Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/3./B.

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B

Deuxième analogie

Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité : Tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes[ndt 1].
preuve

(Le principe précédent a démontré que tous les phénomènes de la succession dans le temps ne sont que des changements, c’est-à-dire une existence et une non-existence successives des déterminations de la substance permanente, et que par conséquent il n’y a pas lieu d’admettre une existence de la substance même qui suivrait sa non-existence, ou une non-existence qui suivrait son existence, ou, en d’autres termes, un commencement ou une fin de la substance elle-même. Ce principe aurait pu encore être formulé ainsi : toute succession des phénomènes n’est que changement ; car le commencement ou la fin de la substance ne sont pas des changements de cette substance, puisque le concept de changement suppose le même sujet existant avec deux déterminations opposées, par conséquent permanent. — Après cet avertissement, venons à la preuve.)

Je perçois que des phénomènes se succèdent, c’est-à dire qu’un certain état des choses existe à un moment, tandis que le contraire existait dans l’état précédent. Je relie donc, à proprement parler, deux perceptions dans le temps. Or cette liaison n’est pas l’œuvre du simple sens et de l’intuition, mais le produit d’une faculté synthétique de l’imagination, qui détermine le sens intérieur relativement aux rapports de temps. C’est cette faculté qui relie entre eux les deux états de telle sorte que l’un ou l’autre précède dans le temps ; car le temps ne peut pas être perçu en lui-même, et c’est uniquement par rapport à lui que l’on peut déterminer dans l’objet, empiriquement en quelque sorte, ce qui précède et ce qui suit. Tout ce dont j’ai conscience, c’est donc que mon imagination place l’un avant et l’autre après, mais non pas que dans l’objet un état précède l’autre ; en d’autres termes, la simple perception laisse indéterminé le rapport objectif des phénomènes qui se succèdent. Or pour que ce rapport puisse être connu d’une manière déterminée, il faut que la relation entre les deux états soit conçue de telle sorte que l’ordre dans lequel ils doivent être placés se trouve par là déterminé comme nécessaire, celui-ci avant, celui-là après, et non dans l’ordre inverse. Mais le concept qui renferme la nécessité d’une union synthétique ne peut être qu’un concept pur de l’entendement, et il ne saurait se trouver dans la perception. C’est ici le concept du rapport de la cause et de l’effet, c’est-à-dire d’un rapport dont le premier terme détermine le second comme sa conséquence, et non pas seulement comme quelque chose qui pourrait précéder dans l’imagination (ou même n’être pas du tout perçu). Ce n’est donc que parce que nous soumettons la série des phénomènes, par conséquent tout changement, à la loi de la causalité, que l’expérience même, c’est-à-dire la connaissance empirique de ces phénomènes est possible ; par conséquent ils ne sont eux-mêmes possibles comme objets d’expérience qu’au moyen de cette loi[ndt 2].

L’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phénomène est toujours successive. Les représentations des parties se succèdent les unes aux autres. Quant à savoir si elles se suivent aussi dans l’objet, c’est là un second point de la réflexion, qui n’est pas contenu dans le premier. Or on peut bien nommer objet toute chose, et même toute représentation, en tant qu’on en a conscience ; mais, si l’on demande ce que signifie ce mot par rapport aux phénomènes, envisagés, non comme des objets (des représentations), comme désignant seulement un objet, c’est là la matière d’une recherche plus approfondie. En tant qu’ils sont simplement, comme représentations, des objets de conscience, ils ne se distinguent pas de l’appréhension, c’est-à-dire de l’acte qui consiste à les admettre dans la synthèse de l’imagination, et par conséquent on doit dire que ce qu’il y a de divers dans les phénomènes est toujours produit successivement dans l’esprit. Si les phénomènes étaient des choses en soi, personne ne pourrait expliquer par la succession des représentations de ce qu’ils ont de divers comment cette diversité est liée dans l’objet. En effet nous n’avons affaire qu’à nos représentations ; il est tout à fait en dehors de la sphère de notre connaissance de savoir ce que peuvent être les choses en soi (considérées indépendamment des représentations par lesquelles elles nous affectent). Mais, bien que les phénomènes ne soient pas des choses en soi et qu’ils soient néanmoins la seule chose dont nous puissions avoir connaissance, je dois montrer quelle liaison convient dans le temps à ce qu’il y a de divers dans les phénomènes eux-mêmes, tandis que la représentation de cette diversité est toujours successive dans l’appréhension. Ainsi, par exemple, l’appréhension de ce qu’il y a de divers dans le phénomène d’une maison, placée devant moi, est successive. Or demande-t-on si les diverses parties de cette maison sont aussi successives en soi ; personne, assurément, ne s’avisera de répondre oui. Mais si, en élevant mes concepts d’un objet jusqu’au point de vue transcendental, je vois que la maison n’est pas un objet en soi, mais seulement un phénomène, c’est-à-dire une représentation, dont l’objet transcendental est inconnu, qu’est-ce donc que j’entends par cette question : comment ce qu’il y a de divers dans le phénomène lui-même (qui pourtant n’est rien en soi) peut-il être lié ? Ce qui se trouve dans l’appréhension successive est considéré ici comme représentation ; mais le phénomène qui m’est donné, quoique n’étant qu’un ensemble de ces représentations, est considéré comme l’objet de ces mêmes représentations, comme un objet avec lequel doit s’accorder le concept que je tire des représentations de l’appréhension. On voit tout de suite que, comme l’accord de la connaissance avec l’objet constitue la vérité, il ne peut être ici question que des conditions formelles de la vérité empirique, et que le phénomène, par opposition aux représentations de l’appréhension, ne peut être représenté que comme un objet différent de ces représentations, en tant que l’appréhension est soumise à une règle qui la distingue de toute autre, et qui rend nécessaire une espèce de liaison de ses éléments divers. Ce qui dans le phénomène contient la condition de cette règle nécessaire de l’appréhension, est l’objet.

Venons maintenant à notre question. Que quelque chose arrive, c’est-à-dire qu’une chose ou un état, qui n’était pas auparavant, soit actuellement c’est ce qui ne peut être empiriquement perçu, s’il n’y a pas eu précédemment un phénomène qui ne contenait pas cet état ; car une réalité qui succède à un temps vide, par conséquent un commencement que ne précède aucun état des choses, ne peut pas plus être appréhendé par nous que le temps vide lui-même. Toute appréhension d’un événement est donc une perception qui succède à une autre. Mais comme, dans toute synthèse de l’appréhension, les choses se passent ainsi que je l’ai montré plus haut pour l’appréhension d’une maison, elle ne se distingue pas encore par là des autres. Voici seulement ce que je remarquerai en outre : si dans un phénomène contenant un événement, j’appelle A l’état antérieur de la perception, et Β le suivant, Β ne peut que suivre A dans l’appréhension, et la perception A ne peut pas suivre B, mais seulement le précéder. Je vois, par exemple, un bateau descendre le courant d’un fleuve. Ma perception du lieu où ce bateau se trouve en aval du fleuve, succède à celle du lieu où il se trouvait en amont, et il est impossible que dans l’appréhension de ce phénomène le bateau soit perçu d’abord en aval, et ensuite en amont. L’ordre des perceptions qui se succèdent dans l’appréhension est donc ici déterminé, et elle-même en dépend. Dans le précédent exemple de l’appréhension d’une maison, mes perceptions pouvaient commencer par le faîte de la maison et finir par les fondements, ou bien commencer par le bas et finir par le haut, et de même elles pouvaient appréhender par la droite ou par la gauche les éléments divers de l’intuition empirique. Dans la série de ces perceptions, il n’y avait donc pas d’ordre déterminé qui me forçât à commencer par ici ou par là pour lier empiriquement les éléments divers de mon appréhension. Mais cette règle ne saurait manquer dans la perception de ce qui arrive, et elle rend nécessaire l’ordre des perceptions successives (dans l’appréhension de ce phénomène).

Je dériverai donc, dans le cas qui nous occupe, la succession subjective de l’appréhension de la succession objective des phénomènes, puisque la première sans la seconde serait tout à fait indéterminée et ne distinguerait aucun phénomène d’un autre. Seule, celle-là ne prouve rien quant à la liaison des éléments divers dans l’objet, puisqu’elle est tout arbitraire. La seconde consistera donc dans un ordre des éléments divers du phénomène, tel que l’appréhension de l’un (qui arrive) suive, selon une règle, celle de l’autre (qui précède). C’est ainsi seulement que je puis être fondé à dire du phénomène lui-même, et non pas seulement de mon appréhension, qu’on y doit trouver une succession ; ce qui signifie que je ne saurais établir l’appréhension que précisément dans cette succession.

D’après ce principe, c’est donc dans ce qui en général précède un événement que doit se trouver la condition qui donne lieu à une règle selon laquelle cet événement suit toujours et nécessairement ; mais je ne puis renverser l’ordre en partant de l’événement et déterminer (par l’appréhension) ce qui précède. En effet, nul phénomène ne retourne du moment suivant à celui qui précède, quoique tout phénomène se rapporte à quelque moment antérieur ; un temps étant donné, un autre temps déterminé le suit nécessairement. Puis donc qu’il y a quelque chose qui suit, il faut nécessairement que je le rapporte à quelque chose qui précède et qu’il suit selon une règle, c’est-à-dire nécessairement, de telle sorte que l’événement, comme conditionné, nous renvoie sûrement à quelque condition qui le détermine.

Supposez qu’il n’y eût avant un événement rien que celui-ci dût suivre selon une règle, toute succession pour la perception n’existerait que dans l’appréhension, c’est-à-dire que ce qui précéderait proprement et ce qui suivrait dans les perceptions ne serait déterminé que d’une manière toute subjective, et pas du tout objectivement. Nous n’aurions de cette manière qu’un jeu de représentations qui ne se rapporterait à aucun objet, c’est-à-dire que par notre perception un phénomène ne serait nullement distinct de tout autre, sous le rapport du temps, puisque la succession dans l’acte d’appréhender[ndt 3] est toujours identique, et que par conséquent il n’y a rien dans le phénomène qui la détermine, de telle sorte qu’une certaine suite soit rendue par là objectivement nécessaire. Je ne dirais donc pas alors que deux états se suivent dans le phénomène, mais seulement qu’une appréhension en suit une autre, ce qui est quelque chose de tout subjectif, et ne détermine aucun objet, et par conséquent ne peut équivaloir à la connaissance de quelque objet (pas même dans le phénomène).

Quand donc nous apprenons que quelque chose arrive, nous présupposons toujours que quelque chose a précédé qu’il a suivi selon une règle. Autrement, je ne dirais pas de l’objet : il suit, puisque la seule succession dans mon appréhension, si elle n’est pas déterminée par une règle relativement à quelque chose qui a précédé, ne prouve pas une succession dans l’objet. C’est donc toujours eu égard à une règle d’après laquelle les phénomènes sont déterminés dans leur succession, c’est-à-dire tels qu’ils arrivent, par l’état antérieur, que je donne à ma synthèse subjective (de l’appréhension) une valeur objective, et ce n’est que sous cette supposition qu’est possible l’expérience même de quelque chose qui arrive.

Cela, il est vrai, semble contredire toutes les remarques que l’on a toujours faites sur la marche de notre entendement. D’après ces remarques, c’est seulement par la perception et la comparaison de plusieurs événements succédant d’une manière uniforme à des phénomènes antérieurs, que nous sommes conduits à découvrir une règle d’après laquelle certains événements suivent toujours certains phénomènes, et à nous faire ainsi un concept de cause. À ce compte, ce concept serait purement empirique, et la règle qu’il fournit, à savoir que tout ce qui arrive a une cause, serait tout aussi contingente que l’expérience elle-même : son universalité et sa nécessité seraient donc purement fictives, et n’auraient pas de véritable valeur, puisqu’elles ne seraient pas fondées à priori, mais ne s’appuieraient que sur l’induction. Il en est ici comme des autres représentations pures à priori (par exemple de l’espace et du temps) que nous ne pouvons tirer de l’expérience à l’état de concepts clairs que parce que nous les avons mises dans l’expérience, et que nous n’avons constitué celle-ci que par le moyen de celles-là. Mais, si cette représentation d’une règle déterminant la série des événements ne peut acquérir la clarté logique d’un concept de cause que quand nous en avons fait usage dans l’expérience, la considération de cette règle comme condition de l’unité synthétique des phénomènes dans le temps n’en est pas moins le fondement de l’expérience même, et par conséquent la précède à priori.

Il s’agit donc de montrer par un exemple que jamais, même dans l’expérience, nous n’attribuons à l’objet la succession (que nous nous représentons dans un événement, lorsque quelque chose arrive qui n’existait pas auparavant) et ne la distinguons de la succession subjective qui se manifeste dans notre appréhension, qu’à la condition d’avoir pour principe une règle qui nous contraigne à garder cet ordre des perceptions plutôt qu’un autre, si bien que c’est proprement cette nécessité qui rend possible la représentation d’une succession dans l’objet.

Nous avons en nous des représentations dont nous pouvons aussi avoir conscience. Mais, si étendue, si exacte et si précise que puisse être cette conscience, ce ne sont toujours que des représentations, c’est-à-dire des déterminations intérieures de notre esprit dans tel ou tel rapport de temps. Comment donc arrivons-nous à leur supposer un objet, ou à leur attribuer, outre la réalité subjective qu’elles ont comme modifications, je ne sais quelle réalité objective ? La valeur objective ne peut signifier un rapport à une autre représentation (à celle de ce que l’on attribuerait à l’objet) ; autrement on retombe sur cette question : comment cette représentation à son tour sort-elle d’elle-même, et acquiert-elle une valeur objective, outre la valeur subjective qu’elle possède comme détermination de l’état de l’esprit ? Si nous cherchons quelle nouvelle qualité le rapport à un objet ajoute à nos représentations et quelle espèce de dignité elles en retirent, nous trouvons que ce rapport ne fait rien autre chose que de rendre nécessaire la liaison des représentations dans un certain sens et de les soumettre à une règle, et que réciproquement elles n’acquièrent une valeur objective que parce qu’un certain ordre est nécessaire entre elles sous le rapport du temps.

Dans la synthèse des phénomènes les éléments divers des représentations se succèdent toujours les uns aux autres. Or aucun objet n’est représenté par là ; car, par cette succession, qui est commune à toutes les appréhensions, rien n’est distingué de rien. Mais, dès que je perçois ou que je présuppose que cette succession implique un rapport à un état antérieur d’où dérive la représentation suivant une règle, alors je me représente quelque chose comme un événement, ou comme arrivant : c’est-à-dire que je connais un objet que je dois placer dans le temps à un certain point déterminé, lequel, d’après l’état antérieur, ne peut être autre que celui-là. Quand donc je perçois que quelque chose arrive, cette représentation implique d’abord que quelque chose a précédé, puisque c’est précisément par rapport à ce quelque chose d’antérieur que le phénomène se coordonne dans le temps, c’est-à-dire est représenté comme existant après un temps antérieur où il n’existait pas. Mais il n’occupe, dans ce rapport, ce point déterminé du temps, que parce que, dans l’état antérieur, quelque chose est supposé qu’il suit toujours, c’est-à-dire selon une règle : d’où il résulte, en premier lieu, que je ne puis intervertir la série, en mettant ce qui arrive avant ce qui précède, et, en second lieu, que, l’état qui précède étant donné, cet événement déterminé suit inévitablement et nécessairement. C’est ainsi qu’il s’établit entre nos représentations un certain ordre où le présent (en tant qu’il est arrivé) nous renvoie à un état antérieur, comme à un corrélatif, mais indéterminé encore, de l’événement donné, et où, à son tour, ce corrélatif se rapporte d’une manière déterminée à cet événement, comme à sa conséquence, et le lie nécessairement à lui dans la série du temps.

Si donc c’est une loi nécessaire de notre sensibilité, par conséquent une condition formelle de toutes nos perceptions, que le temps qui précède détermine nécessairement celui qui suit (puisque je ne puis arriver à celui-ci qu’en passant par celui-là), c’est aussi une loi essentielle de la représentation empirique de la succession dans le temps, que les phénomènes du temps passé déterminent ceux du temps suivant, et que ces derniers n’aient lieu, comme événements, qu’autant que les premiers déterminent leur existence dans le temps, c’est-à-dire les fixent d’après une règle. Nous ne pouvons en effet connaître empiriquement cette continuité dans l’enchaînement des temps que dans les phénomènes.

Toute expérience suppose l’entendement : c’est lui qui en constitue la possibilité, et la première chose qu’il fait pour cela n’est pas de rendre claire la représentation des objets, mais de rendre possible la représentation d’un objet en général. Or il ne le peut qu’en transportant l’ordre du temps aux phénomènes et à leur existence, c’est-à-dire en assignant à chacun d’eux, considéré comme conséquence, une place déterminée à priori dans le temps, par rapport aux phénomènes précédents, puisque sans cette place ils ne s’accorderaient pas avec le temps même, lequel détermine à priori la place de toutes ses parties. Mais cette détermination des places ne peut dériver du rapport des phénomènes au temps absolu (car celui-ci n’est pas un objet de perception) ; il faut au contraire que les phénomènes se déterminent leurs places les uns aux autres dans le temps lui-même et les rendent nécessaires dans l’ordre du temps, c’est-à-dire que ce qui suit ou arrive doit suivre, d’après une loi générale, ce qui était contenu dans l’état précédent. De là une série de phénomènes qui, au moyen de l’entendement, produit et rend nécessaire précisément le même ordre, le même enchaînement continu dans la série des perceptions possibles, que celui qui se trouve à priori dans la forme de l’intuition intérieure (dans le temps), où toutes les perceptions devaient avoir leur place.

Quand donc je dis que quelque chose arrive, c’est une perception appartenant à une expérience possible, que je réalise en considérant le phénomène comme déterminé dans le temps, quant à sa place, et par conséquent comme un objet qui peut toujours être trouvé suivant une règle dans l’enchaînement des perceptions. Or cette règle qui sert à déterminer quelque chose dans la série du temps, est que la condition qui fait que l’événement suit toujours (c’est-à-dire d’une manière nécessaire) se trouve dans ce qui précède. Le principe de la raison suffisante est donc le fondement de toute expérience possible, c’est-à-dire de la connaissance objective des phénomènes au point de vue de leur rapport dans la succession du temps.

La preuve de ce principe réside uniquement dans les considérations suivantes. Toute connaissance empirique suppose la synthèse des éléments divers opérée par l’imagination, laquelle est toujours successive, ce qui veut dire que les représentations y viennent toujours les unes après les autres. Mais l’ordre de succession (ce qui doit précéder et ce qui doit suivre) n’est nullement déterminé dans l’imagination, et la série de l’une des représentations qui se suivent peut être prise en remontant aussi bien qu’en descendant. Or, si cette synthèse est une synthèse de l’appréhension (des éléments divers d’une intuition donnée), l’ordre est déterminé dans l’objet, ou, pour parler plus exactement, il y a, dans la synthèse successive qui détermine un objet, un ordre d’après lequel quelque chose doit nécessairement précéder, et, ce quelque-chose une fois posé, quelque autre chose suivre nécessairement. Pour que ma perception puisse impliquer la connaissance d’un événement ou de quelque chose qui arrive réellement, il faut donc qu’elle soit un jugement empirique où je conçoive que la succession est déterminée, c’est-à-dire que cet événement suppose dans le temps, un autre phénomène qu’il suit nécessairement, ou selon une règle. Autrement, si, l’antécédent étant donné, l’événement ne le suivait pas nécessairement, il me faudrait le tenir pour un jeu subjectif de mon imagination, et regarder comme un pur rêve ce que je pourrais m’y représenter encore d’objectif. Le rapport en vertu duquel, dans les phénomènes (considérés comme perceptions possibles), l’existence de ce qui suit (de ce qui arrive) est, nécessairement et suivant une règle, déterminée dans le temps par quelque chose qui précède, en un mot le rapport de la cause à l’effet est la condition de la valeur objective de nos jugements empiriques, au point de vue de la série des perceptions, par conséquent de leur vérité empirique, par conséquent encore de l’expérience. Le principe du rapport de causalité dans la série des phénomènes a donc aussi une valeur antérieure à tous les objets de l’expérience (soumis aux conditions de la succession), puisqu’il est lui-même le principe qui rend possible cette expérience.

Mais il y a encore ici une difficulté qu’il faut écarter. Le principe de la liaison causale entre les phénomènes est restreint, dans notre formule, à la succession de leurs séries, tandis que, dans l’usage de ce principe, il se trouve qu’il s’applique aussi à leur simultanéité, et que la cause et l’effet peuvent être en même temps. Par exemple, il fait dans une chambre une chaleur qui n’existe pas en plein air. J’en cherche la cause, et je trouve un fourneau allumé. Or ce fourneau est, comme cause, en même temps que son effet, c’est-à-dire la chaleur de la chambre ; il n’y a donc pas ici de succession, dans le temps, entre la cause et l’effet, mais ils sont simultanés, et la loi n’en reste pas moins applicable. La plupart des causes efficientes de la nature sont en même temps que leurs effets, et la succession de ceux-ci tient uniquement à ce que la cause ne peut pas produire tout son effet en un moment. Mais dans le moment où l’effet commence à se produire, il est toujours contemporain de la causalité de sa cause, puisque, si cette cause avait cessé d’être un instant auparavant, il n’aurait pas eu lieu lui-même. Il faut bien remarquer ici qu’il s’agit de l’ordre du temps et non de son cours : le rapport demeure, bien qu’il n’y ait pas eu de temps écoulé. Le temps entre la causalité de la cause et son effet immédiat peut s’évanouir (et par conséquent la cause et l’effet être simultanés), mais le rapport de l’un à l’autre reste toujours déterminable dans le temps. Si, par exemple, une boule est placée sur un moelleux coussin et y imprime une légère dépression, cette boule, considérée comme cause, est en même temps que son effet. Mais je les distingue cependant tous deux par le rapport de temps qu’implique leur liaison dynamique. En effet, quand je place la boule sur le coussin, la dépression de ce coussin succède à la forme unie qu’il avait auparavant ; mais si le coussin a déjà reçu (n’importe comment) une dépression, il n’en est plus de même[ndt 4].

La succession est donc en tout cas l’unique critérium empirique de l’effet dans son rapport avec la causalité de la cause qui précède. Le verre est la cause de l’élévation de l’eau au-dessus de sa surface horizontale, bien que les deux phénomènes soient en même temps. En effet, dès que je puise de l’eau avec un verre dans un plus grand vase, quelque chose suit, à savoir le changement de la figure horizontale qu’elle avait dans ce vase en une figure concave qu’elle prend dans le verre.

Cette causalité conduit au concept de l’action, celle-ci au concept de la force et par là à celui de la substance. Comme je ne veux pas mêler à mon entreprise critique, laquelle ne concerne que les sources de la connaissance synthétique à priori, des analyses qui ne tendent qu’à l’éclaircissement (et non à l’extension) des concepts, je réserve pour un futur système de la raison pure l’examen détaillé de ces concepts. Aussi bien cette analyse se trouve-t-elle déjà, en une riche mesure, dans les ouvrages connus qui traitent de ces matières. Mais je ne puis me dispenser de parler du critérium empirique d’une substance, en tant qu’elle semble se manifester, non par la permanence du phénomène, mais par l’action, où elle se révèle mieux ou plus facilement.

Là où est l’action, et par conséquent l’activité et la force, là aussi est la substance, et c’est dans celle-ci seulement qu’il faut chercher le siège de celles-là, qui sont les sources fécondes des phénomènes. Voilà qui est très-bien dit ; mais, si l’on veut se rendre compte de ce que l’on entend par substance et ne pas tomber à ce sujet dans un cercle vicieux, la réponse n’est pas si facile. Comment conclure immédiatement de l’action à la permanence de l’agent, ce qui pourtant est un critérium essentiel et propre de la substance (phænomenon) ? Mais, d’après ce qui précède, la solution de la question ne présente pourtant aucune difficulté de ce genre, bien que par la manière ordinaire (de traiter analytiquement nos concepts) elle soit tout à fait insoluble. L’action signifie déjà le rapport du sujet de la causalité à l’effet. Or, puisque tout effet consiste dans quelque chose qui arrive, par conséquent dans quelque chose de changeant qui dénote le temps par la succession, le dernier sujet de cet effet est donc le permanent, considéré comme substratum de tout changement, c’est-à-dire la substance. En effet, d’après le principe de la causalité, les actions sont toujours le premier fondement de la vicissitude des phénomènes, et par conséquent elles ne peuvent résider dans un sujet qui change lui-même, puisqu’alors il faudrait admettre d’autres actions et un autre sujet qui déterminât ce changement. En vertu de ce principe, l’action est donc un critérium empirique suffisant pour prouver la substantialité, sans que j’aie besoin de chercher la permanence du sujet par la comparaison des perceptions, ce qui ne pourrait se faire par cette voie avec le développement qu’exigeraient la grandeur et l’universalité absolue du concept. En effet, que le premier sujet de la causalité de tout ce qui naît et périt ne puisse pas lui-même naître et périr (dans le champ des phénomènes), c’est là une conclusion certaine qui conduit à la nécessité empirique et à la permanence dans l’existence, par conséquent au concept d’une substance comme phénomène.

Quand quelque chose arrive, le seul fait de l’événement[ndt 5], abstraction faite de la nature de cet événement, est déjà par lui-même un objet de recherche. Le passage du non-être d’un état à cet état même, celui-ci ne contînt-il aucune qualité phénoménale, est déjà une chose qu’il est nécessaire de rechercher. Cet événement, comme nous l’avons montré dans le numéro A, ne concerne pas la substance (car celle-ci ne naît point), mais l’état de la substance. Ce n’est donc qu’un changement, et non pas l’origine d’une chose qui naîtrait de rien[ndt 6]. Quand cette origine est considérée comme l’effet d’une cause étrangère, elle s’appelle alors création. Une création ne peut être admise comme événement, puisque sa seule possibilité romprait l’unité de l’expérience, pourtant, si j’envisage toutes les choses non plus comme des phénomènes, mais comme des choses en soi et comme des objets de l’entendement seul, elles peuvent être considérées, bien qu’elles soient des substances, comme dépendantes, quant à leur existence, d’une cause étrangère ; mais cela suppose une tout autre acception des mots et ne s’applique plus aux phénomènes, comme à des objets possibles d’expérience.

Mais comment en général quelque chose peut-il être changé, ou comment se fait-il qu’à un état qui a lieu dans un certain moment puisse succéder, dans un autre moment, un état opposé ? C’est ce dont nous n’avons pas à priori la moindre notion. Nous avons besoin pour cela de la connaissance des forces réelles, par exemple des forces motrices, ou, ce qui revient au même, de certains phénomènes successifs (comme mouvements) qui révèlent des forces de ce genre, et cette connaissance ne peut nous être donnée qu’empiriquement. Mais la forme de tout changement, la condition sans laquelle il ne peut s’opérer, comme événement résultant d’un autre état (quel qu’en soit d’ailleurs le contenu, c’est-à-dire quel que soit l’état qui est changé), par conséquent la succession des états mêmes (la chose qui arrive) peut toujours être considérée à priori suivant la loi de la causalité et les conditions du temps[1].

Quand une substance passe d’un état a à un autre b, le moment du second est distinct de celui du premier, et le suit. De même le second état, comme réalité (dans le phénomène) est distinct du premier, où cette réalité n’était pas, comme b de zéro, c’est-à-dire que, si l’état b ne se distingue de l’état a que par la quantité, le changement est alors l’avènement de b−a, qui n’était pas dans l’état précédent et par rapport à quoi cet état est = 0.

On demande donc comment une chose passe d’un état = a à un autre = b. Entre deux moments il y a toujours un temps, et entre deux états dans ces moments il y a toujours une différence qui a une quantité (car toutes les parties des phénomènes sont à leur tour des quantités). Tout passage d’un état à un autre a donc toujours lieu dans un temps contenu entre deux moments, dont le premier détermine l’état d’où sort la chose, et le second celui où elle arrive. Ils forment donc tous les deux les limites du temps d’un changement, par conséquent d’un état intermédiaire entre deux états, et à ce titre ils font partie du changement tout entier. Or tout changement a une cause qui révèle sa causalité dans tout le temps où il s’opère. Cette cause ne produit donc pas son changement tout d’un coup (tout d’une fois et en un moment), mais dans un temps, de telle sorte que, tout comme le temps croît depuis le premier moment a jusqu’à son accomplissement en b, ainsi la quantité de la réalité (b−a) est produite par tous les degrés inférieurs contenus entre le premier et le dernier. Tout changement n’est donc possible que par une action continuelle de la causalité, qui, en tant qu’elle est uniforme, s’appelle un moment. Le changement n’est pas composé de ces moments, mais il en résulte comme leur effet.

Telle est la loi de la continuité de tout changement. Le principe de cette loi est celui-ci : Ni le temps ni même le phénomène dans le temps ne se compose de parties qui soient les plus petites possibles, et pourtant la chose, dans son changement, n’arrive à son second état qu’en passant par toutes ces parties comme par autant d’éléments. Il n’y a aucune différence dans le réel du phénomène, comme dans la quantité des temps, qui soit la plus petite, et le nouvel état de la réalité passe, en partant du premier où il n’était pas, par tous les degrés infinis de cette même réalité, entre lesquels les différences sont toutes plus petites qu’entre b et a.

Il n’est pas besoin ici de rechercher quelle utilité peut avoir ce principe dans l’investigation de la nature. Mais comment une telle proposition, qui semble étendre si loin notre connaissance de la nature, est-elle possible tout à fait à priori, voilà ce qui appelle notre examen, bien qu’il suffise d’un coup d’œil pour voir qu’elle est réelle et légitime, et que par conséquent on puisse se croire dispensé de répondre à la question de savoir comment elle est possible. En effet, la prétention d’étendre notre connaissance par la raison pure est si souvent dénuée de fondement, qu’on doit se faire une règle générale d’être extrêmement défiant à cet égard, et de ne rien croire, de ne rien accepter en ce genre, même sur la foi de la preuve dogmatique la plus claire, sans des documents qui puissent fournir une déduction solide.

Tout accroissement de la connaissance empirique, tout progrès de la perception n’est qu’une extension de la détermination du sens intérieur, c’est-à-dire une progression dans le temps, quels que soient d’ailleurs les objets, phénomènes ou intuitions pures. Cette progression dans le temps détermine tout, et n’est en elle-même déterminée par rien autre chose, c’est-à-dire que les parties en sont nécessairement dans le temps, et qu’elles sont données par la synthèse du temps, mais non avant elle. C’est pourquoi tout passage de la perception à quelque chose qui suit, est une détermination du temps opérée par la production de cette perception ; et, comme cette détermination est toujours et dans toutes ses parties une quantité, il est la production d’une perception qui passe, comme une quantité, par tous les degrés, dont aucun n’est le plus petit, depuis zéro jusqu’à son degré déterminé. Or de là ressort la possibilité de connaître à priori la loi des changements, quant à leur forme. Nous n’anticipons que notre propre appréhension, dont la condition formelle doit pouvoir être connue à priori, puisqu’elle réside en nous antérieurement à tout phénomène donné.

Ainsi donc, de même que le temps contient la condition sensible à priori de la possibilité d’une progression continue de ce qui existe à ce qui suit, de même l’entendement, grâce à l’unité de l’aperception, est la condition à priori qui rend possible la détermination de toutes les places des phénomènes dans ce temps au moyen de la série des causes et des effets, dont les premières entraînent inévitablement l’existence des seconds, et par là rendent valable pour chaque temps (en général), par conséquent objectivement, la connaissance empirique des rapports de temps.


Notes de Kant[modifier]

  1. Qu’on remarque bien que je ne parle pas du changement de certaines relations mais d’un changement d’état. Ainsi, quand un corps se meut uniformément, son état (de mouvement) ne change pas : il ne change que quand son mouvement croît ou diminue.


Notes du traducteur[modifier]

  1. 1re  édition : « Principe de la production. — Tout ce qui arrive (tout ce qui commence d’être) suppose quelque chose à quoi il succède suivant une règle. »
  2. Ces deux premiers paragraphes sont une addition de la seconde édition.
  3. Im Apprehendiren.
  4. Kant veut dire (l’expression de sa pensée est si peu claire ici qu’elle a besoin d’explication) que le changement qui s’opère dans la forme du coussin peut seul nous servir à reconnaître un rapport de cause à effet entre la boule et la dépression de ce coussin, et qu’ainsi ce rapport ne se manifeste à nous qu’au moyen d’une succession d’états divers. Telle est, en effet, la conclusion à laquelle il arrive dans l’alinéa suivant. J. B.
  5. Das blosse Entstehen.
  6. Nicht Ursprung aus Nichts.