirique d’un temps où un phénomène cesse d’être.

Les substances (dans les phénomènes) sont les substratrums de toutes les déterminations de temps. La naissance des unes et l’anéantissement des autres supprimeraient même l’unique condition de l’unité empirique du temps, et les phénomènes se rapporteraient alors à deux sortes de temps, dont l’existence s’écoulerait simultanément, ce qui est absurde. En effet il n’y a qu’un temps, et tous les divers temps n’y doivent pas être considérés comme simultanés, mais comme successifs.

La permanence est donc une condition nécessaire, qui seule permet de déterminer les phénomènes, comme choses ou comme objets, dans une expérience possible. Mais quel est le critérium empirique de cette permanence nécessaire et avec elle de la substantialité des phénomènes ? C’est sur quoi la suite nous fournira l’occasion de faire les remarques nécessaires.



Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]

  1. 1re édition : « Principe de la permanence. — Tous les phénomènes contiennent quelque chose de permanent (une substance), qui est l’objet même, et quelque chose de changeant, qui est la détermination de cet objet, c’est-à-dire le mode de son existence. »
  2. Das Reale derselben.
  3. Ce premier paragraphe a remplacé celui-ci de la première édition : « Tous les phénomènes sont dans le temps. Celui-ci peut déterminer de deux manières le rapport qu’offre leur existence : ils sont ou successifs ou simultanés. Sous le premier point de vue, le temps peut être représenté par une ligne ; et sous le second, par un cercle. »
  4. Beharrlichkeit.
  5. Wechselt.
  6. Dieser Wechsel.