Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/3./C.

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C

Troisième analogie

Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté : Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque générale[ndt 1].
preuve

Les choses sont simultanées, lorsque, dans l’intuition empirique, la perception de l’une et celle de l’autre peuvent se suivre réciproquement (ce qui ne peut avoir lieu dans la succession des phénomènes, comme on l’a montré dans le second principe). Ainsi, je puis commencer par la perception de la lune et passer de là à celle de la terre, ou réciproquement commencer par la perception de la terre et passer de là à celle de la lune ; et précisément parce que les perceptions de ces objets peuvent se suivre réciproquement, je dis qu’ils existent simultanément. La simultanéité est donc l’existence de choses diverses dans le même temps. Or on ne peut percevoir le temps lui-même pour conclure, de ce que les choses sont placées dans le même temps, que les perceptions de ces choses peuvent se suivre réciproquement. La synthèse de l’imagination dans l’appréhension ne fournirait donc chacune d’elles que comme une perception qui est dans le sujet quand l’autre n’y est pas, et réciproquement ; mais elle ne nous apprendrait pas que les objets sont simultanés, c’est-à-dire que l’un existant, l’autre existe aussi dans le même temps, et que cela est nécessaire pour que les perceptions puissent se suivre réciproquement. Un concept intellectuel de la succession réciproque des déterminations de ces choses existant simultanément les unes en dehors des autres, est donc nécessaire pour pouvoir dire que la succession réciproque des perceptions est fondée dans l’objet et pour se représenter ainsi la simultanéité comme objective. Or le rapport des substances dans lequel l’une contient des déterminations dont la raison est contenue dans l’autre, est le rapport d’influence : et, quand réciproquement la seconde contient la raison des déterminations de la première, c’est le rapport de la communauté ou de l’action réciproque. La simultanéité des substances dans l’espace ne peut donc être connue dans l’expérience que si l’on suppose leur action réciproque ; cette supposition est donc aussi la condition de la possibilité des choses mêmes comme objets de l’expérience[ndt 2].

Les choses sont simultanées, en tant qu’elles existent dans un seul et même temps. Mais comment connaît-on qu’elles sont dans un seul et même temps ? Quand l’ordre dans la synthèse de l’appréhension de ces choses diverses est indifférent, c’est-à-dire quand on peut aller de A à Ε par Β C D, ou réciproquement de Ε à A. En effet, s’il y avait succession dans le temps (dans l’ordre qui commence par A et finit par E), il serait impossible de commencer par Ε l’appréhension dans la perception et de rétrograder vers A, puisque A appartiendrait au temps passé, et que par conséquent il ne pourrait être un objet d’appréhension.

Or admettez que, dans une variété de substances considérées comme phénomènes, chacune soit parfaitement isolée, c’est-à-dire qu’aucune n’agisse sur les autres et n’en subisse réciproquement l’influence, je dis que la simultanéité de ces substances ne serait pas alors un objet de perception possible, et que l’existence de l’une ne pourrait conduire, par aucune voie de la synthèse empirique, à l’existence de l’autre. En effet, si l’on s’imaginait qu’elles sont séparées par un espace entièrement vide, la perception qui va de l’une à l’autre dans le temps, déterminerait bien l’existence de la dernière, au moyen d’une perception ultérieure, mais elle ne pourrait distinguer si le phénomène suit la première objectivement, ou s’il lui est simultané.

Il doit donc y avoir, outre la simple existence, quelque chose par quoi A détermine à Β sa place dans le temps, et réciproquement aussi Β sa place à A, puisque ce n’est qu’en concevant les substances sous cette condition, qu’on peut les représenter empiriquement comme existant simultanément. Or cela seul qui est la cause d’une chose ou de ses déterminations, en peut déterminer la place dans le temps. Chaque substance (ne pouvant être conséquence qu’au point de vue de ses déterminations) doit contenir la causalité de certaines déterminations dans les autres substances et en même temps les effets de la causalité des autres substances en elle, c’est-à-dire que toutes doivent être (immédiatement ou médiatement) en communauté dynamique, pour que la simultanéité puisse être connue dans l’expérience. Or tout ce sans quoi l’expérience des objets d’expérience serait elle-même impossible, est nécessaire par rapport à ces objets. Il est donc nécessaire à toutes les substances considérées au point de vue du phénomène, en tant qu’elles sont simultanément, d’être en communauté (Gemeinschaft) générale d’action réciproque.

Le mot Gemeinschaft est équivoque en allemand, et peut signifier la même chose qu’en latin le mot communio, ou le mot commercium[ndt 3]. Nous nous en servons ici dans le dernier sens, comme désignant une communauté dynamique sans laquelle la communauté locale (communio spatii) ne pourrait être elle-même connue empiriquement. Il est facile de remarquer dans nos expériences que les influences continuelles dans tous les lieux de l’espace peuvent seules conduire notre sens d’un objet à un autre, que la lumière qui joue entre notre œil et les corps produit un commerce médiat entre nous et ces corps et en prouve ainsi la simultanéité, que nous ne pouvons changer empiriquement de lieu (percevoir ce changement), sans que partout la matière nous rende possible la perception de nos places, et que c’est uniquement au moyen de son influence réciproque que celle-ci peut prouver sa simultanéité, et par là (il est vrai, d’une manière simplement médiate) la coexistence des objets depuis les plus rapprochés jusqu’aux plus éloignés. Sans communauté toute perception (du phénomène dans l’espace) est détachée des autres, et la chaîne des représentations empiriques, c’est-à-dire l’expérience, recommencerait à chaque nouvel objet, sans que la précédente pût s’y rattacher le moins du monde ou se trouver avec elle dans un rapport de temps. Je n’entends point du tout réfuter par là l’idée d’un espace vide ; car il peut toujours être là où il n’y a point de perceptions, et où par conséquent il n’y a point de connaissance empirique de la simultanéité ; mais il ne saurait être alors un objet pour notre expérience possible.

J’ajoute encore ceci pour plus d’éclaircissement. Tous les phénomènes, en tant que contenus dans une expérience possible, sont dans l’esprit en communauté (communio) d’aperception ; et, pour que les objets puissent être représentés d’une manière liée comme existant simultanément, il faut qu’ils déterminent réciproquement leurs places dans le temps et forment ainsi un tout. Mais, pour que cette communauté subjective puisse reposer sur un principe objectif ou être rapportée aux phénomènes comme à des substances, il faut que la perception de l’un, comme principe, rende possible celle de l’autre, et réciproquement, afin que la succession, qui est toujours dans les perceptions comme appréhensions, ne soit pas attribuée aux objets, mais que ceux-ci puissent être représentés comme existant simultanément. Or c’est là une influence réciproque, c’est-à-dire un commerce réel[ndt 4] des substances, sans lequel le rapport empirique de la simultanéité ne saurait se trouver dans l’expérience. Par ce commerce les phénomènes, en tant qu’ils sont les uns en dehors des autres et cependant liés, forment un composé (compositum reale), et des composés de cette sorte il peut y avoir bien des espèces. Les trois rapports dynamiques d’où résultent tous les autres, sont donc ceux d’inhérence, de conséquence et de composition.


Telles sont les trois analogies de l’expérience. Elles ne sont autre chose que des principes servant à déterminer l’existence des phénomènes dans le temps, d’après ses trois modes, c’est-à-dire d’après le rapport au temps lui-même comme à une quantité (quantité de l’existence, ou durée), le rapport dans le temps comme dans une série (succession), enfin le rapport dans le temps comme dans l’ensemble de toutes les existences (simultanéité). Cette unité de la détermination du temps est entièrement dynamique : le temps n’est pas considéré comme ce en quoi l’expérience déterminerait immédiatement à chaque existence sa place, ce qui est impossible, puisque le temps absolu n’est pas un objet de perception où des phénomènes pourraient être réunis ; mais la règle de l’entendement, qui seule peut donner à l’existence des phénomènes une unité synthétique fondée sur des rapports de temps, détermine à chacun d’eux sa place dans le temps, et par conséquent la détermine à priori et d’une manière qui s’applique à tous les temps et à chacun d’eux.

Nous entendons par nature (dans le sens empirique), l’enchaînement des phénomènes liés, quant à leur existence, par des règles nécessaires, c’est-à-dire par des lois. Ce sont donc certaines lois, et des lois à priori, qui rendent d’abord possible une nature ; les lois empiriques ne peuvent avoir lieu et être trouvées qu’au moyen de l’expérience, mais conformément à ces lois primitives, sans lesquelles l’expérience serait elle-même impossible. Nos analogies présentent donc proprement l’unité de la nature dans l’enchaînement de tous les phénomènes sous certains exposants[ndt 5], qui n’expriment autre chose que le rapport du temps (en tant qu’il embrasse toute existence) à l’unité de l’aperception, unité qui ne peut avoir lieu que dans une synthèse fondée sur des règles. Elles signifient donc toutes trois ceci : tous les phénomènes résident dans une nature, et doivent y résider, parce que, sans cette unité à priori, toute unité d’expérience, et par conséquent toute détermination des objets dans l’expérience, serait impossible.

Mais il y a une remarque à faire sur le genre de preuve que nous avons appliqué à ces lois transcendentales de la nature et sur le caractère particulier de cette preuve ; et cette remarque doit avoir aussi une très-grande importance comme règle pour toute autre tentative de prouver à priori des propositions intellectuelles et en même temps synthétiques. Si nous avions voulu prouver dogmatiquement, c’est-à-dire par des concepts, ces analogies, à savoir que tout ce qui existe ne se trouve que dans quelque chose de permanent, que tout événement suppose dans le temps précédent quelque chose à quoi il succède suivant une règle, enfin que, dans la diversité des choses simultanées, les états sont simultanément en relation les uns avec les autres suivant une règle (en commerce réciproque), toute notre peine alors eût été absolument perdue. En effet, on ne peut aller d’un objet et de son existence à l’existence d’un autre ou à sa manière d’exister par de simples concepts de ces choses, de quelque manière qu’on les analyse. Que nous restait-il donc ? La possibilité de l’expérience, comme d’une connaissance où tous les objets doivent pouvoir enfin nous être donnés, pour que leur représentation puisse avoir pour nous une réalité objective. Or dans cet intermédiaire, dont la forme essentielle consiste dans l’unité synthétique de l’aperception de tous les phénomènes, nous avons trouvé des conditions à priori de l’universelle et nécessaire détermination chronologique de toute existence dans le phénomène, sans lesquelles la détermination empirique du temps serait elle-même impossible, et nous avons obtenu ainsi des règles de l’unité synthétique à priori au moyen desquelles nous pouvons anticiper l’expérience. Faute de recourir à cette méthode, et par suite de cette fausse opinion que les propositions synthétiques que l’usage expérimental de l’entendement recommandait comme ses principes, doivent être prouvées dogmatiquement, il est arrivé qu’on a souvent cherché, mais toujours en vain, une preuve du principe de la raison suffisante. Quant aux deux autres analogies, personne n’y a songé, bien qu’on s’en servît toujours tacitement[1]. C’est qu’on n’avait pas pour se guider le fil des catégories, qui seul peut découvrir et rendre sensibles toutes les lacunes de l’entendement, dans les concepts aussi bien que dans les principes.



Notes de Kant[modifier]

  1. L’unité de l’univers, où tous les phénomènes doivent être liés, est évidemment une simple conséquence du principe tacitement admis du commerce de toutes les substances existant simultanément. En effet, si elles étaient isolées, elles ne constitueraient pas un tout comme parties, et si leur liaison (l’action réciproque des éléments divers) n’était pas nécessaire pour la simultanéité même, on ne pourrait conclure de celle-ci, comme d’un rapport purement idéal, à celle-là, comme à un rapport réel. Aussi bien avons-nous montré en son lieu que la communauté est proprement le principe de la possibilité d’une connaissance empirique, de la coexistence, et que par conséquent on ne conclut proprement de celle-ci à celle-là que comme à sa condition.


Notes du traducteur[modifier]

  1. 1re  édition : « Principe de la communauté — Toutes les substances, en tant qu’elles sont simultanées sont dans une communauté générale (c’est-à-dire dans une action réciproque). »
  2. Le paragraphe qui précède n’est pas dans la première édition.
  3. Le mot français communauté, par lequel j’ai traduit le mot allemand Gemeinschaft, peut prêter aussi à la même équivoque que ce dernier ; mais c’était celui qui convenait ici le mieux en général. Celui de commerce, qui rendrait mieux le sens spécial dans lequel Kant emploie l’expression Gemeinschaft, ne pourrait être employé seul ou sans être déterminé par quelque autre. Aussi ai-je dû lui préférer le précédent, sauf à l’employer à son tour dans quelques cas où il se trouve précisément déterminé. J. B.
  4. Eine reale Gemeinschaft (commercium).
  5. Exponenten.